Entretien avec la militante Julienne Lusenge

Depuis 2003, Julienne Lusenge se mobilise pour les femmes et les hommes victimes de violences sexuelles dans le nord-est de la RDC au sein de l’association locale Sofepadi. Elle raconte les ravages des viols.
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« Mon âme, elle est morte », m'a dit un jour un pasteur

« Mon âme, elle est morte », m'a dit un jour un pasteur
Dans quel état sont les femmes violées que vous recueillez et accompagnez ? Les violences sexuelles, ça tue. « Mon âme, elle est morte », m'a dit un jour un pasteur qui a été pris comme esclave sexuel avec d'autres personnes de son village. Les militaires les violaient régulièrement et ensuite les obligeaient à violer d'autres prisonniers. Cela a duré des mois et des mois. Et ce pasteur m'a dit : « Vous me voyez, vous pensez que je vis mais à l'intérieur je suis déjà mort. » Et c'est ça les violences sexuelles. Les femmes qui ont été victimes de violences sexuelles ne s'en sortent que très difficilement. Et pour les hommes, c'est encore plus difficile. Ils se sentent très diminués psychologiquement. Il y en a même qui deviennent impuissants. Quand elles arrivent, les victimes ne peuvent même pas parler. Elles se mettent à pleurer... Elles essayent de vous expliquer ce qui s'est passé mais il y a une perte de mémoire. Il faut du temps pour qu'elles parviennent à tout raconter, surtout celles qui sont restées esclaves sexuelles pendant longtemps. Souvent elles s'énervent et deviennent très irritables. Par exemple, quand j'ai gardé une femme chez moi qui avait été abusée, elle se mettait en colère dès que mes enfants évoquaient leur enfance parce que, elle, n'avait connu que des abus sexuels au même âge.... C'est vraiment pas facile. Quels problèmes médicaux entraînent ces viols ? Il y a d'abord l'augmentation des maladies sexuellement transmissibles et notamment le Sida. Il y a aussi des déformations de la hanche et des incapacités pour certaines femmes à mettre des enfants au monde. Certaines ne peuvent plus avoir de relations sexuelles avec leur maris. D'autres ne peuvent même plus travailler à cause des séquelles de l'agression. En plus du viol, les agresseurs font des choses atroces sur le corps : étranglement, coupures, brûlures, coups sur la tête.... Les plaies s'infectent et le pue commence à couler... Certaines femmes ressentent des douleurs au ventre, au dos pendant plusieurs mois voire plusieurs années après leur viol. Certains doivent subir des opérations médicales deux fois, trois fois, quatre fois. En 2004, une jeune fille de 14 ans, prise comme esclave sexuelle, était arrivée dans notre locale... L'intestin, la vessie, tout était compressé, écrasé. Elle avait mal, mal. C'est comme si elle avait des cailloux dans le bas ventre. Il fallait absolument une intervention médicale. A l'hôpital le médecin nous a dit : « Moi je suis là je suis d'accord pour l'opérer mais il n'y a pas de matériel, pas de médicaments. Il faut en acheter. » Mais ce jour-là on n'avait pas d'argent. C'était tout au début de notre mouvement. Nous n'avions pas encore de bailleurs de fonds. On courrait derrière les institutions internationales, derrière les ONG pour obtenir de l'aide. On est quand même parvenu entre nous avec le peu qu'on avait à cotiser de l'argent. On a acheté tout ce qu'il fallait et la fille a pu être opérée.
Entretien avec la militante Julienne Lusenge
Comment, après le viol, les femmes parviennent-elles à revenir à leur quotidien ? Après le viol, la vie reste très difficile. Les plus jeunes ne peuvent pas retourner à l'école. On doit les soutenir financièrement. Beaucoup de femmes sont discriminées, rejetées par la famille et la communauté. Encore aujourd'hui ! Les mentalités n'ont pas évolué. Le mari fait des reproches à sa femme. « Mais pourquoi c'est toi qui t'es fait violer. Pourquoi c'est arrivé à toi et pas aux autres ? Je ne te veux plus ». Il y a quand même des maris qui veulent bien garder leur femme mais ils subissent le plus souvent la pression de la famille. En fait, dès qu'une femme est violée, on est persuadé qu'elle a le Sida... Donc la belle-famille dit non... non il faut plus approcher cette femme. Ou bien la belle-famille dit qu'elle porte malheur, qu'elle est possédée, qu'elle ne peut plus faire de bons enfants. Donc si l'homme n'est pas suffisant fort économiquement, s'il vit avec le champs de sa famille, avec les moyens de sa famille, il finit pas renvoyer sa femme. Je connais aussi certains couples qui décident de partir un temps et puis qui reviennent. Mais, dans tous ces cas, on essaie avec mon association d'accompagner la femme et le mari. D'ailleurs nous avons des conseillers homme qui font des médiations conjugales. Comment les enfants issus des viols sont-ils intégrés à la famille et à la communauté ? Pour les femmes, c'est très dur à accepter. Certaines nous jettent leurs enfants aux nez. Je me souviens d'une fille qui a été esclave sexuelle pendant quatre ans, de 12 à 16 ans. Elle est revenue dans son village avec un petit garçon et le jour où je l'ai rencontrée, elle m'a dit : « De tout ce que j'ai eu comme souffrance, le pire souvenir que j'ai c'est cet enfant. » Elle me montrait l'enfant vraiment avec colère. Dans des cas comme ça, nous parlons avec la fille, nous rencontrons sa famille et nous cherchons ensemble une solution de réinsertion. « Maintenant l'enfant est là. Il faut que tu fasses avec mais toi que veux-tu faire ?» Cette jeune fille voulait retourner à l'école. On a alors passé un contrat avec la famille qui produisait des arachides. On s'est engagé à acheter tous les mois telle quantité d'arachide pour financer la scolarisation de la jeune fille. Depuis 2005, nos actions d'accompagnement ont abouti. Certaines victimes ont repris l'école avec succès et ont été diplômées, d'autres ont acheté des champs ou un moulin pour moudre le manioc. D'autres encore ont réussi à se marier et nous ont invités à la cérémonie. Ces viols massifs engendrent-ils une terreur généralisée ? Oui bien sûr. Nous avons toutes peur d'être violées. Chaque femme a peur. Est-ce que nous pouvons sortir tranquillement, aller aux champs ou à la source pour tirer de l'eau ? Non. C'est une angoisse permanente. Cela limite les déplacements, la manière de s'occuper de la famille Il y a aussi des menaces qui pèsent sur ceux qui aident les victimes des viols. En janvier dernier, une de mes collègue a failli être tuée. Ils sont rentrés chez elles, ils l'ont tabassée, lui ont pris l'argent, lui ont enlevé les habits. Elle avait le fusil sur la tête. Ses enfants qui étaient à la maison ont commencé à crier et ont couru chez les voisins pour demander de l'argent. Et c'est comme ça, en donnant 1700 dollars qu'ils ont sauvé leur mère. Moi aussi j'ai été menacée plusieurs fois à cause de mon travail.
Entretien avec la militante Julienne Lusenge
Le cheval de bataille de votre association est d'offrir aux victimes un accompagnement judiciaire. Parvenez-vous à traduire en justice de nombreux violeurs ? En 2009, nous avons accompagné 244 victimes. 144 sont allés devant les juridiction et 74 dossiers ont gagné leur procès. Dès qu'une victime arrive dans notre local, nous l'écoutons, nous cherchons les preuves et les témoins. Et si elle dit vouloir aller en justice, nous lui offrons un accompagnement. Nous payons les avocats avec l'aide financière de nos partenaires. Et quand il y a trop de dossiers qui traînent, nous organisons les déplacements des juges dans les villages pour que se tiennent les audiences et pour que les jugements soient prononcés devant les villageois. Cela donne du poids au jugement et une leçon à l'ensemble de la communauté. L'année dernière, nous avons organisé dix déplacements de la sorte. C'est un bon bilan mais dans les faits, mais l'application des peines posent un problème. Alors que les textes juridiques prévoient entre 5 de 20 ans de prison en cas de viol avéré, le juge condamne pour 6 mois, 18 mois, 2 ans parfois il va jusqu'à 15 ans mais jamais vraiment plus. Et certains détenus ne font même pas toute leur peine. Comme ils le disent dans les livres, c'est laissé à l'interprétation des juges. En claire, ils font ce qu'ils veulent avec la loi. Même les réparations qu'ils demandent, c'est vraiment minime par rapport ce qu'ont subi les victimes. Pour un viol avec violence, il est demandé entre 300 et 100 dollars. C'est pas beaucoup... Croyez-vous encore en l'ONU ? Je crois en l'ONU en tant que structure mondiale qui ouvre le dialogue entre l'ensemble des pays et porte la voix des sans-voix. Mais quand l'ONU prend des résolutions, là, ça devient difficile. « Nous condamnons, nous déclarons... » Cela ne va jamais plus loin que ces mots... Les gouvernements le savent et laissent passer l'orage. L'ONU doit réflechir sur comment elle peut rendre ses décisions effectives. Envoyer des hommes ou demander à un pays de s'occuper du problème. Pourquoi l'ONU ne reconnaît-elle pas son incapacité à trouver une solution pour résoudre le conflit dans l'Est de la RDC ? La communauté internationale dépense beaucoup de moyens pour aider la population mais la population continue de souffrir. C'est l'inadéquation. Il faut aller à la racine du problème : la guerre. Il faut trouver une solution militaire et politique au conflit.

Le viol, une arme de guerre

Depuis 2008, L'ONU reconnaît le viol comme une arme de guerre. « La résolution 1820, adoptée le 19 juin 2008, reconnaît que l'utilisation des violences sexuelles comme tactique de guerre est une question de paix et de sécurité internationale. La résolution constate que les violences sexuelles systématiques et répandues peuvent aggraver les conflits armés, constituer une menace pour la paix et la sécurité internationale et avoir un impact sur la réconciliation, le développement et la paix durable. Les violences sexuelles posent de sérieux problèmes physiques, psychologiques et de santé aux victimes, et ont des conséquences sociales directes sur les communautés et la société toute entière.»