Fil d'Ariane
En Côte d’Ivoire comme dans la plupart des pays francophones d’Afrique subsaharienne, il n’est pas rare de s’entendre dire : les gens ne lisent pas. Une affirmation un peu hâtive qui ne résiste pourtant pas à l’épreuve des faits. « S’il n’y avait pas de lecteurs en Côte d’Ivoire, nous confie Brahima Soro, responsable du pôle librairie au sein de « Librairie de France Groupe », nous n’existerions pas depuis 83 ans [Entreprise la plus importante du secteur, la librairie de France a été créée en 1938, en pleine période coloniale, par le Français Raoul Barnoin, NDLR]. Mais ce qui conforte cette idée reçue c’est que nos populations sont essentiellement issues d’une tradition orale. Pourtant, la réalité c’est que les Ivoiriens n’ont pas accès au livre. La Côte d’Ivoire c’est 322 462 km², or « Librairie de France Groupe » ne dispose que de 11 magasins sur l’ensemble du territoire, et nos concurrents ne sont pas plus présents. »
Dans la plupart des villes africaines, les librairies sont rares. L’on trouve plus facilement toutes sortes de boutiques, de magasins et de points de réjouissances à tous les carrefours des zones urbaines. En revanche, pour trouver une librairie, c’est en général un parcours du combattant. Ceci n’empêche pas de nombreuses initiatives publiques ou privées d’éclore, afin de pallier les difficultés d’accès au livre et de développement de la lecture. Et c’est d’ailleurs pour tordre le cou à ce stéréotype qui veut que les Ivoiriens ne lisent pas que le collectif « Abidjan lit » a été créé en 2016 par cinq « Littéreux » comme ils se désignent eux-mêmes ; un néologisme qui traduit leur passion commune pour la littérature.
Tous les deux mois, dans un lieu différent - une galerie d’art, le siège d’un journal, un espace de travail partagé…- les Littéreux invitent les amoureux de la lecture, mais aussi ceux qui n’aiment pas lire, à des discussions autour d’une thématique choisie à l’avance et de livres qui peuvent l’illustrer. A chaque réunion que les membres du collectif appellent chapitre, la petite assemblée s’installe en cercle autour de sa marmite de kedjenou littéraire. Dans cette véritable casserole fabriquée à partir de l’aluminium récupéré, l’on ne trouve pas du kedjenou au sens propre, une recette de ragout à la viande ou au poisson, très populaire en Côte d’Ivoire et dans toute l’Afrique de l’Ouest, mais des livres en lien avec le thème en débat et dont des extraits rythmeront les échanges.
Chacun des ouvrages peut être emprunté par ceux qui le souhaitent, puis être rapporté par la suite. En réalité, ils ne reviennent pas toujours. Ce qui fait dire à Edwige-Renée Dro, traductrice, écrivaine et co-fondatrice du collectif : "Les livres c’est comme les maris, on ne les prête pas, on les donne !" Outre la volonté de faire découvrir les plaisirs de la lecture au plus grand nombre, les Littéreux se sont donnés pour mission de sortir le livre de toute forme d’intellectulisation. Et si les membres du collectif reconnaissent les difficultés de l’accessibilité du livre, mais aussi la nécessité d’initier le plus tôt possible la jeunesse aux plaisirs de la lecture, ils veulent tordre le cou aux clichés selon lesquels les gens ne lisent pas en Côte d’Ivoire.
« Quand on se balade à Abidjan, souligne Edwige-Renée Dro, on voit des gens qui font la titrologie. Ils n’ont pas besoin de s’asseoir dans une bibliothèque, ils ne sont pas là pour intellectualiser, ça c’est leur manière de lire. Nous, nous savons que nous aimons lire et que beaucoup de gens sont comme nous. Mais la manière de lire est peut-être différente. Parce que quand on voit la titrologie, les gens vont lire les titres de journaux et s’ils ont de l’argent, ils vont louer le journal et commenter l’actualité. » En mars 2020, quatre ans après la création du collectif « Abidjan lit », Edwige-Renée Dro fonde à Yopougon, commune populaire d’Abidjan et la plus grande du pays, une bibliothèque consacrée exclusivement aux écritures féminines d’Afrique et du monde noir.
Cet espace de lecture où le prêt de livres n’est pas pratiqué, est ouvert à tous les publics à partir de treize ans environ, moyennant des frais modiques : 200 francs CFA par heure, soit un peu moins de 31 centimes d’euros. Et pour contribuer à faciliter la circulation du livre sur le continent, le collectif « Abidjan lit » a contacté en mai dernier les responsables de la filiale africaine de la société de transport DHL, dont le siège se trouve en Afrique du sud. Les discussions qui sont en bonne voie, portent sur la réduction des coûts de transport des livres. « J’ai des copains au Nigeria qui envoient des ouvrages très facilement en Afrique du sud, au Kenya… et ça arrive vraiment facilement, avec des coûts très faibles », précise Edwige-Renée Dro.
Soucieux de contribuer au développement de la chaîne du livre et à son accessibilité, les membres du collectif « Abidjan lit » plaident aussi pour une meilleure sensibilisation des écrivain.e.s à l’élaboration judicieuse de leurs contrats d’édition. Il s'agit ici d’inciter autant que faire se peut les auteur.e.s à conserver leurs droits africains, à l’instar de l’écrivaine camerounaise Hemley Boum pour son dernier roman « Les jours viennent et passent », paru aux éditions Gallimard. L’édition originale de ce très beau texte est vendue en Côte d’Ivoire à 17 900 Francs CFA [soit un peu plus de 27 euros], quand sa version locale, publiée par les éditions Eburnie, ne coûte que 3000 Francs CFA [soit 4,57 euros].
Dans le même ordre d’idées, Marjorie Amoussou-Diallo, avocat et écrivaine, déplore elle aussi le coût souvent exorbitant des livres et leur inaccessibilité. En octobre 2020, elle a lancé l’Afro Book Box, des coffrets dans lesquels l’on trouve les littératures africaines et des diasporas noires. Les box sont constituées par thématique. Chacune contient notamment des livres de poche et une petite brochure de présentation du thème qu’ils illustrent. Les prix des coffrets sont proportionnels à ceux des livres qu’ils contiennent et varient en général entre 16 000 Francs CFA et 8 000 Francs CFA [soit 24,37 euros et 12,18 euros]. Les commandes se font en ligne sur la page Facebook de l’Afro Book Box, ensuite les lecteurs reçoivent leurs coffrets grâce au service de livraison de la boutique.
« J’ai remarqué que les Ivoiriens aiment beaucoup lire les polars, précise Marjorie Amoussou-Diallo, donc j’en ai beaucoup qui le commandent. Il m’arrive même d’en commander directement en France par exemple, pour satisfaire nos lecteurs. » Des opérations difficiles et coûteuses qui reposent sur le seul engagement de cette militante passionnée de littératures africaines. Elle s’appuie sur ses propres voyages en France, comme sur ceux de ses proches, pour acquérir les livres sur les sites internet de ventes d’ouvrages d’occasion. Autre difficulté : l’absence de réédition de la plupart des ouvrages publiés par les auteur.e.s africain.e.s. La difficulté est encore plus grande lorsque ces textes ne sont pas publiés en poche. Car dans ce cas, même lorsqu’ils sont vendus d’occasion, ils coûtent relativement chers.
Et l’ouverture de magasins comme la FNAC dans certaines capitales d’Afrique francophones peine actuellement à combler un tel manque. Leurs rayons consacrés aux littératures africaines sont en effet faméliques. « Dans ces magasins, glisse Marjorie Amoussou-Diallo, on a bien sûr les best-sellers. Mais tous les livres qui peuvent vraiment permettre d’avoir une culture ne sont pas là. La littérature africaine ce n’est pas seulement Alain Mabanckou que l’on trouve souvent parmi les têtes d’affiche ; ou encore certains de nos auteurs ivoiriens. » En Côte d’Ivoire, ces difficultés de la chaîne du livre traduisent la prégnance des nombreuses péripéties que celle-ci a subies depuis l’indépendance du pays.
Très tôt en effet, dès 1961, Félix Houphouët-Boigny, premier président ivoirien, au pouvoir jusqu’en 1993, crée le CEDA, Centre d’édition et de diffusion africaine, une maison d’édition dont la vocation était de conduire une politique pour le livre scolaire, mais également pour la littérature générale. Onze ans plus tard, en 1972, Houphouët-Boigny s’allie avec les présidents sénégalais Léopold Sédar Senghor et le togolais Gnassingbé Eyadéma, pour fonder les NEA, les Nouvelles Editions Africaines, avec un bureau dans chacun de leur pays. Pour les autorités ivoiriennes d’alors, les éditions CEDA et NEA sont un appui au secteur scolaire, et leurs bénéfices doivent soutenir la littérature générale, beaucoup moins lucrative.
Par ailleurs, le président Félix Houphouët-Boigny décide non seulement de consacrer 43% de son budget à l’éducation, mais aussi de construire un grand nombre de lycées et collèges dotés chacun d’une bibliothèque. Le but : permettre aux élèves et aux populations dans leur ensemble, de se rapprocher du livre et donc de la lecture. Durant près de deux décennies, ces initiatives vont permettre à la chaîne du livre de disposer de bases relativement solides dans le pays. A l’époque, le secteur de l’éducation se porte si bien que les libraires par exemple vont faire de très bonnes affaires. Malheureusement, tout cet héritage s’affaisse à partir de 1980, lorsque la Côte d’Ivoire et un certain nombre de pays africains sont entrés dans un long cycle de sècheresse.
« Pour les gens de ma génération, témoigne Henri Nkoumo, directeur du livre, des arts plastiques et visuels au ministère ivoirien de la Culture, il y a un terme qui avait cours, c’est celui de délestage. Car les barrages hydroélectriques s’étaient asséchés, et il n’y avait pas suffisamment d’électricité. Et au cours de cette même période, la Côte d’Ivoire devait faire face au rééchelonnement de sa dette extérieure. Et puis les cours du café et du cacao s’étaient totalement effondrés. La conséquence est que les écoles publiques qui avaient une moyenne de 45 élèves, ont commencé à accueillir un plus grand nombre d’enfants, car on ne construisait pratiquement plus de nouveaux établissements, du fait de l’insuffisance des ressources. »
Avec la mort, en 1993, du président Félix Houphouët-Boigny, et l’instauration du multipartisme, la Côte d’Ivoire rentre dans un cycle de turbulences socio-politiques dont l’une des nombreuses conséquences est ce qu’on appelle dans les milieux scolaires les années blanches. La dévaluation du franc CFA en 1994, et surtout le coup d’Etat militaire de décembre 1999, achèvent de mettre à genoux une économie à bout de souffle. Dans la foulée, l’école s’est effondrée et nombre de librairies qui avaient pignon sur rue ont fini par fermer leurs portes les unes après les autres. En 2000, l’arrivée au pouvoir du président Laurent Gbagbo et surtout la crise politique qui va conduire à la scission du pays deux ans plus tard, entre un nord aux mais des rebelles et un sud loyaliste, aggrave encore davantage la situation.
« En novembre 2004, se souvient Henri Nkoumo, il y avait ce qu’on appelait un sentiment antifrançais du fait des attaques perpétrées par les avions de Gbagbo dans un certain nombre de zones du nord de la Côte d’Ivoire. L’une des conséquences c’est la mort des soldats du camp militaire de Bouaké [l’un des fiefs de la rébellion à l’époque, NDLR]. Et du 6 au 7 novembre 2004, lorsque la France a réagi en détruisant les aéronefs du président Gbagbo, en 24h, le groupe La librairie de France, qui est le réseau de librairies le plus important du pays, a perdu 24 de ses boutiques. » La quasi-guerre civile que vit alors le pays n’entraîne pas seulement l’affaiblissement de l’école, elle provoque également le déplacement massif des élèves des régions nord et ouest occupées par les rebelles, vers la capitale économique Abidjan ou le sud du pays.
Au sortir de cette crise politique dévastatrice en 2011 [fin du régime Gbagbo et arrivée au pouvoir du président Alassane Ouattara, NDLR], un constat implacable est établi par la conférence des ministres de l’éducation de l’OIF, l’Organisation Internationale de la Francophonie : la Côte d’Ivoire fait partie des pays dont les élèves peinent à lire et à écrire convenablement au terme du CM2. Depuis, les autorités ivoiriennes s’attèlent à reconstruire toute la chaîne du livre. C’est la raison pour laquelle le ministère de la Culture à relancer le SILA, le Salon international du livre d’Abidjan, interrompu en 2004. Ce dernier avait été créé en 1999 grâce au soutien financier des éditions CEDA et NEA, avec pour objectif de contribuer au rayonnement de la littérature générale.
Et pour remédier aux problèmes de lecture et d’écriture des élèves des classes primaires, le ministère de la Culture a lancé en 2013 les journées du livre pour enfant, dont le dispositif a débouché deux ans plus tard sur le salon du livre pour enfants et adolescents. Si l’essentiel du travail de promotion du livre et donc de la lecture repose en principe sur les autorités ivoiriennes, notamment à travers les ministères de la Culture et de l’Education, il faut souligner le rôle historique joué dans ce domaine par des institutions étrangères telles que l’Institut français, le Centre culturel américain ou encore le Goethe-Institut. « Il faut savoir que ces structures ont d’abord pour vocation de faire la promotion de leurs cultures, précise toutefois Henri Nkoumo. Mais il ne faut pas nier que, présentes en Côte d’Ivoire et dans la plupart des pays africains, ces structures conduisent des politiques qui mettent en valeur certains aspects de la vis de ces pays-là. Je sais que l’Institut français, pendant longtemps, était le principal espace de vie du livre en Côte d’Ivoire. »
Le Goethe-Institut revendique cependant une ligne quelque peu différente ; leurs programmes et leurs projets affirment-ils, privilégient les échanges interculturels. « Notre objectif est de soutenir la scène locale, souligne N’Zi Kouassi Alexandre Dieu-Donné, coordinateur des programmes culturels du Goethe-Institut Côte d’Ivoire, de promouvoir les échanges avec des professionnels de la culture et partenaires allemands et d’approfondir le dialogue panafricain. D’ailleurs, la bibliothèque propose un large éventail d’informations et de médias en allemand et en français bien entendu sur l’Allemagne mais aussi sur l’Afrique et dans notre cas sur la Côte d’Ivoire, puisque nous veillons à ce que le pont établi entre l’Allemagne et la Côte d’Ivoire soit non seulement « emprunté » mais et surtout « entretenu » ; en témoignent au passage l’ensemble de nos collaborations avec un éventail très large des acteurs du secteur en Côte d’Ivoire. »
Depuis sa création en 2004, la caravane du livre, une initiative de l’AILF, l’Association internationale des libraires francophones, portée par l’Association des libraires de Côte d’Ivoire, tente également de démocratiser le livre, de le rapprocher des populations, surtout celles qui résident dans les zones éloignées des centres-villes. Il s’agit donc ici de sortir des murs des librairies ou des bibliothèques, pour aller à la rencontre du lecteur dans son milieu, qui peut être son lieu de vie scolaire ou tout autre endroit où il a ses habitudes, mais sans un accès facile au livre. Partout où elles sont déployées, les caravanes du livre bénéficient du soutien financier du CNL, le Centre national du livre, un établissement public qui est sous la tutelle du ministère français de la Culture.
Une fois par an, en général au mois de novembre, après la rentrée scolaire, la caravane du livre ivoirienne est lancée à Abidjan durant une ou deux journées, avant de s’ébranler en région pendant un peu moins de quinze jours, sur un itinéraire choisi à l’avance par l’ALCI, l’Association des libraires de Côte d’Ivoire. En dehors du financement du Centre national du livre, l’ALCI travaille en collaboration avec les autorités locales.
« Quand nous décidons d’aller par exemple à l’ouest du pays, précise Brahima Soro, responsable du pôle librairie au sein de « Librairie de France Groupe » et administrateur de l’AILF, comme ça été le cas pour notre dernière caravane en 2019, nous sollicitons l’adhésion du préfet de région, du conseil régional, de la direction régionale de l’enseignement scolaire, ainsi que les lycées et collèges locaux. On ne travaille pas seulement avec des livres importés ; on associe à l’opération l’association des écrivains ivoiriens qui met à notre disposition 6 ou 7 auteurs du cru, l’association des éditeurs ivoiriens aussi, qui nous accompagne avec du stock, à condition que les livres soient vendus à moitié prix. »
Dans le registre des initiatives portées par la société civile, l’une des dernières à Abidjan concerne l’association « Notre boîte à livres », fondée en février 2019 par la journaliste et bloggeuse Rita Dro. Pour cette organisation qui compte aujourd’hui une vingtaine de membres, bénévoles compris, il s’agit de promouvoir la lecture à travers l’installation de micro-bibliothèques dans les communes et les quartiers de Côte d’Ivoire, afin de permettre aux enfants, mais aussi aux adultes, d’avoir un accès gratuit aux livres. Chaque communauté qui reçoit une boîte à livres est autonome et libre de fixer les règles de surveillance de cette dernière à sa guise. Les grands principes qui régissent leur fonctionnement sur l’ensemble du territoire restent néanmoins les mêmes : la gratuité et la disponibilité.
Les personnes qui souhaitent lire, n’ont qu’à se rendre à la boîte à livres, à se servir et à ramener le livre s’ils en ont envie. Tous ceux qui possèdent des livres et qui veulent les partager, peuvent aussi les déposer dans la boîte et en prendre d’autres si le cœur leur en dit. L’association « Notre boîte à livres » met davantage l’accent sur le jeune public. « Le plaisir de la lecture n’est pas inné chez les jeunes, affirme Rita Dro. Nous voulons donc cultiver ce plaisir de la lecture afin de la sortir de l’obligation scolaire. Nos livres sont donc majoritairement des livres de littérature générale. Il y a aussi chez nous la volonté de promouvoir la culture ivoirienne et les cultures africaines en général. Et c’est ce que nous faisons dans nos ateliers. »