En Guinée, "on a créé les conditions pour que le coup de force soit perçu comme légitime"

Analyse. En Guinée, peu de voix s'élèvent depuis le dimanche 5 septembre pour regretter le coup d'Etat qui a évincé Alpha Condé du pouvoir. L'opposition voit même d'un bon oeil la démarche du Colonel Mamady Doumbouya. Quant aux sanctions de la Communauté économique des Etats ouest-africains (Cédéao), elles semblent de pure forme. Pour Gilles Yabi, fondateur du groupe de réflexion sur la démocratie WATHI, Alpha Condé avait créé toutes les conditions pour que survienne ce coup d'Etat qui n'a, au fond, rien d'une surprise.
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Guinée junte devant drapeau images RTG via AP
Le colonel Doumbouya salue le drapeau guinéen le mardi 7 septembre 2021 à Conakry. Deux jours plus tôt, il a mené un coup d'Etat contre le président Alpha Condé.
© Radio Television Guinéenne via AP
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TV5MONDE : En tant qu'observateur des situations politiques en Afrique de l'Ouest, diriez-vous que ce qui s'est passé en Guinée le 5 septembre signifie que le coup d'Etat est devenu une option politique ?

Gilles Yabi, fondateur et président de WATHI, le think tank citoyen d'Afrique de l'Ouest : Les conditions politiques pour un événement de cette nature étaient réunies dès la décision d'Alpha Condé de rechercher un troisième mandat et de l'obtenir dans les conditions de tension et de violence que l'on connait.

Le coup d'État devient une option dès que l'on crée des conditions pour que les auteurs des coups d'État anticipent un minimum d'acceptation populaire de ce coup d'Etat.

On voit bien les réactions en Guinée après ce coup d'État. Il n'y a personne pour demander à cor et à cri le retour d'Alpha Condé au pouvoir. Lorsque des militaires font un coup d'Etat, ils analysent la situation politique du pays. Ils n'agissent que lorsqu'ils pensent que ce coup d'État sera perçu au moins par une partie de la population et aussi d'ailleurs d'autres acteurs, y compris régionaux et internationaux, comme une libération ou en tout cas comme un événement acceptable pour mettre fin à une situation qui, elle, apparaissait très compliquée.

C'est dans cette mesure que le coup d'Etat, effectivement, est une option.
Mais au fond, ça a toujours été le cas. Il est difficile d'avoir des coups d'Etat militaires dans un pays relativement bien gouverné et où le président en place est perçu comme légitime. Généralement, il faut un prétexte avant le passage à l'acte.

Le coup d'État est une manifestation d'échec de la gouvernance politique et sécuritaire.

Gilles Yabi, fondateur du think tank WATHI

TV5MONDE : A vous entendre, il y a une certaine légitimité dans cette démarche du coup d'Etat.

Gilles Yabi : Non, je crois qu'il faut faire attention, il ne s'agit pas de savoir s'il est légitime ou pas, s'il est bon ou pas.

Gilles Yabi
Analyste politique et docteur en économie du développement, Olakounlé Gilles Yabi est le fondateur et président de WATHI, think tank citoyen de l'Afrique de l'ouest.
© D.R.

Il s'agit de constater que lorsqu'on crée les conditions pour un événement politique ou pour toute aventure, évidemment, on en constate les conséquences. Le coup d'État est une manifestation d'échec de la gouvernance politique et sécuritaire.

Lorsque on a un événement politique comme la recherche du troisième mandat par le président Alpha Condé, qui pouvait être aussi considéré comme un coup d'État puisque c'est un maintien au pouvoir par une manipulation de la Constitution, vous créez à nouveau la possibilité pour d'autres de dire "en fait, on fait un coup d'État militaire face à un coup d'Etat constitutionnel", ce qui ne veut pas nécessairement dire d'ailleurs, et j'insiste là-dessus, que ceux qui font le coup d'État le font réellement pour cette raison. Mais ils le font parce qu'on a créé les conditions pour que leur coup de force soit perçu comme étant légitime par une partie de la population.

TV5MONDE : On a entendu le chef de l'opposition guinéenne, Cellou Dalein Diallo, se dire en partie soulagé par ce coup d'Etat. Est-ce que cela vous surprend ?

Gilles Yabi : Non, pas du tout. À nouveau, je n'ai pas entendu vraiment de réactions politiques jusque là qui ne soient pas une acceptation du coup d'Etat.
Le coup d'Etat est acceptable parce qu'Alpha Condé s'était maintenu au pouvoir par la force et par la ruse.

Mais en même temps, nous restons attentifs à ce qui va se passer parce qu'il ne faut pas que les militaires en profitent pour rester au pouvoir. La Guinée a une histoire politique et militaire que tout le monde connaît. On a des précédents de coups d'Etat ayant suscité de nombreuses réactions positives dans un premier temps, mais qui se sont ensuite très mal terminés.

Je crois que tous les acteurs sont conscients de cela, y compris Cellou Dalein Diallo. Mais il est clair que cette rupture politique induite par le coup d'Etat ouvre la possibilité pour quelqu'un comme Cellou Dalein Diallo d'espérer aller à une élection et la gagner.

Dans beaucoup de pays, des chefs d'État restés longtemps en place étaient au départ des militaires (...) Cela installe dans la tête des militaires la possibilité pour eux d'exercer le pouvoir.

Gilles Yabi, fondateur du think tank WATHI

TV5MONDE : Après les deux coups d'Etat au Mali, puis la transition mise en place par l'armée au Tchad après la mort d'Idriss Déby, est-ce que cela signifie que l'armée est un acteur politique à part entière sur le continent africain ?

Gilles Yabi : D'abord, je pense toujours qu'il est important de ne pas généraliser parce qu'il y a beaucoup de variations en termes de situation politique et militaire, même au sein d'une région comme l'Afrique de l'Ouest. Mais l'armée a toujours été un acteur politique et l'armée est partout un acteur politique.

Après la question, c'est "est-ce un acteur qui rentre dans le jeu politique en prenant le pouvoir ou en jouant un rôle important sur le plan politique ?" C'est là, effectivement, qu'il y a des variations.

Mais il est clair que dans beaucoup de pays avec une histoire politique comme la Guinée, comme le Mali, on a historiquement des chefs d'État qui sont restés longtemps et qui étaient au départ des militaires. Il est évident que ça laisse une empreinte très forte et que cela installe dans la tête des militaires la possibilité pour eux d'exercer le pouvoir.

Lorsqu'en plus vous avez une dégradation de la situation sécuritaire, comme c'est le cas au Sahel et dans d'autres environnements, vous avez un prétexte supplémentaire qui permet aux militaires de dire "nous pouvons ramener au moins la sécurité et donc nous pouvons exercer directement le pouvoir".

Je crois que, au Mali en particulier, c'est effectivement l'un des fondements, pour les militaires, de leur légitimité à exercer le pouvoir.

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TV5MONDE : Après ce coup d'Etat en Guinée, la Cédéao a tapé du poing sur la table. Les prises de positions des organisations régionales ou même de l'Union africaine consistent à  prendre acte puis imposer quelques sanctions formelles, mais elles ne font pas grand-chose...

Gilles Yabi : Je crois qu'il y a une rupture entre les opinions publiques et ces organisations. Les organisations régionales, en réalité, sont des organisations qui rassemblent des États mais où, en dernier, les décisions sont prises par la conférence des chefs d'Etats. On vient de le voir avec la réunion de la Cédéao sur la Guinée. Ce sont les chefs d'Etats qui se réunissent et qui prennent des décisions. Fondamentalement, une partie des gouvernants qui prennent ici les décisions sont rejetés par les populations. Donc, on ne peut pas vraiment attendre beaucoup des organisations régionales dès lors qu'évidemment, par construction, ces organisations régionales dépendent aussi des configurations politiques dans les différents pays de la région.