TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...
Partager

Entretien. Macky Sall sur TV5MONDE : "Il faut continuer à plaider pour un nouvel ordre mondial"

Le président du Sénégal Macky Sall s'exprime dans un entretien pour TV5MONDE sur le moratoire sur la dette de 76 pays, dont une quarantaine se trouve en Afrique subsaharienne. Il avait lancé un appel pour annuler la dette africaine en mars dernier. Macky Sall évoque aussi la suspension de la contribution financière des États-Unis à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ainsi que de nombreuses problématiques liées à la pandémie du Covid-19. Entretien réalisé par Françoise Joly sur Internet ce vendredi 17 avril.
TV5MONDE : Le coronavirus est arrivé un peu plus tard sur le continent africain, après la Chine, l'Europe, les Etats-Unis. Il se développe rapidement aujourd'hui en Afrique. Votre pays, le Sénégal, fait figure d'exception. Vous avez un peu plus de 300 cas déclarés à ce jour, 60% de cas sont guéris, et trois personnes sont mortes. On voit bien que c'est une course de vitesse dans laquelle la planète s'est engagée contre cette épidémie. Est-ce que vous diriez que le Sénégal est peut-être en train de gagner cette course ? 

Macky Sall : Il est prématuré de dire que nous avons gagné la course, car nous ne savons pas encore quand nous atteindrons le pic de la maladie au Sénégal et en Afrique.

Notre chance a été de voir l'évolution de la maladie d'abord en Chine, puis en Europe, et aux États-Unis. Nous avons donc pu anticiper et prendre des mesures précoces, en matière de confinement ou semi confinement, mais aussi en matière de fermetures des frontières et des établissements publics. Autrement, évidemment, la situation aurait été beaucoup plus dramatique.

Nous avons aussi pris des mesures de limitation de circulation et d'interdiction de rassemblement, et de tout ce qui pourrait faciliter la propagation de la maladie. Les dispositifs varient selon les pays.
 

Nous avons connu par le passé des épidémies en Afrique, en Afrique de l'Ouest. Je rappelle le cas d'Ebola. Toutes ces épidémies consécutives ont finalement donné de la résilience au pays, ont au fil du temps amélioré le système de ripostes, ainsi que de gestion des maladies et des épidémies. Ce qui fait qu'au Sénégal, dès le mois de janvier, dès l'apparition de la maladie à Wuhan, puisque s'est posée la question du rapatriement de nos étudiants, j'ai pris la décision de ne pas les rapatrier. Ils ont été exceptionnels. Par la grâce de Dieu, ils n'ont pas été malades là-bas. Dès lors, nous avons créé des comités de crise en janvier.

Nous avons systématiquement mis en isolation les malades dans les hôpitaux.

Macky Sall, président du Sénégal

En février, nous avons aussi développé des stratégies d'identification et de contingentement. Cela a permis assez rapidement, dès que le premier cas est apparu, le 2 mars dernier, de mettre tout en branle pour que toutes les personnes identifiées comme positives ainsi que leurs contacts soient tout de suite retrouvées.

Nous avons systématiquement mis en isolation les malades dans les hôpitaux, ainsi que tous leurs contacts que nous avons mis en quarantaine dans les hôtels qui étaient de toute façon fermés. Tout cela a freiné la propagation de la maladie.

Le nombre de cas en rémission est très important puisque nous dépassons les 62% de taux de guérison. Cela est certainement dû à la jeunesse de la population africaine, qui est aussi porteuse du Covid-19, mais aussi et surtout au professionnalisme de nos médecins, qui n'ont pas hésité à utiliser des molécules capables d'endiguer la maladie, ou en tout cas, qui ont donné des résultats très satisfaisants. Je pense en particulier à l'hydroxychloroquine qui a été administrée. Cela participe au taux de guérison global.
 Je profite de l'occasion pour féliciter et remercier nos médecins et tout le corps médical au Sénégal, mais aussi le professeur Raoult qui a proposé cette molécule pour le traitement du Covid-19.


Vous avez cité Ebola. Les épidémies auxquelles a dû faire face le continent vous a permis peut-être d'avoir une longueur d'avance sur d'autres pays, ou d'autres régions du monde comme l'Europe ou les États-Unis. C'est ça qui vous a donné cette longueur d'avance ? 

Oui, il y a eu des répétitions d'épidémies, au fil du temps. Il n'y a pas qu'Ebola, il y a eu des épidémies de rougeole, des épidémies de toutes sortes. Finalement, les gens sont habitués tous les ans, tous les deux ans, à gérer une épidémie quelconque. Donc cela donne, au fil du temps, de la résilience, et a dû participer à mon avis, à ce que l'Afrique se soit bien préparée avant que le virus n'arrive. Cela aurait été plus difficile si, tout de suite après la Chine, cela avait été le tour de l'Afrique.
 

Ce qu'on voit en Europe et aux États-Unis nous a permis de prendre des mesures qui font que globalement, sur le continent africain, la situation est encore maîtrisée. Mais il ne faut pas baisser la garde. Il y a la propagation de la contamination dite communautaire, et si on ne prend pas garde, on atteindra des niveaux où nos systèmes de santé ne pourront pas faire face, et nous irons vers une hécatombe. 


Vous n'avez pas instauré de confinement généralisé au Sénégal, comme d'autres pays en Afrique, au Bénin par exemple. Le président Talon a d'ailleurs déclaré : "Ce confinement aurait pour conséquence d'affamer tout le monde à la fois, trop longtemps". C'est cela aujourd'hui le dilemne du continent africain ? Mourir de faim ou tomber malade ? 

Non, je ne parlerai pas en ces termes. D'abord, nous devons éviter tout mimétisme. Tous les pays sont différents, les systèmes économiques et sociaux sont différents. Par conséquent, ce qui est valable en Europe, en France, ne l'est pas chez nous. C'est pourquoi nous avons eu une approche graduelle.

Peut-être arriverons-nous un jour à un confinement général, je ne le souhaite pas.

Macky Sall, président du Sénégal

Nous avons graduellement arrêté les rassemblements, fermé les établissements recevant du public, les écoles et universités, et nous avons fermé les frontières. Nous avons émis un couvre-feu, avec un état d'urgence. Cela nous a permis de contenir la maladie au Sénégal.

Mais nous avons aussi pris le problème à l'inverse en décidant de confiner les malades, leurs contacts. C'est un nombre plus faible. Il est plus facile de confiner ces personnes que la population toute entière. Nous progressons dans la riposte en fonction de l'évolution.

Peut-être arriverons-nous un jour à un confinement général, je ne le souhaite pas. Tant que les choses évoluent dans ce sens, avec l'inversement de la courbe des malades et des guérisons, je pense qu'on peut arriver à une perspective heureuse, si nous réussissons à maîtriser les cas de contamination communautaire.

C'est pour tout cela que nous nous battons aujourd'hui. Nous allons donc demander de changer les horaires du couvre-feu, et que les masques soient obligatoires dans les établissements publics. Il y a énormément de mesures qui peuvent être prises, et ce, en fonction des pays. C'est pour cela qu'au Sénégal, pour le moment, je ne prône pas le confinement général. 


Vous avez évoqué la prescription de médicaments à base d'hydroxychloroquine, et avez salué les travaux du professeur Raoult. Pourtant, l'efficacité de la molécule n'a pas encore été scientifiquement prouvée, c'est ce que dit l'Organisation Mondiale de la santé, l'OMS. Le médicament est en phase d'essai clinique, dans plusieurs pays. Dans le doute et en absence de remèdes, fallait-il le prescrire ce médicament ? 

Vous savez, en période normale, je serais d'accord avec cette approche. Il faut faire des essais clinique en masse, avec des procédés connus. Mais en période de pandémie, où des gens meurent par milliers, nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d'exiger d'être dans cette condition optimale avant d'agir. Les gens qui meurent, si l'hydroxychloroquine peut les guérir, pourquoi ne pas la leur donner.

Surtout que, en tout cas en ce qui nous concerne, en Afrique, c'est une molécule très connue, qui a souvent été prise dans le cadre d'un traitement antipaludique. Par conséquent, aujourd'hui, si je prends le cas du Sénégal, qui a un taux de guérison qui dépasse les 60%, grâce à cette molécule, je préfère voir les malades guérir de cela plutôt que d'attendre des procédés scientifiques qui soient plus conséquents.

[Didier Raoult] n'a pas oublié ses origines dakaroises. Je voudrais donc le saluer, et saluer ses efforts de recherche.

Macky Sall, président du Sénégal

Quand on sera sortis de cette pandémie, la discussion scientifique se poursuivra. Et c'est ainsi de tout temps. À chaque nouvelle découverte, les scientifiques sont en désaccord et c'est normal. Pour l'instant, au vu des bénéfices de l'utilisation de cette molécule, et de ses résultats, je pense qu'il serait malvenu de refuser de l'administrer aux malades. 


Le professeur Raoult, que vous avez salué plus tôt est un enfant de Dakar. Il est né et a grandi à Dakar. 

Bien sûr, cela fait plaisir de savoir qu'il est natif de Dakar. Il n'a pas non plus oublié Dakar et l'Afrique, puisqu'il a continué à travailler avec les médecins et les professeurs sur les maladies infectieuses. Quelque part, il n'a pas oublié ses origines dakaroises. Je voudrais donc le saluer, et saluer ses efforts de recherche.

Maintenant nous devons tous nous concentrer sur les moyens de guérir les malades et surtout, que nous puissions arriver à trouver un vaccin contre le Covid-19. Parce que c'est ce qui nous sortira de cette situation catastrophique.

Les conséquences économiques vont être beaucoup plus graves, au vu du nombre de pertes d'emplois, de la récession qui s'annonce, et donc des conséquences sociales incalculables de cette maladie. 


Vous avez demandé, le 25 mars dernier, l'annulation de la dette publique des pays africains. Le président français Emmanuel Macron avait soutenu votre demande, lundi 13 avril en s'adressant aux Français. Le G20 vient de décider ces derniers jours un moratoire, une suspension du service de la dette de 76 États à bas revenus.
Il s'agit d'un moratoire pendant un an sur les intérêts de la dette et cela concerne une quarantaine de pays africains. Si cette mesure est saluée comme une grande avancée diplomatique, elle est pour beaucoup un petit geste financier. Vous qui avez demandé une annulation, que pensez-vous de cette décision ?


D'abord je salue ce geste du G20. C'est un geste en direction de la demande d'annulation de la dette. Je salue également l'initiative du président Emmanuel Macron qui a échangé avec de nombreux chefs d'État africains, avec l'Union Africaine, qui a été très actif.

Je salue aussi la réaction de Sa Sainteté le Pape François qui a lui aussi demandé l'annulation de la dette. Ce qui a été fait est un geste important mais pas suffisant.

Nous devons avoir le courage d'aller au-delà du rééchelonnement de la dette - d'aller vers l'annulation de la dette publique et de rééchelonner la dette privée.

Macky Sall, président du Sénégal

Nous avons aujourd'hui le devoir de renforcer la solidarité mondiale, nous avons le devoir de faire en sorte que partout dans le monde, les systèmes de santé soient des systèmes résilients, que les effets du Covid-19 soient atténués, au plan économique comme social. Pour cela, le rééchelonnement de la dette va certainement donner des espaces budgétaires pour les pays africains qui leur permettra de faire face au combat, mais pas de façon définitive.

Mais que faisons-nous pour les conséquences économiques, comme les pertes d'emploi, les fermetures des entreprises, des industries ? Nous avons besoin justement, que la solidarité se poursuive à ce niveau, et que le G20 peut-être prenne l'année pour réfléchir aux meilleurs mécanismes.

À mon avis, pour un nouvel ordre mondial, nous devons avoir le courage d'aller au-delà du rééchelonnement de la dette, d'aller vers l'annulation de la dette publique et de rééchelonner la dette privée. Ce qui nous permettra véritablement, dans l'après Covid-19, d'engager un nouvel ordre mondial.


C'est un premier pas pour vous, pour aller vers un nouvel ordre mondial, comme vous l'avez écrit dans une tribune dans un quotidien sénégalais. Dans cette tribune, vous dites aussi que ce nouvel ordre mondial ne pourra se construire que "s'il s'instaure un nouvel esprit dans lequel il n'y a pas de centre civilisationnel supérieur qui dicte aux autres leur façon d'agir".
Sur qui pensez-vous pouvoir vous appuyer pour cela ? Quelles seront les bonnes volontés qui pourront vous accompagner ? Nous voyons bien que nous ne sommes pas tellement dans une période du multilatéralisme, et que beaucoup d'États risquent de manquer de bonne volonté pour construire ce nouvel ordre mondial. On l'a vu avec la décision des États-Unis envers l'OMS. 


Les bonnes volontés, c'est vous et moi. Ce sont les journalistes, les penseurs, les intellectuels, mais aussi les chefs d'État. C'est tout le monde. Il faut continuer à plaider pour un nouvel ordre mondial.

Je voudrais vraiment inviter instamment [Donald Trump] à maintenir la contribution américaine [à l'OMS].

Macky Sall, président du Sénégal

Parlant de l'OMS, je saisis cette tribune pour demander au président Donald Trump de réviser sa position, de suspendre sa décision, en tout cas durant cette pandémie. Après la pandémie, nous aurons certainement le temps d'approfondir les questions que les États-Unis ont posées. Je voudrais vraiment l'inviter instamment à maintenir la contribution américaine pendant que nous sommes dans cette phase de pandémie.

Puisque l'OMS accompagne un certain nombre de pays dans le conseil. Si l'OMS n'a pas tous ces moyens, cela impactera les pays les moins riches. J'espère être entendu.

Par ailleurs, je ne désespère pas que nous y arriverons, puisqu'il y a des pays, des dirigeants engagés. J'ai parlé du président Emmanuel Macron, je parle de la chancelière Angela Merkel. Je peux parler des autorités de l'Union Européenne, du président du Conseil Européen Charles Michel, de la présidente de la commission, qui est très engagée.

Il y a des institutions multilatérales comme le Fonds Monétaire International. Je salue sa réaction. Pour une fois, cela a été une réaction d'anticipation. Le président de la Banque Mondiale a demandé l'annulation de la dette. Il a prouvé que l'allégement est certes utile, mais pas suffisant. Donc, il y a des partisans de ce nouvel ordre mondial, de plus de solidarité, qui devra à mon sens, poursuivre ce combat pour le gagner. Je ne désespère pas d'y arriver. 


Est-ce que vous lancez aussi un appel au président chinois, Xi Jinping. La Chine détient 40% des créances de l'Afrique, soit 133 milliards d'euros de prêts. Vous lui demandez aussi à lui de faire un geste envers l'Afrique, compte tenu de la crise qui frappe les économies africaines pendant cette pandémie ?

Oui, au-delà de lancer un appel aux dirigeants du G20, qui contient la Chine, j'ai saisi le président Xi Jinping en tant que co-président du Forum Chine-Afrique, pour renforcer le soutien de la Chine en Afrique, sur le plan sanitaire, mais aussi pour réfléchir avec nous et les dirigeants du G20 sur l'annulation de la dette publique et le rééchelonnement de la dette privée.

Quand je suis dans des zones lointaines, hors du Sénégal : mon premier réflexe est de chercher une chaîne francophone. TV5MONDE est là pour cela.

Macky Sall, président du Sénégal

Monsieur le président, nous arrivons au terme de cet entretien. Vous êtes sur TV5MONDE, la chaîne de la francophonie. Avant de nous quitter, auriez-vous un message, en cette période si difficile, à destination de cette grande communauté francophone qui regroupe 350 millions de personnes dans le monde ? 

Je voudrais remercier TV5MONDE. Je me dis toujours, quand je suis dans des zones lointaines, hors du Sénégal : mon premier réflexe est de chercher une chaîne francophone. TV5MONDE est là pour cela.

Depuis très longtemps, cette chaîne accompagne tous les francophones. Je souhaite la paix à l'ensemble de nos locuteurs francophones dans le monde entier. Je suis sûr que nous allons vaincre cette maladie, et continuer la résilience de nos pays, pour une humanité nouvelle, plus solidaire.

Mais aussi un monde qui redéfinira ses priorités car nous voyons bien qu'avec l'apparition du Covid-19, malgré la puissance nucléaire des États, malgré les milliards de dollars qui font l'objet de transactions au quotidien, tous nos pays ont été si fragiles et si faibles devant le Covid-19. Cela donne à réfléchir. J'espère qu'après cette pandémie, le monde retrouvera un nouvel équilibre.