Entretien avec Makhily Gassama

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“Je ne connais pas de pays qui ait réussi son indépendance“

“Je ne connais pas de pays qui ait réussi son indépendance“
Professeur de lettres sénégalais, Makhily Gassama a été directeur du Centre d'Études des civilisations à Dakar, conseiller culturel du président Léopold Sédar Senghor, ministre de la Culture et ambassadeur du Sénégal. Qu'est-ce qui a provoqué cette décolonisation rapide de 1960 ? Le Général de Gaulle savait que l’indépendance des pays africains était inéluctable. C’est une des conséquences de la Deuxième Guerre mondiale. Le Général disait, à l’ouverture de la conférence de Brazzaville, le 30 janvier 1944, alors que la guerre n’était pas encore finie : « Cette guerre a pour enjeu ni plus ni moins que la condition de l’homme et que, sous l’action des forces psychiques qu’elle a partout déclenchées, chaque individu lève la tête, regarde au-delà du jour et s’interroge sur son destin ». Il est néanmoins à reconnaître que le Général ne s’attendait pas à une telle accélération du processus : à Brazzaville, comme à Dakar, comme ailleurs, à la veille du fameux référendum du 28 septembre 1958, il s’est appesanti, certes, sur la nécessité pour un peuple de recouvrer sa liberté, de gérer librement ses affaires, en un mot, d’être indépendant, mais il semblait convaincu que pour accéder à l’exercice de la souveraineté, les Africains, avec l’aide de la France et au sein de la communauté française, doivent « s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il soit ainsi ».
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Le Général De Gaulle accueilli par Félix Eboué en Afrique Equatoriale Française pendant la Seconde Guerre mondiale (Library of Congress).
Le Général est souvent revenu sur cette idée-promesse durant sa longue tournée d’information sur le référendum. C’est dire qu’à Brazzaville, en 1944, il ne s’attendait pas à voir nos pays indépendants si tôt. On est en 1944 et en 1960, 17 pays sont indépendants ! La vérité est que le vent de l’indépendance n’a épargné aucun pays de ce que le Général appelait « l’Afrique française ». Les leaders politiques africains étaient débordés. Les hautes autorités politiques du Sénégal, L. S. Senghor et Mamadou Dia, étaient comme miraculeusement absentes de Dakar à l’arrivée du Président du Conseil de la République française, accueilli par Valdiodio Ndiaye, ministre de l’Intérieur, représentant à ce meeting le Président du Conseil du Gouvernement du Sénégal, Mamadou Dia. Son discours, prononcé après la brève allocution de Lamine Guèye, Sénateur-Maire, était sans conteste un « discours historique » : critique lucide et courageuse (en dépit de nombreuses précautions oratoires) des avant-projets constitutionnels. Et le ministre sénégalais de l’Intérieur a su exprimer l’aspiration des peuples de l’Afrique française : « Nous disons Indépendance d’abord, mais en nous fixant ce préalable nous ne faisons qu’interpréter l’aspiration profonde de tous les peuples d’Afrique Noire à la reconnaissance de leur personnalité et de leur existence nationale ». Et il se prononça contre la balkanisation prévue dans les avant-projets constitutionnels et trouva « faux » le dilemme « Fédération ou sécession » du Général. En revisitant les archives avec le recul, on est frappé par ce fait fort curieux : partout le Général est salué comme un « grand homme », un « génie », un « sauveur », comme un messie, mais en même temps, très souvent, le désir d’indépendance est proclamé avec foi, certes avec courtoisie, mais souvent avec force. Le discours de Valdiodio Ndiaye est un excellent exemple du genre.
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Tirailleur sénégalais aux ordres de la France dans les années 40 (Library of Congress).
Quel rôle ont joué les mouvements indépendantistes ? Le rôle joué par les mouvements indépendantistes a été déterminant. Ils étaient souvent réduits dans les discours officiels français à des « groupuscules ». Le « déchirement » de nos leaders politiques, qui ont appelé à voter « oui » au référendum du 28 septembre 1958, a été provoqué par leur détermination, leurs campagnes intempestives ; parmi ces mouvements, il y avait certes des partis politiques, mais aussi des syndicats, des mouvements associatifs, surtout des mouvements de jeunes. Le ministre de l’Intérieur du Sénégal, Valdiodio Ndiaye, était, lors du meeting de Dakar, à la veille du référendum, dans une posture peu confortable : d’un côté, trônait le Général de Gaulle, de l’autre, s’agitaient avec détermination « les porteurs de pancartes » réclamant l’indépendance de toute leur force. En prenant la parole, c’était à eux que le Général s’est d’abord adressé, non sans nervosité, avant de répondre aux officiels qui l’entouraient. Franchement, on ne peut pas dire, sans trahir l’Histoire, que les indépendances ont été « données ». On peut tout simplement reconnaître la complexité du processus qui, de 1944 à 1960, a conduit les pays de « l’Afrique française » à la souveraineté internationale. 50 ans plus tard, quel est le pays africain qui, selon vous, a le mieux réussi son indépendance ? Ce qui est fâcheux dans les manies de l’Afrique des indépendances, c’est qu’elle se contente de peu. Absence de grandes ambitions au service non pas des individus isolés mais à celui du plus grand nombre. Si l’on fait deux pas là où d’autres, nos semblables par les conditions vécues, ont fait cent pas, nous nous mettons à contempler la distance parcourue et à nous en réjouir sans retenue. Partout des spectacles tonitruants pour célébrer des réalisations minces comme une lame de rasoir. Je ne connais pas de pays qui ait franchement réussi son indépendance. En citer un, c’est insulter son peuple qui vit dans une misère inadmissible en ce XXIème siècle où l’homme, pourtant, a accompli suffisamment de prouesses techniques pour endiguer la faim et améliorer les conditions matérielles de notre existence. Aucun pays africain n’a réussi à s’en servir. Considérez-vous que l'Afrique d'aujourd'hui soit décolonisée ? Non, l’Afrique n’est pas décolonisée, n’en déplaise à ma sœur, Axelle Kabou, auteur de l’ouvrage Et si l’Afrique refusait le développement ?. Elle n’aime pas qu’on parle de « colonisation », de « traite négrière » ; c’est rien tout cela aux yeux de ma sœur ; d’autres peuples ont connu les mêmes misères et ils ont fermé leur gueule. Elle n’aime pas qu’on glorifie nos princes d’antan puisqu’ils étaient des tyrans, des sanguinaires. Ne lui parlez pas de « culture africaine » parce qu’elle est vide et stérile, parce que la technique occidentale est là pour remplacer tout cela et nous la faire oublier. En tout cas, elle a interdit beaucoup de choses et de choses encore, comme l’on dit dans mon village. Beaucoup de choses interdites surtout aux intellectuels africains, ces emmerdeurs de tourner en rond et qui empêchent les toubabs de faire leurs bons boulots et leur « repos dominical », comme dit l’autre, le sénégalais L. S. Senghor. Ma sœur Axelle Kabou a dit que les autres misérables dominés et castrés dans d’autres parties du monde ont fermé pour de bon leur grande gueule. Elle se demande et s’indigne pourquoi la nôtre est toujours ouverte sur ces futilités de massacres des centaines de millions d’hommes et de femmes en quatre siècles de traite négrière seulement et trois siècles de colonisation seulement, je crois. Je ne suis pas très fort en chiffres, c’est pourquoi d’ailleurs, n’en déplaise à ma sœur Axelle Kabou, je n’ai pas de connaissances techniques, ni technologiques, ni scientifiques. Sans blagues, ma sœur a dit beaucoup de vérités sur nous. Elle nous a fait passer au vitriol. L’analyse est souvent fine, mais je ne comprends pas pourquoi elle ignore les dégâts causés par la puissante Françafrique depuis la proclamation de nos indépendances. Je ne comprends pas tant d’acharnement, chez elle, à dédouaner l’Occident et dans la traite négrière et dans la colonisation. Et elle nous file l’ardoise ! C’est trop facile pour une avocate talentueuse de l’Occident, n’est-ce pas ? Comme je ne suis qu’un pauvre et misérable « Vendredi » comme elle nous nomme, il y a beaucoup de choses que j’ai aimées dans son livre et que j’aurais volontiers signées avec fierté, mais il y a aussi beaucoup de choses que je n’ai pas comprises et cela me fâche. Je répète avec conviction et sérieux que l’Afrique francophone n’est pas décolonisée, mais il ne faut pas le dire à ma sœur Axelle Kabou. Elle va se fâcher !
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Village sénégalais au début du XX siècle (Library of Congress).
Comment l'Afrique peut-elle réussir à prendre son destin en main ? Il nous faut enfin un sursaut de dignité devant nos maigres réalisations, devant les mains toujours tendues. Jamais un peuple, par humanisme, n’a développé un autre peuple. L’Afrique doit compter d’abord sur ses propres forces, sur la force de travail de ses hommes et femmes et sur l’exploitation rationnelle des ressources naturelles. Pour cela, elle doit insister sur la formation de sa jeunesse dans toutes les branches du savoir humain. Nous devons dompter la technique ; toutes les communautés humaines, à un moment donné de leur marche dans l’Histoire, ont donné à l’Humanité les produits de leur génie inventif. La France, 60 ans avant la décolonisation, avait bien compris que la meilleure façon de mettre les ressources africaines en valeur, qu’elles soient naturelles ou humaines, c’est de créer de grands ensembles ; et l’AOF et l’AEF avaient été créées. Et 60 ans après, contrainte de nous libérer à cause de l’état du monde, elle nous a imposé la balkanisation et la forte personnalité du Général de Gaulle a fini par intimider la plupart de nos leaders politiques de l’époque. Et le génie de Foccart a donné vie et force à la balkanisation. C’est une vérité élémentaire qu’il faut ressasser : l’Afrique ne se développera pas sans grands ensembles comme il en existe avant les indépendances. Les régions du globe se regroupent ou cherchent à se regrouper pour former de grands ensembles quand l’OUA, devenue UA sans raison, continue ses kermesses flamboyantes. Les intellectuels, les ONG, les syndicats, les associations de jeunesse doivent aider à l’installation d’une opinion publique africaine, qui, seule, peut permettre la résolution d’un certain nombre de questions, comme la création des Etats-Unis d’Afrique. La plus grande plaie de l’Afrique, facteur de tous ses maux, c’est l’absence totale de démocratie, qui permet aux plus médiocres de gouverner nos Etats, de jouer aux roitelets et de retarder le développement du continent pour encore des décennies. Ces médiocrités s’appuient sur des réseaux internes et externes dont la force de nuisance fait reculer les plus téméraires d’entre nous. Ils ont dénaturé la démocratie sur le continent africain ; ils ont créé une profonde confusion entre « démocratie » et « multipartisme » à tel point qu’aux yeux de la masse et de nombreux cadres, « démocratie » = « multipartisme ». Les plus subtils parlent maintenant de « démocratie apaisée » pour éviter de parler de « parti unique ». C’est pire que le parti unique car c’est le partage planifié du gâteau entre plusieurs partis politiques. L’absence de culture démocratique : c’est ça qui a marqué l’Afrique de ce demi-siècle d’indépendance et qui perdure. Nous sommes, au vrai, les vrais responsables de la stagnation du continent. Si j’en ai personnellement voulu au président français Nicolas Sarkozy, c’est qu’il s’est délibérément tu, lors de son fameux discours à Dakar, sur les tyrannies dont souffre l’Afrique depuis 1960, sur le développement aux seuls profits des chefs d’Etat et de leurs proches, sur les manœuvres criminelles des réseaux de la Françafrique. L’Afrique du XXIe siècle doit beaucoup attendre des ONG, de la vie associative, des syndicats, bref de la société civile. Les politiques ont lamentablement échoué ; ils ont passé 50 ans à s’exhiber dans les médias, à détourner l’attention de nos hommes et femmes des médias de l’essentiel : rien de ce qui ne leur ressemble pas n’est national ! L’histoire de ces 50 ans d’exercice de la souveraineté par nous-mêmes nous enseigne qu’il est dangereux de laisser tout entre les mains de notre prétendue élite politique ; elle n’a pas assumé ses responsabilités ; elle a spolié et humilié le continent. Elle est assurément irresponsable. Les journalistes, qui relaient et amplifient quotidiennement leurs moindres caprices et fantasmes, doivent savoir que les vrais acteurs du développement sont ailleurs et que la distraction a trop duré. Propos recueillis par Camille Sarret

Publications de Makhily Gassama

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Makily Gassama a coordonné l'ouvrage collectif 50 ans après, quelle indépendance pour l'Afrique, qui doit paraitre en février 2010 aux éditions Philippe Rey. Suite au discours du président français à Dakar en 2007, qui avait choqué un grand nombre d'Africains, il a dirigé la publication L' Afrique répond à Nicolas Sarkozy aux éditions Philippe Rey (2009). Il a également écrit La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris, ACTT/Karthala (1995).