Moins d'un an après avoir refusé son aide au régime agonisant de François Bozizé, la France, alarmée par l'effondrement du pays menaçant la stabilité régionale, se résout à l'envoi de troupes en Centrafrique. Plus que celui du Mali souvent évoqué, le contexte d'affrontements inter-communautaires et d'environnement social dégradé évoquent, comme les mots employés à tort ou à raison, le souvenir du Rwanda.
«Nous demandons à nos cousins français et aux États-Unis, qui sont des grandes puissances, de nous aider à repousser les rebelles sur leurs positions initiales ». C'était il y a près d'un an, sur la place principale de Bangui. François Bozizé, alors président de la République centrafricaine implorait la France et les États-Unis de l'aider à repousser les forces rebelles de la Seleka qui menacent la capitale, Bangui. Coalition composite formée en 2006, la Seleka (« Alliance » en Songo, l'une des langues nationales) est parvenue à s'emparer au mois de décembre de plusieurs villes. Bangui n'est plus très loin. Si elle demande à l'armée régulière de déposer les armes, la rébellion tarde à s'emparer de la capitale, jugeant inutile de livrer bataille alors que « le président a déjà perdu le pays. ».
« Ce temps-là est terminé »
Ultime allié régional de ce dernier : le Tchad. Il avait aidé Bozizé à s'emparer du pouvoir en 2003, à le garder en 2010. Cette fois, il y met nettement moins d'enthousiasme. Refusant de le soutenir explicitement. N’Djamena souligne que ses troupes se cantonneraient, au plus, à un rôle d’interposition. Ex-puissance coloniale, la France n'est guère plus allante. Elle possède pourtant depuis longtemps une importante base militaire en Centrafrique et son rôle politique, en dépit de ses pudeurs, y demeure prudent mais actif. Bozizé espère encore pouvoir la mobiliser ; une partie de la population comprend mal ses réserves. A Bangui, plusieurs centaines de partisans du régime manifestent aux abords de son ambassade pour dénoncer sa passivité. C'est pourtant une fin de non-recevoir que lui adresse François Hollande ce 27 décembre. «Si nous sommes présents, ce n’est pas pour protéger un régime, c’est pour protéger nos ressortissants et nos intérêts et en aucune façon pour intervenir dans les affaires intérieures d’un pays», précise t-il devant la presse, insistant : «Ce temps là est terminé». Trois mois et une tentative avortée de « gouvernement d'union nationale » plus tard, les rebelles prennent Bangui sans presque coup férir. Bozize s'enfuit à l'étranger. Le leader de la Seleka Michel Djotodia, ancien diplomate formé en Russie, s'autoproclame «Président» du pays, secondé par … le Premier ministre sortant, Nicolas Tiangaye. Il apparaît en fait rapidement que nul ne gouverne. La capitale est soumise aux pillages dont on constate vite qu'ils ne sont pas les débordements d'une soldatesque enthousiaste ou même affamée, mais la marque des nouveaux maîtres. Dans un climat d'indiscipline qui se généralise au lieu de se résorber, les exactions et l'insécurité dans les villes comme dans les campagnes finissent par déboucher sur la créations de milices d'autodéfense, (dites « antibalakas », « anti-machettes »). Au fil des mois, elles se fédèrent en une sommaire petite armée.
Polarisation
Plus grave encore : le chaos engendre une polarisation religieuse inédite dans un pays pourtant habitué à l'instabilité et aux tensions. Sans être aucunement « djihadiste », la rébellion s'appuie sur des troupes venues surtout du nord-est musulman du pays, voire sur des éléments tchadiens ou soudanais, alors que la RCA est très majoritairement chrétienne et animiste. Les exactions de part et d'autre creusent le clivage. Débordé, le nouveau pouvoir de Bangui s'avère incapable de maîtriser – malgré leur désarmement officiel – les troupes qui l'ont porté au pouvoir, devenues plutôt des hordes où se côtoient anciens rebelles et bandits opportunistes. Ils ne sont pas les seuls à échapper à son contrôle. L'extrême nord du pays est un trou noir dépourvu d'infrastructures et d’État, de même que l'est où opèrent des éléments ougandais à la poursuite de Joseph Kony, chef de la mystique « Armée de résistance du seigneur » dont la tête est mise à prix par Washington. Dans ce contexte d'effondrement général, la France réitère sa réticence à jouer les gendarmes, et exhorte les États africains à fournir des troupes. En juillet, l'ONU entérine la création par l'Union africaine d'une force de 3600 hommes (la MISCA, Mission Internationale de Soutien à la République Centrafricaine succédant à la MICOPAX, Mission pour la consolidation de la paix), dont il s'avère cependant qu'elle ne sera opérationnelle que … l'an prochain. Au mois d'août, les 15 membres du conseil de sécurité de l'ONU se disent prêts à envisager « toutes les options possibles pour stabiliser le pays ». Trois mois plus tard, l'un de ses hauts responsables, Amada Dieng met en garde contre un risque de « génocide », terminologie reprise par le département d’État américain qui parle de « situation pré-génocidaire », et désormais par la France qui, par la voix de son ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, voit la Centrafrique « au bord du génocide ».
Le poids des mots
Efficace en terme de sensibilisation, le terme fait tiquer nombre de spécialistes : « Depuis le Darfour, il y a une banalisation du terme “génocide”. La situation centrafricaine doit être décrite comme elle est. Derrière tous ces crimes il n'y a pas de projet, mais une montée du banditisme de grand chemin. Les violences inter-communautaires ont déchiré le peu de tissu social qui restait. Cela peut tuer beaucoup de gens, ça n'en fait pas un génocide. » fait ainsi remarquer dans le Monde Roland Marchal, chercheur au Centre d'études et de recherches internationales. « On peut parler d'une stratégie criminelle de ces groupes, mais il n'y a pas de coordination entre eux, pas de planification. Le terme de “génocide” n'est pas adapté », estime pour sa part Jean-Marie Fardeau, directeur pour la France de Human Rights Watch. Justifiée ou non, cette dramatisation fonde en tout cas le nouveau choix de Paris, inverse de celui opéré un an plus tôt : elle interviendra, acheminant dès les derniers jours de novembre une part du millier d'hommes supplémentaires prévu sans attendre la résolution de l'ONU. L'opération « en appui de la MISCA » est supposée de courte durée, tout comme l'était, à l'origine, celle au Mali. L'analogie, pourtant, est abusive. Les rebelles ou miliciens perdus de Centrafrique ne sont pas les jihadistes sahéliens en guerre sainte pour une idéologie ou même un territoire, ce qui ne signifie pas que la tâche de "pacification" en sera plus facile. Les mille soldats français (dont la relève imminente par des troupes africaines ou onusienne relève un peu, ici comme là-bas, de l'espoir diplomatique) pour un territoire plus grand que la France n'auront pas à pourchasser des combattants visibles et relativement identifiés avec l'aide de l'aviation mais, sauf à ne sécuriser que quelques quartiers de Bangui, à affronter des situations locales complexes parfois aiguisées par des massacres déjà perpétrés. Et à l'inverse du Mali, même s'ils sont attendus avec un certain soulagement, ils ne seront pas accueillis partout par une foule enthousiaste arborant drapeaux français et portraits de François Hollande. L'histoire récente rappelle l'extrême danger pour l'ancienne puissance coloniale à intervenir au cœur d'une accumulation de haines croisées où son propre rôle, de l'indépendance à nos jours en passant en l'occurrence par le règne de l'empereur Bokassa, n'a pas toujours été marqué du sceau du désintéressement ou de l’ingénuité. Sans doute aujourd'hui largement galvaudé mais rimant si bien avec Centrafrique, le spectre de la « françafrique » rode toujours dans bien des esprits et ne tardera pas à être pointé si l'opération dure ou faillit. Bien plus effrayant, celui du Rwanda n'est pas très loin non plus, et la France, sans éviter le pire, s'y était embourbée.
L'intervention française
28.11.2013AFPL'armée française, qui doit intervenir militairement pour rétablir l'ordre en Centrafrique, a commencé jeudi à acheminer hommes et matériel vers Bangui à partir des pays voisins, en attendant une prochaine résolution de l'ONU. "Quelques rotations d'avions militaires français ont eu lieu ces dernières heures de manière rapprochée venant surtout du Gabon, pour acheminer des matériels", a affirmé à l'AFP une source aéroportuaire sous couvert d'anonymat. Par ailleurs, "de nombreux véhicules de patrouilles et de transport de troupes", notamment "des véhicules de l'avant blindé (VAB) et des véhicules blindés légers (VBL), sont arrivés du Cameroun par la route et ont été conduits directement au Camp militaire M'poko", la base de la force africaine en Centrafrique, a déclaré jeudi une source militaire centrafricaine. D'après cette source, "des missions de reconnaissance du terrain et des patrouilles mixtes sont effectuées en ce moment par des équipes constituées de légionnaires et des éléments faisant partie des 410 hommes déjà positionnés à Bangui". Le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian a annoncé mardi le déploiement prochain d'un millier de soldats pour rétablir l'ordre en Centrafrique, "pour une période brève, de l'ordre de six mois à peu près". L'opération en Centrafrique "n'a rien à voir avec le Mali", a-t-il dit. "Là, c'est l'effondrement d'un Etat et une tendance à l'affrontement confessionnel". Le ministère français de la Défense n'avait pas encore confirmé jeudi matin l'envoi d'éléments logistiques. L'opération française mobilisera au total environ un millier d'hommes, ce chiffre comprenant les 400 militaires déjà déployés sur place, selon le cabinet de M. Le Drian. Le volume des troupes est encore suceptible d'être modifié sur les instructions du président François Hollande, a-t-on précisé de même source. Une trentaine de militaires français du génie sont arrivés dès lundi sur l'aéroport de Bangui pour préparer ses installations à l'arrivée future de soldats français et africains, selon l'état-major des armées. Ils ont été acheminés par avions avec leurs engins lourds de chantier. La Centrafrique s'est enfoncée dans l'anarchie depuis le renversement, le 24 mars, du président François Bozizé par Michel Djotodia, chef de la coalition rebelle Séléka. M. Djotodia, devenu président de transition, a dissout la Séléka, sans pour autant réussir à rétablir l'ordre. Dans les rues de la capitale, les véhicules des forces françaises se font désormais plus nombreux et plus visibles. La présence de militaires français alimente les discussions et les espoirs sont grands de voir enfin les exactions cesser. "Je suis convaincu que la France ne va pas cautionner toutes ces exactions. Elle va mettre fin à tout cela et faire repartir la transition sur de nouvelles bases et un nouvel élan", a confié jeudi à l'AFP un ancien diplomate centrafricain sous couvert d'anonymat. "Arrêter la catastrophe" A Bangui comme dans l'arrière-pays, les crimes à répétition commis par d'ex-rebelles devenus des bandits impitoyables menacent de faire basculer le pays dans une logique de guerre civile. L'organisation Human Rights Watch (HRW) a dénoncé mardi soir à Paris la "stratégie criminelle" des groupes armés en Centrafrique, à l'origine de razzias et de meurtres, sans parler pour autant d'un risque de génocide, "un terme pas adapté" à la situation, selon l'ONG. Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius a lui précisé devant la presse qu'il "s'agit d'arrêter la catastrophe en République centrafricaine et de reconstruire un pays qui n'existe plus", évoquant "une situation de non Etat, d'implosion, qui risque d'avoir des conséquences sur les pays voisins". Paris a soumis lundi au Conseil de sécurité de l'ONU un projet de résolution visant à renforcer la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (Misca) déjà présente, avec la perspective de la transformer en force de maintien de la paix de l'ONU. Le texte proposé par Paris pourrait être adopté la semaine prochaine, a estimé l'ambassadeur français à l'ONU Gérard Araud. La résolution prévoit la mise en place d'un fonds de soutien à la Misca, qui compte 2.500 hommes, sur un total prévu de 3.600, mais peine à atteindre son effectif plein et manque de moyens. Tout en réclamant "l'application rapide des accords de transition" en Centrafrique, avec dans la foulée des élections libres et équitables, le projet de texte "autorise les forces françaises" présentes dans le pays à "prendre toutes les mesures nécessaires pour soutenir la Misca".