En Louisiane l'avenir de la langue française est entre les mains de la jeune génération

Ils sont jeunes, dans la vingtaine, dans la trentaine et, chacun dans leur domaine, ils œuvrent à la promotion et la valorisation de la langue française en Louisiane : Scott, Rudy, Will et Sam, quatre jeunes hommes dynamiques et motivés par leur amour du français. Nous sommes allés les rencontrer à la Nouvelle-Orléans. Portraits croisés. Reportage de Catherine François.

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TILTON ET RUDY
Scott Tilton et Rudy Bazenet ont fondé la "Nous Fondation".
 
© Catherine François
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La « Nous Fondation » de Scott Tilton et Rudy Bazenet

En ce jeudi 9 mars, le champagne coule à flot dans l’ambiance feutrée de la maison historique BH House du 1113 Chartres Street de la Nouvelle-Orléans : on inaugure en grandes pompes, devant plus de 150 personnes, le centre culturel de la « Nous Fondation » lancée en 2020 par le franco-louisianais Scott Tilton et le français Rudy Bazenet. Scott et Rudy se sont rencontrés en France, alors que Scott y faisait des études.

Il a ramené Rudy dans sa ville natale et ensemble, ils ont fondé cet organisme qui a une mission simple : promouvoir la langue française et faire vivre la francophonie en Louisiane. « On a trois volets principaux sur lesquels on travaille, détaille Rudy : l’organisation d’événements culturels, des concerts, des conférences, des événements de réseautage, un volet création de contenus originaux avec des films, des expositions, des livrets pédagogiques. Et, dernier volet, l’organisation annuelle d’un forum économique qui permet de rassembler des entreprises francophones avec notamment des étudiants ».
 

VUE SUR LA VILLE DE LA NOUVELLE ORLEANS
La francophonie en Louisiane et en Nouvelle-Orléans est portée par la jeune génération.
Catherine François.


Un premier forum s’est tenu en janvier dernier, il a rassemblé une trentaine de gens d’affaires francophones de Louisiane, de France et du Québec. « Ce qui est intéressant c’est de montrer comment on peut travailler en réseau et aussi montrer qu’il y a des opportunités en Louisiane si on apprend le français » explique Scott. « On veut donner des opportunités d’affaires pour les francophones louisianais, c’est quelque chose qui leur permettra de conserver leur français tout au long de leur vie aussi », ajoute Rudy.

Oui, c’est un déclin marquant mais il y a énormément d’énergie sur le terrain, notamment chez la jeunesse. Scott et Rudy de la "Nous Fondation".

La fondation a aussi un programme qui s’appelle le lab, « Il s’agit d’un programme d’incubateurs culturels qui permet de soutenir des projets innovants en français et en créole et notre but c’est de construire une sorte d’écosystème francophone ici en Louisiane » précise Rudy.

Les deux jeunes hommes font partie de cette nouvelle génération de Franco-louisianais qui s’investissent corps et âme à ressusciter la langue française en Louisiane alors que le nombre de locuteurs francophones a chuté drastiquement au cours des dernières décennies, passant d’un million en 1970 à entre 100 000 et 200 000 actuellement, selon les dernières évaluations.


« Oui, c’est un déclin marquant, reconnait Scott, mais il y a énormément d’énergie sur le terrain, notamment chez la jeunesse, il y a différents acteurs de tout un mouvement pour revitaliser la langue française et créole. Donc aujourd’hui, même si on compte moins de franco, il y a plus de structures, plus de capacités à monter des projets en français et en créole ». Rudy renchérit : « On observe un mouvement de revitalisation depuis 10-15 ans et c’est un peu la vague sur laquelle on souhaite surfer aussi, et notamment cette revitalisation passe par l’ouverture croissante de programmes d’immersion française dans les écoles ici. C’est vraiment pour cette nouvelle génération qu’on souhaite s’engager, travailler, leur proposer des contenus et leur montrer qu’on peut faire des choses en français et que le français a aussi de la visibilité au sein de l’espace louisianais ».
 

IMAGES de la fondation suite
Le centre culturel de la fondation à la Nouvelle Orléans, en Louisiane.
© Catherine François


Scott et Rudy se sont aussi donné la mission d’assurer une belle visibilité de la Louisiane dans le monde francophone, ils ont notamment fait partie de l’équipe qui a monté le dossier pour que la Louisiane intègre l’Organisation internationale de la Francophonie comme membre observateur en 2018 : « Le français n’est pas une langue étrangère en Louisiane, c’est une langue qui est ici depuis 300 ans, fait remarquer Scott. Et on n’est pas juste une communauté minoritaire dans le sud des États-Unis, on parle une langue qui nous réunit avec 300 millions de personnes qui parlent français dans le monde ». Rudy ajoute : « On cherche aussi justement à construire des ponts entre la Louisiane et l’ensemble du monde francophone, notamment au Canada et dans les Caraïbes. Et l’un de nos objectifs, c’est de positionner la Louisiane et la Nouvelle-Orléans comme l’un des centres de la francophonie aux États-Unis ».

Et Scott de conclure : « Il y a un optimisme qui existe actuellement en Louisiane. J’ai grandi avec cette idée qu’on était en train de perdre quelque chose et j’observe aujourd’hui que ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il y a une résilience en Louisiane et au sein des communautés francophones, cette résilience existe encore et à plus long terme on va continuer à être là ».

Télé-Louisiane : le projet de Will McGrew et Drake Leblanc

Il en fallait, de l’audace, pour créer une télévision francophone en Louisiane : c’est le défi que se sont lancés il y a quatre ans et demi Will McGrew, 28 ans et Drake Leblanc, 24 ans. « La mission, c’est de créer des contenus en français en Louisiane mais aussi en français louisianais mettant en avant les dialectes et les accents de la Louisiane, mais c’est aussi de sensibiliser les gens aux enjeux de la francophonie louisianaise. C’est donc une mission, éducative, culturelle, partisane et politique à la fois » nous explique Will.

Dans les premières années, Télé-Louisiane ne diffusait que sur le web et fonctionnait avec un financement privé. L’an dernier, l’État louisianais lui a accordée une subvention de 264 000 dollars américains et la télévision publique louisianaise, la Louisiana Public Broadcasting, lui a offert des créneaux pour diffuser les deux émissions phares de la télé : un dessin animé très populaire, « Boudini et ses amis », créé par Marshall Woodworth et Philippe Billeaudeaux, qui entame sa deuxième saison, et une émission d’affaires publiques hebdomadaire de 15 minutes, « La Veillée ».

On est très attaché à cette idée que le français louisianais, c’est du français et c’est du bon français
Will McGrew, fondateur de Télé-Louisiane.

« C’est une émission de nouvelles, mais ce n’est pas un téléjournal, chaque semaine on a un sujet différend, sur la culture, l’économie, le langage, la politique de la Louisiane, précise Will. Toute l’émission se fait en français et c’est la première fois qu’il y a une émission de nouvelles diffusée partout en Louisiane chaque semaine depuis 30 ans. Et nous avons des sujets qui ne sont pas présents dans les autres médias ».

WILL Lc GREW
Will McGrew, 28 ans, est l'un des fondateurs de Télé Louisiane.
© Catherine François
Télé-Louisiane emploie maintenant six personnes à temps plein et autant de contractuels-pigistes et est basée à Lafayette, le berceau de la francophonie louisianaise. Elle a un bassin de quelque 500 000 spectateurs, en Louisiane principalement, « et comme tous les sous titres sont bilingues, on a beaucoup de téléspectateurs aussi qui ne sont pas des francophones » souligne Will. Le slogan de Télé-Louisiane incarne l’esprit de cette télévision : « icitte, asteure, ensemble ». Icitte, autrement dit « ici » parce que TL veut changer la mentalité à propos du français louisianais : « Pour nous, on est très attaché à cette idée que le français louisianais, c’est du français et c’est du bon français, explique Will. Dans les années 60, souvent on disait que le français louisianais, ce n’était pas du bon français. Nous on veut renforcer et sauver ce qui vient d’icitte, on veut préserver ce qui rend la Louisiane unique, et la francophonie fait partie de ça, c’est le point de départ, c’est notre communauté, notre peuple, ce qui nous rend unique. Et le français, c’est l’un des symboles sinon le plus important symbole de ça ».
 

Asteure, qui veut dire « maintenant », renferme l’idée que c’est maintenant qu’il faut agir pour préserver la langue française en Louisiane : « On voit quand on voyage, fait remarquer Will, quand on va dans les villages que le français n’est pas mort, le français louisianais n’est pas mort, avec les Amérindiens notamment mais aussi avec les Cadiens, les Créoles, il y a des gens qui parlent français de langue maternelle et qui parlent le vrai français louisianais et on a une fenêtre d’opportunité pour faire le lien entre ces gens-là et les petits qui apprennent le français dans les écoles d’immersion ».

Enfin le « ensemble » indique que c’est en rassemblant le plus de monde possible que le français pourra avancer en Louisiane, selon le bon vieux proverbe qui dit que l’union fait la force. A ce sujet, Will dit qu’il réfléchit beaucoup à cette notion du collectif, et il encourage les franco-louisianais à revendiquer leurs droits et faire pression sur les politiciens de l’État : « Ma génération, on se dit que ça vaut la peine de lutter, qu’il nous faut du pouvoir, des structures pour se rassembler. Quelle est la structure la plus intéressante pour rassembler les intérêts des Louisianais notamment francophones ? Est-ce qu’on fait une association, un mouvement, un groupe de lobbying, un parti politique, je réfléchis beaucoup à ces questions-là ».
 

En attendant, l’économiste de formation se concentre sur cette télévision qu’il dirige, alors que Drake en est le directeur artistique. Télé-Louisiane est un outil de plus pour préserver la langue française dans cet État du sud-est des États-Unis : « Pour vraiment avancer, il faut être stratégique et il faut choisir les priorités, estime Will. Il faut avancer dans l’éducation, il faut avancer dans l’économie, il faut avancer dans les médias, donc nous, on a priorisé la production médiatique parce que ça a un impact sur tous les différents domaines, on est en train de créer des emplois, ça peut créer une économie francophone en Louisiane, on est en train de changer le discours. Oui, je suis très optimiste pour la langue française en Louisiane ».

 


Sam Craft et le Sweet Crude Band

Tous les mercredi soir, les six membres de Sweet Crude Band se réunissent pour répéter. Le groupe de la Nouvelle-Orléans, fondé il y a 10 ans par Sam Craft et Alexis Marceaux, monte sur scène régulièrement en Louisiane mais aussi ailleurs aux États-Unis et même jusqu’au Canada, au Québec et en Acadie - « Sweet crude » c’était le surnom donné au pétrole, qui a été un important facteur de développement économique pour la Louisiane, avec ces forages dans le Golfe du Mexique notamment.

Le groupe fait de la musique pop aux intonations louisianaises indéniables et surtout, Sam Craft compose et chante autant en anglais qu’en français : « On est tellement fier que nous ayons survécu malgré tout, à travers beaucoup de circonstances, avoir un groupe qui joue en français alors qu’on ne fait pas de musique cadienne, c’était une expérience en soi » se réjouit Sam. Le jeune franco-louisianais explique que chanter en français, c’est pour lui un moyen de rendre la langue française accessible au plus grand nombre de gens possible, étant donné qu’elle n’existe pas dans l’espace public louisianais : « Donc la chanson, c’est comme un paratonnerre pour le français et c’est aussi un moyen de laisser derrière nous un document du français actuel » explique l’artiste de 36 ans.

La musique comme plateforme de diffusion de la langue française, « et ça marche, s’enthousiasme Sam, on peut dire comme ça qu’on est là, qu’il est possible de créer de l’art originel en français aujourd’hui, c’est ça qu’on voulait montrer au monde. Je dirai que c’est à nous de porter le flambeau pour le français en Louisiane ».
 


Sam est de souche francophone mais quand il était plus jeune, il n’était pas intéressé par le français, c’est venu plus tard, quand il a réalisé que le français, c’était important. Il a alors voulu rattraper le temps perdu en apprenant la langue de Molière sur le tas : « J’ai absorbé le français, j’ai épongé mon français en parlant avec des grands-parents, des amis, il fallait faire mon propre camp d’immersion… je suis toujours étudiant » déclare le musicien.

Sam se réjouit aujourd’hui de voir que de plus en plus de petits louisianais apprennent justement le français à l’école, en fréquentant les programmes d’immersion française qui sont maintenant implantés dans une quarantaine d’école de l’État, des écoles primaires publiques dans leur grande majorité : « Ce qui nous encourage, c’est tous ces élèves qui apprennent le français dans les écoles d’immersion, c’est toute une nouvelle génération de francophones, une nouvelle vague de francophones qui entrent en scène. Le problème, entre-guillemets, c’est qu’est-ce qu’on va offrir à cette génération au-delà des livres d’école, c’est le défi, c’est un bon défi d’avoir parce qu’on est poussé à créer, à offrir des opportunités à ces enfants ».

Et cette mission de création, de promotion de la langue française, elle est portée à bout de bras depuis des générations par la communauté artistique franco-louisianaise, une communauté tissée serrée à laquelle Sam se dit fier d’appartenir : « Moi je dirai que je suis un représentant de la Louisiane, je fais partie du mouvement, je suis fier de dire que je fais partie du mouvement. Mais on est plusieurs et c’est avec l’union qu’on a la force » conclut le jeune musicien.

Scott, Rudy, Will, Sam, voilà quatre jeunes hommes inspirants et inspirés qui donnent un nouveau souffle à la langue française en Louisiane. Via leur fondation, leur télévision, leurs chansons, ils sont en train de poser les jalons qui vont permettre aux petits louisianais qui apprennent en ce moment le français sur les bancs d’école de continuer à le parler quand ils sortiront de l’école justement… Quatre jeunes hommes qui incarnent ces nouvelles générations franco-louisianaises déterminées à assurer un avenir au français dans la terre des bayous