Éthiopie : les faux-semblants du premier ministre Abiy Ahmed dans la guerre au Tigré

En Éthiopie, le conflit au Tigré s’enfonce dans une nouvelle phase ambivalente. D’un côté, des appels au cessez-le-feu, des gestes d’apaisement. De l’autre, des frappes par drones qui ont tué au moins une centaine de civils depuis le début de l’année.
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Armée éthiopienne guerre Tigré
Depuis novembre 2020, l'armée fédérale s'oppose aux rebelles dans la région du Tigré en Éthiopie. AP/Ben Curtis.
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Après quatorze mois de combats entre les rebelles de la région Tigré et l’armée fédérale, la guerre en Éthiopie ne semble pas près de s’arrêter. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a pourtant lancé le 7 janvier un appel à la « réconciliation nationale ». Pour l’illustrer, il a annoncé la libération d’une trentaine d’opposants politiques, avec en ligne de mire un dialogue national pour pacifier le pays. 
 
De son côté, le TPLF (Front de libération du peuple du Tigré) a demandé mi-décembre un cessez-le-feu, après le repli de ses combattants dans cette région du nord de l’Éthiopie. Il a aussi insisté pour que l’aide humanitaire soit bien acheminée dans la région, à l’heure où l’ONU alerte sur le « blocus de facto » de ses opérations d’assistance.
 

Un geste politique pour "rassurer la communauté internationale"

Mais peut-on vraiment considérer ces gestes comme des signaux fiables d’apaisement du conflit ? 
 
On ne peut pas parler de réconciliation tant que le pays est encore en guerre    
Patrick Ferras, chercheur à l’Observatoire de la Corne de l'Afrique.
D’abord, le gouvernement fédéral n’a pas donné suite aux demandes tigréennes de cessez-le-feu, et a renchéri en multipliant des attaques aériennes qui ont tué au moins 108 civils depuis le début de l’année, selon l’ONU. Côté militaire, le conflit est presque revenu à son point de départ de novembre 2020, lorsque le gouvernement avait envoyé l’armée destituer les autorités régionales qui défiaient son autorité.  
 En ce qui concerne l’amnistie des prisonniers, il s’agit avant tout d’un geste symbolique pour rassurer la communauté internationale, selon Patrick Ferras, chercheur à l’Observatoire de la Corne de l'Afrique. « Les leaders du TPLF qui ont été relâchés ne représentaient déjà plus grand-chose dans le contexte des combats actuels. Quant aux dirigeants oromos, leur libération vise à calmer les ardeurs des opposants du gouvernement, qui sont nombreux dans cette région », développe-t-il.

Selon Élise Dufief, spécialiste de l’Éthiopie, Abiy Ahmed profite de ces mesures prises pendant le Noël orthodoxe pour « se positionner comme un libérateur ». Avec pour objectifs de « regagner une certaine popularité, domestique et internationale », tout en essayant peut-être d'amorcer « la reconstruction politique, sa propre base étant fragmentée ». 
 
 Nulle part ailleurs dans le monde, nous assistons à un enfer comme au TigréTedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS.

« C’est toute la région qu’il faudra reconstruire »

Sur le plan militaire, l’intensification de l’utilisation des drones par l’armée éthiopienne, en bonne partie achetés pendant l’été à la Turquie, l’Iran et la Chine, marque cette nouvelle phase du conflit. « Sans les drones, je pense qu'Addis-Abeba serait tombée sans problème », soutient Patrick Ferras, rappelant que les Tigréens étaient arrivés en novembre à 200 kilomètres de la capitale éthiopienne, selon leurs dires. Ce sont notamment les attaques aériennes de l’armée, alliée avec des milices de la région Amhara et l’Érythrée, qui les ont ensuite fait reculer. 
 « Les populations sont touchées [une frappe a par exemple fait une cinquantaine de morts dans un camp de déplacés le 8 janvier, NDLR], les infrastructures sont cassées. Il n’y a pas que les militaires qui paient le prix fort, et un jour, c’est pratiquement toute la région qu’il faudra reconstruire », déplore le chercheur. 
Depuis le début de la guerre, le conflit a en effet fait plusieurs milliers de morts et deux millions de déplacés, selon l’ONU, en plus des centaines de milliers d’habitants proches de la famine.   

Conflit avec le directeur de l’OMS

L’Organisation mondiale de la Santé, comme les autres institutions internationales, s’en inquiète. Tedros Adhanom Ghebreyesus, Tigréen à la tête de l’OMS, a affirmé le 12 janvier : « Nulle part ailleurs dans le monde, nous assistons à un enfer comme au Tigré ». 
 La levée de boucliers a été immédiate dans son pays d’origine, qui a accusé le directeur de « violation de sa responsabilité légale et professionnelle » et d’« ingérence dans les affaires intérieures de l’Éthiopie ». L’Éthiopie a même saisi l’OMS pour que l’organisation enquête sur les « manquements » de son propre ressortissant, soutien selon elle du TPLF. L’image éthiopienne sur la scène internationale se joue en réalité derrière ces accusations, pour Patrick Ferras. 
Élise Dufief l’analyse ainsi : « Le conflit éthiopien est marqué depuis le début par cette guerre des mots, des versions alternatives, rendues d'autant plus difficiles du fait du blackout imposé en matière de communication.(…) La déclaration du chef de l'OMS s'ajoute aux voix internationales qui se sont soulevées pour appeler, en vain, à la fin du conflit, mais aussi pour alerter sur la situation humanitaire désastreuse ». 
 
Au-delà de ce blackout informationnel – les journalistes sont par exemple tenus à distance du terrain dans le Tigré – le gouvernement éthiopien manifeste ainsi son rejet de ce qui est perçu comme une ingérence. 

Un espoir pour les négociations ?

Certains espèrent toutefois que les récents développements pourraient ouvrir la voie à de futurs pourparlers, ou du moins à l’arrêt des combats. « Il y a une ouverture pour des rapports plus constructifs mais cela se fait dans la confusion, sans visibilité pour la suite », nuance Élise Dufief. 
 
Patrick Ferras reste pessimiste pour l’instant : selon lui, Abiy Ahmed, bien qu’il se retrouve dans une « position très inconfortable » sur les plans politique, sécuritaire et économique, reste « persuadé qu’il est sur la voie de la victoire ». Le Premier ministre ne reculerait que lorsqu’il aura « mis le TPLF à genoux ». En attendant, pas de réconciliation nationale en vue. « À partir du moment où on rechigne à mettre le TPLF ou des opposants oromos à la table des négociations, le dialogue n’est pas inclusif et ne peut pas fonctionner. De toute façon, on ne peut pas parler de réconciliation tant que le pays est encore en guerre ».  
 
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Si l’impasse est insurmontable au niveau domestique, que peut la communauté internationale ? « Les Nations Unies sont bloquées par le veto chinois. L’Union Européenne, en dehors des sanctions financières, ne peut faire grand-chose. Les Américains ont fait ce qu’ils pouvaient, avec leur envoyé spécial et en bloquant les droits d’accès à l’accord commercial Agoa », récapitule Patrick Ferras. Il regarde à présent du côté de l’Union Africaine, qui devrait selon lui s’emparer davantage de la question.
 
Élise Dufief insiste aussi sur la nécessité d’une médiation, le jour où un dialogue politique sera atteint. « Se posera alors la question de la légitimité de cette médiation », et l’enjeu de la concevoir internationale ou africaine.