La Côte d'Ivoire est coupée en deux, déchirée entre ses deux présidents, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, qui se disputent le pouvoir. Les divisions commencent à se faire jour jusque dans les lieux de culte... Les déplacements de population désorganisent la capitale, Abidjan. Reportage.
« On nous surnomme désormais ‘‘Y voir double’’, parce que notre vie est partagée entre deux camps », affirme David Goré Bi avec un brin d’humour. Pourtant même si cet agent de poste trouve le moyen de sourire, il est conscient que la situation se complique chaque jour un peu plus. Aujourd’hui la Côte d’Ivoire marche en deux temps. Deux présidents, deux premières dames, deux gouvernements, deux armées, deux télés. Et désormais toute la vie en société et le quotidien des Ivoiriens se fait au rythme de cette diarchie. Alain Kossagnon comme tous les matins se rend en cours. Pour cet étudiant en droit dans une université privée d’Abidjan, la situation actuelle n’affecte pas trop ses études. «J’habite la commune de Cocody et mon école se situe dans la même zone». Comme à Cocody, certains quartiers (plutôt chics) échappent aux violences que connaissent d’autres zones. Ici, les riverains continuent de vaquer à leurs occupations. «Tous les soirs je vends du poulet. C’est vrai que le nombre de clients a baissé mais c’est plutôt calme par ici », explique Dame N’Goran vendeuse de nuit à la Riviera2 un quartier chic de la commune. Au Plateau, centre des affaires, c’est toujours la même ambiance. Le même monde, le même brouhaha, les vendeurs qu’on retrouve dans les mêmes coins. «Surtout qu’en ce début de mois certaines banques ont commencé à payer les fonctionnaires », souligne un vigile.
Scène de rue à Koumassi. Ce quartier du sud d'Abidjan a été le théâtre d'affrontements violents entre pro-Gbagbo et pro-Ouattara.
DR
Mais ce décor presque parfait d’une capitale ordinaire, ne rime pas avec ce qui se passe à Abobo, Treichville, Adjamé ou même Koumassi. Dans ces quartiers populaires, les marques des troubles de ces derniers jours sont encore bien visibles. Bitumes noircis par les pneus brûlés, magasins saccagés, rues abandonnées, écoles fermés. On est bien loin du paysage des beaux quartiers. À Abobo, dans le nord d’Abidjan, la peur et la crainte envahissent les habitants qui y sont encore. Les affrontements à l’arme lourde entre les forces de défense et de sécurité et des soldats appelés « Commandos invisibles » ont fait fuir de nombreuses familles. Les routes sont bondées de personnes qui parcourent des kilomètres pour rejoindre d’autres quartiers relativement plus calmes.
Le témoignage d'un habitant d'Abobo
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...
Ceux qui sont restés évitent de trainer dehors. «C’est difficile à vivre. Au moindre coup de feu, on se dit que tout peut arriver», affirme craintif Paulin Achi, marié et père de deux enfants. A Abobo, les jours (et les nuits) se suivent et se ressemblent depuis quelques mois. «Le matin ce sont des coups de feu ou des ballets de voitures d’hommes en armes et la nuit c’est le couvre feu», témoigne une étudiante qui a quitté la commune.
Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan, n’a pas connu la même intensité d’affrontements comme à Abobo. Mais elle subit fortement les déplacements des réfugiés internes. «De plus en plus il y a du monde qui vient. Le nombre de personnes dans les maisons a quasiment triplé. Par solidarité les personnes ont accueilli leurs connaissances», raconte un habitant du quartier « Maroc ». Dans les écoles, on s’organise pour recevoir les élèves qui viennent des villes de l’intérieur du pays mais aussi des autres communes d’Abidjan. «A quel taux de réussite peut-on s’attendre avec des classes surpeuplées ?», se demande Monsieur Gnaoré, responsable de classe et directeur de l’école primaire puplique Sicogi Antenne 1-2-3. A titre d’exemple le nombre d’élève de la classe du CM2 (cours moyen 2e année) est passé à 90 pour un seul instituteur. SYMPHONIE RELIGIEUSE EN DEUX MESURES La religion n’a pas échappé à cette division sociale. Chez les musulmans comme chez les chrétiens on est autant partagés entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. Tout commence avec l’église catholique. Au début de la crise, des voix s’élèvent pour « reconnaître la victoire de Laurent Gbagbo ». Dans une déclaration publiée lundi 3 janvier dernier, les évêques de Côte d’Ivoire donnent leur position sur la crise sociopolitique : « Cherchons à sauvegarder et à préserver la dignité et la souveraineté de notre pays en respectant et en faisant respecter ses institutions dans le dialogue vrai et dans la concertation fraternelle. Quand il s’agit de choisir entre la Côte d’Ivoire et les ennemis de la Côte d’Ivoire, nous choisissons la Côte d’Ivoire » écrivent les évêques. En appelant à « respecter les institutions » et à « préserver la souveraineté » de la Côte d’Ivoire, le clergé catholique laisse entendre qu’il faut s’en tenir au verdict prononcé par le Conseil constitutionnel, lequel donne gagnant le président sortant Laurent Gbagbo. Mais quelques jours plus tard, Mgr Jean Salomon, l’ancien évêque du diocèse d’Odiénné (nord) et par ailleurs l’un des responsables d’une paroisse de Yopougon (réputé bastion de Gbagbo), se désolidarise. Lui, qui est supposé s’aligner sur la position de ses pairs, choisi de se démarquer de la voix officielle de l’église catholique. Une déclaration pour le moins fracassante, dans laquelle l’homme de Dieu met en doute la victoire du président Laurent Gbagbo, la crédibilité du Conseil constitutionnel et rejette l’idée d’ingérence de l’Onu dans la cuisine intérieure des Ivoiriens. L’église commence à se diviser. Au plus haut niveau, les autorités ecclésiastiques limitent désormais les déclarations et les apparitions dans la presse « pour ne pas semer plus de confusion dans la tête des fidèles » selon l’Abbé Jean d’une communauté religieuse à Abidjan. «Notre rôle c’est de prier et non autre chose», ajoute t-il.
Des fidèles lors de la fête du Maouloud, qui marque l'anniversaire de la naissance du prophète Mahomet.
Quelques mois plus tard, c’est la fête du Maouloud qui voit éclore une polémique entre deux leaders religieux autour du calendrier lunaire musulman. Le Conseil National islamique (Cni) par la voix de son président Idriss Koudouss annonce que la nuit du 14 février sera dédiée à la prière. A sa suite le gouvernement Gbagbo décrète le lendemain journée « férié ». Les musulmans se rendent le soir même dans les mosquées pour la veillée. «On sentait bien une tension entre les gens. Des discussions autour de la crise», se souvient Aboubakar, jeune musulman de 26 ans. A Marcory où il vit, il a fait deux veillées. Deux ! Parce que le lendemain mardi 15 février, le Conseil supérieur des Imams (Cosim) annonce que la nuit sera dédiée à la « vraie » prière du Maouloud. De son côté, le gouvernement de Ouattara décrète la journée du mercredi 16 fériée. Un jour de congé qui ne sera pas fortement suivi vu les appels à la reprise du travail lancé par le camp du président sortant. Aujourd’hui, la communauté religieuse chrétienne et musulmane est silencieuse mais les divisions grandissent au fil des jours, des fêtes et des rassemblements de prières. «Souvent tu entends des gens prier Dieu pour que Gbagbo reste et juste à côté tu entends un autre prier pour que Ouattara prenne le pouvoir», raconte avec un sourire moqueur Alexandre P. Il est chrétien évangéliste. La souffrance des populations ivoiriennes, prises entre deux feux, grandit de jour en jour. Pénurie de médicaments, prix des denrées alimentaires élevés, chômage technique et licenciement dans les entreprises. «C’est une partie de ping pong entre Gbagbo et Ouattara et la balle… c’est nous ! », ironise un journaliste.