Ethiopie : "Abiy Ahmed veut montrer que son parti est avant tout politique et va au-delà des conflits communautaires"

Les élections régionales et législatives du 21 juin en Ethiopie se déroulent sur fond de guerre civile et de tensions inter-communautaires alors que plusieurs circonscriptions ne peuvent s’exprimer dans les urnes. L’issue du scrutin permettra de reconduire ou non Abiy Ahmed au poste de premier ministre. Entretien avec Patrick Ferras, président de l’association Stratégies africaines, docteur en géopolitique et auteur de l’ouvrage « Apprendre et comprendre l’Afrique actuelle ».

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Des employés des bureaux de vote délivrent des bulletins à Addis Abeba en Ethiopie, le 20 juin 2021. 

Des employés des bureaux de vote délivrent des bulletins à Addis Abeba en Ethiopie, le 20 juin 2021. 

AP/ Ben Curtis
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TV5MONDE : Le contexte actuel permettra-il au scrutin de se dérouler normalement et démocratiquement comme Abiy Ahmed l’a promis?

Patrick Ferras, président de l’association Stratégies africaines, docteur en géopolitique : Les élections qui vont se dérouler demain sont un grand moment national. Comme tous les 5 ans, les élections législatives vont mener à la nomination du premier ministre. Ce sont des élections qui ont été repoussées à la suite de la pandémie de Covid-19 puis à des problèmes d'organisation et de logistique du mois de juin. Cependant Abiy Ahmed voulait à tout prix qu'elles aient lieu rapidement, surtout avant la saison des pluies.

Est-ce qu’elles seront démocratiques ? Oui je le pense. Il y aura une plus grande ouverture que lors des scrutins précédents et une plus grande diversité de partis politiques. Cependant, le premier ministre arrive avec "une artillerie lourde" qu’est son Parti de la Prospérité, créé pour mettre fin à la coalition qui était au pouvoir jusqu'en 2018.

Par ailleurs, il y a des circonscriptions qui ne pourront pas voter. Pour certaines, la date de scrutin sera repoussée au début du mois de septembre, avant la réunion du Parlement qui désignera le premier ministre, mais pour d’autres, comme le Tigré, elle ne sera pas reprogramée. Or les Tigréens représentent 6% des électeurs. C’est quand même un "trou dans la raquette" significatif, surtout quand on sait que ce sont les Tigréens qui ont renversé Mengistu Haile Mariam en 1991, après 17 ans de guérilla. Il y a aussi plusieurs partis notamment de l’ethnie oromo (ethnie du premier ministre), qui ont appelé au boycott, en opposition au pouvoir et parce qu'un certain nombre de leurs leaders sont en prison.

Voir aussi : Ethiopie : quels enjeux pour les élections législatives ?

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TV5MONDE : Quel est l’enjeu de ces élections pour Abiy Ahmed et pour l’Ethiopie?

Patrick Ferras : Les élections législatives vont désigner 547 représentants qui vont voter au mois de septembre quand il y aura la première réunion du Parlement. Le parti qui gagnera les élections désignera le premier ministre qui sera au pouvoir pendant 5 ans.

Abiy Ahmed l'est depuis 3 ans, il avait été désigné premier ministre après la démission de Haile Mariam Dessalegn. Il souhaite donc aujourd’hui obtenir un blanc seing de la part de la population, et revivre un engouement populaire comme il a connu en 2018. Cependant, cet engouement s’est effrité depuis. Il a besoin de cet engouement populaire pour dire "je suis un élu du peuple", au lieu de « j'ai remplacé quelqu’un » qui a démissionné.  Cependant, il ne faut pas se voiler la face. Demain, s'il est élu, ce qui a de grandes chances d’arriver, il mènera la même politique. Il n'y aura pas de grands bouleversements si ce n'est par une forme de « légitimité » acquise auprès de la population éthiopienne. 

TV5MONDE : Sur quelle force politique Abiy Ahmed peut-il compter? Doit-il craindre un parti d’opposition précis?

Patrick Ferras : Il n'a pas beaucoup à craindre de partis politique d’opposition. Il a créé son parti pour mettre fin à la coalition au pouvoir qui rassemblait des Oromos, des Amharas, des peuples du sud, des Tigréens etc. Son objectif est de montrer que son parti est avant tout politique et va au-delà des conflits communautaires. Il souhaite amorcer un nouveau jeu politique en rassemblant un grand nombre d'Ethiopiens sous son Parti de la Prospérité au programme bien défini, et mettre fin à une coalition forte de quatre grand partis politiques basée sur des rattachements ethniques. Il veut passer à l'étape supérieure et le faire vite, quitte à utiliser la manière forte.

Cependant il a eu des oppositions très sévères même au sein des Oromos dont il est issue. Le conflit au Tigré témoigne de sa volonté et n’est d'ailleurs pas prêt de s'arrêter. Il y a une grosse poche de résistance qui est toujours d'actualité au Tigré, mais aussi pour plusieurs autres conflits communautaires qu'il essaie de résoudre par le biais de la police fédérale et de l’armée et qui n’ont pour l'instant pas de solution. La réconciliation, qui est le maître mot qu’on trouve dans beaucoup de programmes politiques, sera difficile à mener. Les enjeux de demain resteront les même : lutter contre la pauvreté, affaiblir les problèmes sécuritaires qui sont une plaie pour la population et l'économie car ils éloignent les investisseurs…

Voir aussi : Éthiopie : des dizaines de milliers d'enfants frappés par la famine à cause de la guerre du Tigré

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TV5MONDE : Les relations avec l’Union européenne se sont tendues récemment, les Etats-Unis se sont exprimés sur la situation humanitaire éthiopienne.. comment Abiy Ahmed est-il perçu à l’international ?

Patrick Ferras : On peut dire qu’il a perdu beaucoup de son aura. Après l’avancée avec l'accord de paix avec l’Erythrée, puis ce prix Nobel donné rapidement, on attendait beaucoup et avec les opérations militaires menées dans le Tigré, les problèmes humanitaires que ça a causé, la communauté internationale le regarde désormais d'un très mauvais oeil. Il a déçu beaucoup de gens et de nombreux membres de la communauté internationale attendent l’après-élection pour voir ce qu'il va faire. 

Aujourd’hui, la situation n'est pas très saine. L’économie est au plus bas, il y a l’enjeu sécuritaire, les tensions avec le Soudan… Tout reste à faire. Or, il va sans doute continuer à dérouler ce qu'il a mis en place depuis 3 ans. Et si changement il y a, il ne pourra se voir que sur le long terme. Il faudra 5 à 10 ans, avant de voir une Ethiopie se relever, devenir un acteur international ou continental africain. 

TV5MONDE : Comment a été perçue l’alliance avec l’Eryhtrée dans le conflit avec le Tigré?

Patrick Ferras : À l’international, elle n’a pas été bien perçue. Depuis le début du conflit, l’Ethiopie jouait la carte de la souveraineté intérieure, sauf qu'à partir du moment où vous conviez une nation extérieure dans le conflit, ça devient un problème régional. Il y a une ambiguïté qu’il faudra lever à un moment et c'est la raison pour laquelle la communauté internationale ne lui fait pas forcément confiance aujourd’hui.

Quant à la population, elle ne comprend pas pourquoi les Erythréens sont engagés dans la région, comment se fait-il qu'on invite des Érythréens dans un problème qui concerne le peuple éthiopien? Il y a un regard qui n'est pas toujours positif de la population sur cette opération, d'autant plus qu'elle dure et que des exactions ont été commises.

Voir aussi : Guerre au Tigré : les Ethiopiens se réfugient au Soudan

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TV5MONDE : Le barrage de la renaissance est-il un enjeu politique important pour ce scrutin?

Patrick Ferras : Il faut savoir que le grand barrage a été mis en place par les Tigréens, en 2011. C'est donc intéressant de voir comment Abiy Ahmed aujourd'hui joue sur cette question, qui est devenue un enjeu de souveraineté nationale revendiqué depuis longtemps. Les discussions avec les Soudanais et les Égyptiens n’ont pas abouti parce que les Ethiopiens estiment que c'est leur barrage avant tout. Ils y regroupent de la fierté nationale et Abiy Ahmed revendique cela pour avoir l'unité du pays. C'est aussi la raison pour laquelle il en parle souvent et qu'il a toujours été catégorique sur le fait qu’ils rempliront le barrage quoique qu’il arrive et quels que soient les accords avec les Soudanais et les Egyptiens. C'est un des instruments utilisés par Abiy Ahmed pour dire « je veux l'unité nationale ».