Fil d'Ariane
"Nous ne voulons pas imposer notre vision de la religion. Il n’y a pas un modèle à copier, mais des expériences, islamiques ou non, dont il faut s’inspirer". Quand Abderrazak Makri reçoit les journalistes de Jeune Afrique en juin 2018 à Alger, à moins d'un an d'une élection présidentielle à laquelle Abdelaziz Bouteflika compte se présenter pour la 5e fois, pas encore de Hirak et de rebondissement de l'histoire. Mais il présente déjà sa vision d'une politique islamiste loin des clichés obscurantistes. Les modèles de Makri à l'époque ? "Islamiques ou non", donc. Et de préciser : "Nous regardons ce qui se passe en Malaisie, en Turquie, au Vietnam, au Brésil ou en Pologne".
S'il est proche de la Confrérie des Frères musulmans, née en Egypte dans la première moitié du XXe siècle et épouvantail pour un certain nombre de chancelleries occidentales, le Mouvement de la société pour la paix (MSP) se présente plutôt sous les traits de démocrates-musulmans, à l'images des démocrates-chrétiens existant notamment en Europe du nord.
Cet islam politique-là ne me gêne pas parce qu'il n'est pas au-dessus des lois de la République.
Abdelmadjid Tebboune, président algérien
Le politologue Mansour Kedidir explique ainsi à l'Agence France-Presse que le MSP -et les quelques autres petits partis islamistes algériens- "se réclament d'un islamisme modéré et ne constituent pas de danger pour la démocratie dans la mesure où le système présidentiel dispose de suffisamment de moyens constitutionnels pour les dissuader". Le président Tebboune ne se fait d'ailleurs pas beaucoup de soucis, déclarant récemment à l'hebdomadaire français Le Point : "Cet islam politique-là ne me gêne pas parce qu'il n'est pas au-dessus des lois de la République, qui s'appliqueront à la lettre".
De part et d'autres de l'échiquier politique, un point semble faire consensus : pas question de rejouer le scénario du début des années 1990 débouchant sur l'annulation d'élections législatives en 1992 pour empêcher un triomphe électoral du Front islamique du salut (FIS) et débouchant finalement sur une guerre civile dont l'Algérie n'est jamais réellement relevée. Nous sommes désormais très loin du "l'islam, c'est la solution" brandie il y a trente ans. Y compris par le fondateur du MSP, Mahfoud Nahnah, figure incontournable de la vie politique algérienne, mort en juin 2003.
Opposant au FLN, le parti unique, dès les premières années de l'Algérie indépendante, Nahnah qui appartient à la confrérie des Frères musulmans, connaît la prison en 1965 quand il participe à une action de sabotage contre des poteaux électriques. Il passera quinze années derrières les barreaux avant d'être libéré en 1980, après la mort de Houari Boumédiène.
En 1982, Nahnah participe à un rassemblement d'islamistes à Alger, considéré comme la première intrusion de l'islamisme dans la vie politique algérienne. Il fonde quelques temps plus tard une association "culturelle, sociale et éducative", El Irchad wa el Islah (Orientation et réforme), outil d'influence de son parti politique naissant, le Mouvement de la société islamique (Hamas) qui deviendra en 1999 le MSP que l'on connaît aujourd'hui.
Les liens entre Nahnah et le Front islamique du salut (FIS) sont alors plus que tendus. Pas d'accord avec la stratégie du FIS, Nahnah sera accusé d'être un agent du pouvoir. Sa célèbre formule de "chouracratie", mélangeant la choura (assemblée islamique) et démocratie à l'occidentale lui vaudra l'hostilité des intégristes et des partisans de la démocratie.
► 6 décembre 1990, création du Mouvement de la société islamique (MSI ou Hamas) qui deviendra Mouvement de la société pour la paix (MSP) en 1999. Le mouvement, lié à la Confrérie des frères musulmans est fondé par Mahfoud Nahnah, qui restera son chef jusqu'à son décès en 2003.
► Après l'arrêt du processus électoral de 1992, Nahnah, qui a veillé à ce que son parti reste dans la légalité participe à l’élection présidentielle de 1995, où il arrive deuxième derrière le général Liamine Zeroual. En 1999, Nahnah ne peut pas se présenter pour n'avoir pas pu fournir l'attestation de participation à la guerre d'indépendance.
► 2003 : Mort de Mahfoud Nahnah. Aboudjerra Soltani lui succède à la tête du MSP et y reste jusqu'en 2013. Sous son mandat, le parti fait partie de l'alliance au pouvoir derrière le président Bouteflika et compte plusieurs ministres importants..
► 4 mai 2013 : Abderrazak Makri est le nouveau président du MSP. Médecin né en 1960, père de huit enfants, il se dit admirateur du président turc Recep Tayyip Erdogan. Le 13 juin 2021, il affirme que son parti a remporté les élections législatives anticipées qui ont eu lieu la veille.
Une ambiguïté qui coûte cher politiquement à Mahfoud Nahnah. Candidat malheureux aux présidentielles de 1995 et 1999 (lors de laquelle sa candidature est rejetée), son parti enregistre un score honorable aux législatives de 1997 avant de reculer en 2002. Après la mort de Nahnah, le Mouvement de la société pour la paix va offrir à partir de 2004 et pendant 8 ans, un soutien indéfectible au pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika.
Mais à l'approche des législatives de 2012, l'heure est à la prise de distance. Ainsi, en janvier, le MSP annonce quitter l'alliance présidentielle, tout en maintenant quatre ministres dans le gouvernement. A une journaliste de Radio France Internationale qui lui demande si ce demi-départ ne revient pas à "ménager la chèvre et le chou", Abderrazak Makri, alors numéro deux du parti, parle d'une "décision difficile" et appelle Abdelaziz Bouteflika à mettre en place un gouvernement de "technocrates auquel le MSP ne participera pas", afin de préparer l'échéance électorale.
Jeune Afrique raconte comment, cinq ans plus tard, après les législatives de 2017 remportées par le tandem habituel FLN-RND, le Premier ministre d'alors, Abdelmalek Sellal proposera à Makri de revenir au sein de l'alliance.
Refus poli du désormais président du MSP qui soumettra toutefois l'idée au conseil consultatif de son parti, tout en menaçant de démissionner si "des opportunistes qui roulent pour leurs propres intérêts" acceptent l'invitation du Premier ministre.
Les Algériens ont changé et nous avec. Nous devons être au diapason.
Abderrazak Makri, président du MSP (islamiste)
Le calcul politique Abderrazak Makri, médecin de 61 ans, père de huit enfants et jeune grand-père, semble aujourd'hui avoir été le bon. Dans ses interventions publiques, celui qui se défend d'appartenir à la rigoriste confrérie des Frères musulmans ne fait aucune mention à la charia, préférant parler de la crise économique qui frappe l'Algérie, notamment depuis la chute du cours du pétrole. Toujours à Jeune Afrique, il explique que "les Algériens ont changé et nous avec (...) les mentalités ont évolué des générations sont parties; d'autres sont arrivées avec de nouveaux défis, de nouveaux besoins et de nouvelles visions du monde. Nous devons être au diapason".
S'il a pris soin de gommer les références religieuses de son discours, Abderrazak Makri s'est également appliqué au cours des dernières années à faire le ménage au sein de son parti. Le MSP a, en effet, été éclaboussé par quelques scandales retentissants lors de sa participation au pouvoir. L'une des anciennes figures, Amar Ghoul, ministre pendant plus d'une décennie, est ainsi mis en cause dans une affaire de commissions occultes en marge du chantier titanesque de l'autoroute Est-Ouest. Interrogé par Jeune Afrique, Makri reconnaît n'avoir pas été "assez critique sur de nombreuses questions liées à la gouvernance, au gaspillage ou aux affaires".
Celui qui ne cache pas son admiration pour le turc Recep Tayyip Erdogan ou le malaisien Mahathir Mohamad entretient toutefois, à l'image de Nahnah autrefois, certaines ambiguités. S'il surfe incontestablement sur le Hirak et son rejet du "système", Abderrazak Makri se veut pourtant acteur de l'agenda politique dicté par ceux qui incarnent aujourd'hui le système.
Le MSP a, certes, refusé de prendre part à la présidentielle qui a conduit Abdelmadjid Tebboune au pouvoir fin 2019 et a refusé de soutenir l'un des candidats, mais Abderrazak Makri -dont le parti est la principale formation d'opposition- a rapidement accepté l'offre de dialogue adressée par le nouveau président, en expliquant que, pour le MSP, "notre devoir national et le devoir des autres est de donner au nouveau président la chance de réussir (...) sa réussite étant dans l'intérêt de l'Algérie et de l'ensemble des Algériens, qu'ils aient participé au scrutin ou pas, qu'ils aient voté pour Tebboune ou pas".
Dans cette dynamique, le MSP a participé fin octobre 2020 au référendum sur la nouvelle constitution. S'il s'agissait pour lui de voter contre un projet jugé trop "laïc", la seule participation était alors, pour une grande partie de l'opposition, un blanc-seing donné à un système désormais honnis.
Légaliste toujours, le MSP a participé ce dimanche 12 juin aux élections législatives afin de "contribuer au changement", tandis que la plupart des électeurs renonçaient à se rendre aux urnes et de prendre part à ce que le Hirak, l'opposition laïque et de gauche qualifiaient de "mascarade électorale".