Après la découverte d'un charnier présumé à Gossi au Mali, l'état-major français affirme avoir filmé des mercenaires du groupe russe Wagner en train d'enterrer des corps, pour accuser la force Barkhane. Du côté de Bamako, une enquête a été ouverte, et les autorités considèrent la France coupable d'espionnage et de subversion. La politologue Niagalé Bagayoko développe les enjeux autour de ce nouvel épisode de tensions entre les deux pays. Entretien.
TV5MONDE : Que peut-on attendre de l'enquête qui a été ouverte par le procureur du tribunal de Bamako ? Niagalé Bagayoko, politologue et présidente de l'African Security Sector Network : Je pense qu'il est toujours positif de voir des institutions judiciaires nationales se mobiliser. Mais dans le cas de cette affaire, qui implique des acteurs extérieurs dans une relation d'affrontement, les conclusions d’une enquête menée par les autorités judiciaires maliennes seront forcément remises en question.
Une fois encore, nous avons deux thèses, deux versions qui s'affrontent. Seule une enquête indépendante pourrait déterminer ce qu’il s'est passé.
(Re)lire : Le Mali accuse l'armée française d'"espionnage" et lance une enquête après la découverte d'un charnier à Gossi Quand on parle d'enquêtes indépendantes, on a tendance à penser aux commissions mises en place par des partenaires internationaux : évidemment, c'est quelque chose qui pourrait être fait par la Minusma. Il y a quand même un autre acteur fondamental, c'est la Commission nationale des droits humains du Mali.
Elle pourrait aussi être mobilisée pour ce type d’affaires, parce que c'est une institution indépendante. On aurait donc une perspective malienne, qui ne proviendrait pas des autorités exécutives. Et à mon avis, c'est à ce type de solutions qu'il faudrait penser mais bien évidemment, le temps presse.
TV5MONDE : Est-ce que cette affaire inaugure une nouvelle phase de tensions entre la France et le Mali ? Niagalé Bagayoko : Non, pour moi, ce n’est pas une nouvelle phase de tension. C'est une détérioration supplémentaire, au sein d’une relation qui est désormais dans un état de dégradation extrêmement préoccupant, une relation d'affrontement non plus larvé mais clairement ouvert. Et on voit mal comment on pourrait en sortir à brève échéance, si les positions des deux partenaires restent aussi polarisées.
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TV5MONDE : Quel impact supplémentaire ces événements pourraient avoir sur ces tensions ? Niagalé Bagayoko : La relation peut encore s’abîmer. Mais l'ambassadeur de France a d'ores et déjà été expulsé. Les forces françaises et leurs alliés européens ont été poussés au départ. Les autorisations de survol pour les appareils français - qu'il s'agisse des avions de surveillance, de transport, ou des drones - sont désormais soumises à des autorisations de la part du ministère de la Défense, comme pour tous les partenaires étrangers.
Donc, quoi de plus ? Il peut y avoir une interdiction formelle de survol du territoire, qui va au-delà de cette obligation. Cela pourrait encore contribuer à la détérioration, et avoir des conséquences lorsque le dispositif français sera redéployé dans d'autres pays de la région, comme le Niger. Aller encore plus loin me paraît difficile.
Peut-on envisager des incidents comme des échanges de tirs sur le terrain? À mon avis, on n'en est pas encore là et ça n'est dans l'intérêt d'aucun des deux partenaires. Mais la tension, la défiance aigue font que des accrochages pourraient ne pas être à exclure.
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TV5MONDE : Est-ce un signal que la France continue à être impliquée sur le terrain au Mali, malgré le retrait de l’opération Barkhane ? Niagalé Bagayoko : C'est toute la difficulté : est-ce que la France va rester impliquée au Mali, en en violant la souveraineté ? C'est-à-dire en donnant corps à toutes les critiques qui lui ont été adressées par les autorités maliennes, d'avoir mené une intervention au mépris de leur volonté et de leurs autorisations ?
La France continue à surveiller le territoire malien. Elle a certainement les moyens techniques de le faire, bien que le Mali vienne de se doter d'un dispositif radar certainement voué à empêcher ce type de surveillance. Et par là, Paris s'expose de nouveau au procès qui lui est fait de violer systématiquement la souveraineté de l'État malien. On voit bien qu'elle joue dans des eaux assez périlleuses.
TV5MONDE : Qui est visé à travers la vidéo française, le Mali ou la Russie ? Niagalé Bagayoko : Justement, la France n’accuse pas le Mali dans cette affaire. Le paradoxe, c’est que le Mali lui réponde, alors qu’il n’y a aucune accusation directe contre lui.
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La France accuse des mercenaires de la société russe Wagner, d'avoir voulu la rendre responsable de massacres en créant artificiellement un charnier. Il n'est pas question des FAMa.
TV5MONDE : À qui s’adresse alors cette diffusion ? Quel message cherche à communiquer la France ? Niagalé Bagayoko : La réponse est difficile à apporter : quels canaux de diffusion a choisi la France pour rendre publiques ses images ? Des médias français, notamment RFI et France 24 qui sont interdits de diffusion au Mali. Ce choix est quand même paradoxal.
On peut se demander si la manœuvre ne pouvait pas être plus efficace si la stratégie de diffusion passait par la presse internationale. Pas forcément la presse malienne, dont on sait qu'elle est aujourd'hui contrainte dans sa capacité à diffuser un certain nombre d'informations, mais la BBC, la Deutsche Welle, ou des agences de presse sur le continent.
Est-ce que l'idée était de toucher l'opinion publique malienne ? L'opinion publique française - qui n'est pas passionnée par la situation au Sahel ? La Russie ? J'ai beaucoup de mal à lire l'objectif de diffusion de ces images. Si ce n'est de faire savoir aux Maliens et aux Russes que la France dispose des moyens de les surveiller, et d'autre part qu’elle n'entend pas se laisser attaquer sur les «
champs immatériels » sans réagir de manière ferme.
L’élément fondamental, qui est très peu abordé par les différents protagonistes, c’est qu’on parle de corps profanés, de personnes inconnues, dont on ignore les circonstances de la mort.
Niagalé Bagayoko, politologue
TV5MONDE : Que faut-il comprendre derrière l’appellation « attaque informationnelle », employée par la France au sujet des accusations liées à ce charnier ? Niagalé Bagayoko : Il faut inscrire cet événement dans la nouvelle stratégie de l'armée française, qui a été rendue publique en 2021, lors de la prise de fonction du général Burkhard. Elle comporte une partie très importante consacrée à l'action dans les «
champs immatériels ». La guerre informationnelle fait partie de la palette d'instruments que l'armée française souhaite mobiliser davantage. La France n’en est qu’au début de son investissement dans ce champ.
Dans la mesure où la Russie ne peut pas être un adversaire direct dans le cadre d'une confrontation, le recours à la guerre informationnelle va être l'instrument privilégiée auquel peut recourir la France. Le problème, c'est qu'elle n'est pas encore aussi aguerrie que des puissances comme la Russie, pour pouvoir les contrer de manière immédiate et efficace. La Russie est un État qui chaque jour, pas seulement sur le terrain africain, adopte des pratiques autoritaires de manipulation, de dissimulation, de mensonge. On ne peut pas considérer que ses méthodes techniques et idéologiques puissent être appliqués.
Les moyens auxquels peut recourir une démocratie en matière de guerre informationnelle ne sont absolument pas les mêmes que ceux sur lesquelles s'appuient des régimes autoritaires. Les démocraties ont sans doute, par définition, un train de retard de ce point de vue-là. Il faut qu'elles arrivent à construire une approche de la guerre informationnelle qui soit cohérente avec leur modèle. Et ça, c'est une stratégie exigeant de l’inventivité, qui va devoir se construire sur le long terme.
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TV5MONDE : Quelle fiabilité peut-on accorder à la vidéo diffusée par l’état-major français ? Quels risques cette diffusion porte-t-elle ? Niagalé Bagayoko : Tout d'abord, ça oblige la France à dévoiler le dispositif de surveillance dont elle dispose. Ça n'est pas forcément très favorable.
Au niveau de la fiabilité, à titre personnel, j’ai beaucoup de mal à distinguer les détails, la couleur de peau… Donc ça expose aussi la France à des dénégations de la partie adverse.
Les images dont on aurait besoin pour attester de la véracité sont celles de l'arrivée des corps, du moment où ils ont été enterrés, etc. En l'absence de ces éléments, beaucoup d'hypothèses sont possibles. Et la France risque d'être appelée à produire davantage de preuves en images. Si elle ne les a pas, ou si elle ne veut pas les dévoiler, cela pourrait fragiliser la décision de rendre publics les éléments dont elle disposait.
Je suis pas sûre que ça ait été anticipé, parce que c’est précisément une décision qui a été prise sous la pression des événements. Je n'inscrirais pas cette initiative dans le cadre d'une stratégie, mais plutôt d'une réaction tactique, pour contrer une attaque.
Ce qui est reproché aux Français, par rapport à cette question d’images, c'est notamment de ne pas avoir dévoilé celles du bombardement de Bounti ou après les incidents à Téra, au Niger. Aujourd'hui, peut être que la France serait dans une position plus crédible ou que les images qu'elles dévoilent auraient un plus grand impact, si à l'époque, elle avait accepté de reconnaître une bavure.
Au lieu de quoi, elle a affirmé qu'elle avait des éléments qui prouvaient qu'il y avait des djihadistes, sans jamais vouloir les révéler. Donc, on voit très bien qu'il y aurait des leçons à tirer de toutes les expériences passées, qui ont tendu à discréditer la parole de la France.
Paris s'expose de nouveau au procès qui lui est fait de violer systématiquement la souveraineté de l'État malien.
Niagalé Bagayoko
TV5MONDE : De quelles informations dispose-t-on côté malien ? Est-ce que la version est cohérente ? Niagalé Bagayoko : Côté malien, la réaction est étonnante. Le communiqué du gouvernement dénonce des accusations dont les FAMa auraient fait l'objet, alors que ce sont les forces de Wagner qui sont mises en cause. Est-ce pour s'en tenir à l'affirmation selon laquelle il n'y a pas de forces Wagner au Mali ? C'est une possibilité.
Par ailleurs, ce communiqué parle des accusations faisant état d'exactions par les FAMa contre des civils, ce dont le communiqué français ne parle pas non plus.
On s'interroge aussi sur la cohérence des dates : les images de drone datent du 21 avril. Les Maliens affirment que ces images ont été fabriquées, alors que le 22, l'existence du charnier est reconnue par le biais de la déclaration du procureur de la République, suivi du communiqué des FAMa.
Par ailleurs, que sait-on des fameux tirs qui se sont produits dans la nuit du 20 au 21 avril, qui auraient permis la découverte fortuite du charnier ? Assez peu de choses finalement.
TV5MONDE : Au milieu de toutes ces données, quelles interrogations demeurent ? Niagalé Bagayoko : L’élément fondamental pour moi, qui est très peu abordé par les différents protagonistes, c’est qu’on parle de corps profanés, de personnes inconnues, dont les familles sont certainement sans nouvelles et dont on ignore les circonstances de la mort. Les faits sont abominables. Donc je trouve assez choquant qu'une attention et un hommage particuliers ne soient pas rendus, qu'il ne soit pas davantage fait cas de la question de l'identité des personnes qu'on a retrouvées dans ce charnier.
C'est la première question, et c'est pour ça que je pense que la Commission nationale des droits de l'homme du Mali serait la plus indiquée pour procéder à une enquête. Elle serait amenée avant tout à considérer ce point.
La deuxième interrogation, c’est d’où viennent les corps, comment ont-ils été acheminés. Une question qui n’est absolument pas résolue.
Il y a différentes hypothèses. On se demande notamment si les personnes ont été tuées sur place, et si oui, par qui et quand. La version malienne affirme que les corps retrouvés étaient en état de putréfaction avancé, ce qui excluait tout décès postérieur à sa prise de contrôle de la base.