En Tunisie, des élections législatives "pour consacrer l'affaiblissement du Parlement"

Six mois après un référendum constitutionnel, les Tunisiens sont appelés à élire un Parlement vidé de sa substance ce samedi 17 décembre 2022.  Les députés n'ont quasiment aucune prérogative. Le pouvoir est désormais concentré entre les mains du président Kais Saïed. La participation s'annonce faible.
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Tunisie illustration campagne électorale Reuters
Affiches électorales dans les rues de Tunis. Les Tunisiens votent ce samedi 17 décembre pour élire 161 députés.
© REUTERS/Zoubeir Souissi
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Qui ira voter ce samedi 17 décembre ? Le suspense autour de ces élections législatives  se résume finalement à la participation, à l'engouement que le scrutin suscitera tant le Parlement qui sortira des urnes sera privé de pouvoir. 

La nouvelle Assemblée comptera 161 députés. Elle remplacera celle qui avait été "gelée" le 25 juillet 2021 lors du coup de force du président Kaïs Saied. À l'époque, en s'arrogeant les pleins pouvoirs, le chef de l'État expliquait vouloir "sauver" la Tunisie rongée par des mois de blocages politiques. L'Assemblée, aux pouvoirs alors très larges, symbolisait cette Tunisie post-révolution incapable d'avancer. Elle sera finalement dissoute en mars 2022.

Le nouveau Parlement sera tout le contraire. Ses prérogatives, définies par la réforme constitutionnelle adoptée fin juillet 2022 au terme d'un référendum peu suivi, seront très limitées.

"Projet hyper-présidentialiste et autoritaire"

Les députés ne pourront, notamment, pas investir un gouvernement, ni -encore moins- le faire tomber via une motion de censure tant les conditions pour y parvenir seront "pratiquement impossibles" à réunir, affirme à l'AFP le politologue Hamadi Redissi. 

En outre, selon la nouvelle Constitution, tout projet de loi doit être présenté par dix députés au moins, et les textes soumis par le président auront la priorité. Un nouveau mode de scrutin uninominal à deux tours remplace le scrutin de liste, ce qui réduit l'influence des partis politiques, avec des candidats sans affiliation affichée. 

Kais Saied aux Etats Unis avec Antony Blinken
Kais Saied, le président tunisien, rencontrait le Secrétaire d'Etat américain le mercredi 14 décembre 2022 à Washington.
© Mandel Ngan/Pool via AP

Vincent Geisser, de l'Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM - CNRS), rappelle que "le président Kais Saïed​ s'inscrit dans un projet hyper-présidentialiste et autoritaire, mais il a également un projet constitutionnel destiné à établir un lien direct entre lui et le peuple". Ces élections législatives s'inscrivent, par conséquent, dans ce projet car elles vont "consacrer l'affaiblissement officiel de la chambre des Représentants du peuple". 

Faut-il, par conséquent, parler de "parlement croupion et sans pouvoirs", comme l'affirment le politologue Hamadi Redissi et certaines voix de l'opposition ? 
Vincent Geisser rappelle que, dans le cadre du projet constitutionnel adopté par référendum, la création d'une deuxième Assemblée est prévue. Composée de députés locaux, cette Assemblée nationale des régions et des districts aura pour prérogatives la mise en œuvre des budgets et des plans de développement. Les pouvoirs retirés au Parlement ne tomberont pas automatiquement entre les mains du président tunisien. "Mais la concurrence des deux chambres se fera dans un contexte de forte personnalisation du pouvoir et d'hyperprésidentialisme", rappelle le chercheur.

L'opposition boycotte

La perspective d'un Parlement sans poids politique ne devrait pas motiver les électeurs. Les observateurs s'attendent à une abstention massive. 

La question de la représentativité de la future Assemblée devrait aussi se poser.
En effet, presque toutes les formations politiques, en premier lieu Ennahdha boycottent le vote. Le parti d'inspiration islamiste qui a dominé la vie politique tunisienne pendant dix années, dénonçant un "coup d'Etat contre la Révolution". 

Ce jeudi 15 décembre, le président du Front de salut national, coalition d'opposants dont fait partie Ennahdha, estimait que ces législatives "enfonceront davantage le pays dans la crise politique", ajoutant : "nous ne reconnaîtrons pas les résultats des élections".
 

Inquiétudes américaines

​Les conditions dans lesquelles se déroulent ces élections législatives préoccupent au delà des frontières de la Tunisie.
Kais Saied était cette semaine à Washington à l'occasion du Sommet Etats-Unis - Afrique. Le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken lui a fait part de son soutien "à des élections inclusives et transparentes" afin de s'assurer que "des voix diverses soient entendues en Tunisie". Réponse du président tunisien, en substance : cette dissolution était une demande du peuple. Elle était, selon le numéro un tunisien, destinée à "sauver la nation tunisienne d'une mauvaise passe" alors que "le pays était au bord de la guerre civile".

La puissante centrale syndicale UGTT, qui avait accordé à M. Saied le bénéfice du doute après son coup de force, a jugé ces élections inutiles : "Nous allons vers des élections qui n'ont ni goût ni couleur, qui résultent d'une Constitution qui n'a été ni participative (dans son élaboration) ni soumise à l'approbation de la majorité", déclarait début décembre le Secrétaire général de l'UGTT, Noureddine Taboubi.

Nous allons vers des élections qui n'ont ni goût ni couleur.

Noureddine Taboubi, syndicat UGTT

Ce rejet massif du scrutin peut-il profiter à l'opposition ? La puissante Ennahda peut-elle en profiter pour reprendre la main ? Vincent Geisser estime que ce ne sera pas le cas : "ces partis n'ont pas profité d'une évidente désillusion des Tunisiens à l'égard de Kais Saied. Lors de son coup de force de juillet 2021, le président était très populaire. Quand on discute avec les Tunisiens, la colère à l'égard du président est grande mais elle l'est aussi à l'encontre des partis d'opposition !"

Tunisie manifestation du 10 décembre 2022 à Tunis
Manifestation à l'appel de l'opposition tunisienne le samedi 10 décembre 2022 à Tunis.
© REUTERS/Zoubeir Souissi

"Parlement marionnette"

Pour la population tunisienne, les élections législatives ne semblent donc pas une priorité. Des jeunes ont confié à l'AFP ne pas se sentir concernés par un scrutin qui va élire un "Parlement marionnette", disant n'avoir "aucune envie de savoir quoi que ce soit sur les candidats". 

Un pays en crise

Le peu d'enthousiasme s'explique aussi par la situation économique du pays.
Les Tunisiens restent surtout préoccupés par les pénuries récurrentes de lait, riz ou sucre, et par l'inflation qui frôle les 10% alors que le pays, très endetté, est englué dans une crise, aggravée par le Covid-19 puis par la guerre en Ukraine. 

Deux chambres aux pouvoirs très limités, une opposition inaudible et un électorat démobilisé. Le tableau politique tunisien peut paraître préoccupant. "Il y a un sentiment de vide", reconnaît Vincent Geisser en se demandant si la force du président Kais Saied ne réside pas uniquement "dans la faiblesse des autres".

Peut-être plus préoccupant, estime le chercheur, "une profonde désorganisation institutionnelle avec des hauts fonctionnaire qui disent ne recevoir aucune directive, des médias qui n'ont pas le droit d'interroger les candidats, bref, un assèchement de la vie démocratique. La victoire de Kais Saied est d'avoir convaincu les Tunisiens que la politique était quelque chose de sale".