TV5MONDE : Boubacar Touré, vous êtes parti pour Moscou en 1984. Vous avez passé six ans à étudier le journalisme dans la capitale russe qui était alors le coeur de l'Union soviétique. Pourquoi êtes-vous parti là-bas ?
Boubacar Touré : Au Mali, à l'époque, les trois meilleurs élèves de chaque classe, avaient la possibilité d'avoir une bourse pour l'extérieur. Cela pouvait nous mener, en Allemagne, en France ou aux États-Unis. Mais notre chance a été que la bourse disponible cette année là, c'était une bourse de l'Union soviétique.
Nous étions environ 110 ou 115 Maliens en 1984 à aller étudier en Russie à travers ce partenariat bilatéral entre le ministère de l'Éducation malien et les Russes. Et dans ma classe, nous avons donc été trois choisis pour aller étudier le journalisme à Moscou.
C'est comme ça que je m'y suis retrouvé en 1984, pour d'abord une année préparatoire en langue russe, puis les cours à proprement parler de journalisme pendant cinq années. À l'époque, j'avais 18 ans, j'étais tout jeune ! Je venais d'avoir d'avoir le bac.
C'était ma première sortie du Mali ! Avant cela, je n'étais sorti de Bamako que pour aller à Koulikoro, la région de ma mère ! Et voilà qu'à 18 ans, je me retrouve en Russie, sous un froid intense ! Je ne parlais qu'un tout petit peu le russe, juste quelques bribes, rien du tout.
Arrivé là-bas, nous n'avions absolument rien, pas de contacts, personne pour nous guider. Pour la petite histoire, ma maman, au moment de partir, m'avait préparé une sorte de nourriture à base de couscous du Mali, du couscous séché. Et moi, pendant 3 jours, au campus universitaire, ne sachant pas où aller manger pendant trois jours, je me suis nourri de ce couscous séché préparé par ma maman avant mon départ.
Mon premier choix n'était vraiment pas la Russie. J'avais peur du froid et de la barrière linguistique.
Boubacar Touré, journaliste malien.
Ce n'est qu'ensuite que des Maliens sont venus nous chercher sur notre campus pour aller nous présenter aux autres, et commencer à nous expliquer un peu comment ça se passait.
J'avoue que la première année a été très, très difficile pour moi, rien que pour la nourriture. Pendant très longtemps, je suis resté sur les oeufs, le lait, et les petites choses comme ça, Il a fallu trouver mes repères avant de goûter la cuisine soviétique !
TV5MONDE : Quel est votre projet à l'époque en partant pour la Russie ?
Boubacar Touré : L'idée, alors, est d'aller faire un DEA en journalisme et retourner travailler au Mali.
Mais je me souviens qu'à l'époque, j'ai longtemps réfléchi avant d'accepter la bourse. Mon premier choix n'était vraiment pas la Russie. J'avais peur du froid et de la barrière linguistique. Par contre, je savais aussi que depuis 1960 et l'octroi de bourses par l'Union soviétique à des étudiants maliens, certains étaient déjà rentrés et bien intégrés dans la fonction publique malienne. Je me suis donc dit "pourquoi pas moi?"
Notre chance a été que nous nous sommes tombés à la période charnière de l'Union soviétique, la période de la perestroïka et de la glasnost, avec l'arrivée de Gorbatchev et l'ouverture, petit à petit, de la Russie au reste du monde.
Boubacar Touré, journaliste malien.
Après mon année préparatoire, j'ai donc attaqué les études de journalisme à l'Université d'Etat de Moscou, qui est un grand bâtiment situé quasiment en face de la Place Rouge. Je reconnais qu'on était un peu privilégié par rapport à d'autres étudiants qui venaient et qui étaient ensuite envoyés dans d'autres villes comme Odessa, Bakou, Kharkov ou Leningrad.
TV5MONDE : Mais, quand on veut faire du journalisme et qu'on nous propose d'aller se former en Union soviétique, n'y a-t-il pas un moment de doute ?
Boubacar Touré : Oui en plus de la barrière linguistique, nous nous retrouvions à aller apprendre le métier dans un pays réputé pour sa propagande. Mais notre chance a été que nous nous sommes tombés à la période charnière de l'Union soviétique, la période de la perestroïka et de la glasnost, avec l'arrivée de Gorbatchev et l'ouverture, petit à petit, de la Russie au reste du monde.
Donc, il n'y avait pas forcément toute la liberté en tant que telle. Les manuels n'avaient pas changé. Nos livres de journalisme étaient rédigés par Lénine ! Mais on avait de très bons enseignants. Je me rappelle encore mon professeur de techniques de la radio. Il était un esprit brillant, quelqu'un qui en réalité, n'hésitait pas à critiquer le pouvoir soviétique, ce qui était assez osé ! Nous avions également quelques sommités étrangères venus de France ou des Etats-Unis pour tenir des conférences. A une époque où ne pouvions pas vraiment critiquer le Parti communiste, échanger avec ces personnalités étrangères et parler de leur travail était réellement une aubaine pour nous.
A l’époque, quand je dis que je suis un journaliste venant de Russie, beaucoup m’accusent d’être allé me faire endoctriner par les Communistes !
Boubacar Touré, journalste.
TV5MONDE : Vous allez passer six ans en Union soviétique. C’est d’ailleurs de Moscou que vous assistez au délitement et à la désagrégation de l’URSS. Est-ce que, lorsque vous rentrez au Mali, vous êtes perçu différemment de ceux qui sont allés étudier en France ou en Allemagne, par exemple ?
Boubacar Touré : Absolument. On a subi de l’ostracisme. A l’époque, quand je dis que je suis un journaliste venant de Russie, beaucoup m’accusent d’être allé me faire endoctriner par les Communistes ! Je me rappelle à ma première année de radio à la rédaction de l’ORTM, ça n'a pas été du tout facile.
Nous étions les trois revenus de Moscou avec d’autres de retour du Canada, d’Allemagne et même du Sénégal. Nous étions dans notre coin et la priorité était toujours donnée aux autres. On ne nous confiait absolument rien, aucune tâche, parce qu'on estimait à cette époque là que faire du journalisme en Russie, ce n'était pas du journalisme en tant que tel, c'était de la propagande qu'on était allé recevoir.
Le rédacteur en chef à l'époque est même allé dire à mon grand père de tout faire pour m’envoyer en France pour compléter ma formation journalistique. Parce que lui, il estime qu'il ne faisait pas du journalisme à cette époque là en Russie.
Finalement, il nous a fallu nous battre, montrer véritablement qu'on était capable.
TV5MONDE : Trente ans après votre départ de Moscou, quel souvenir gardez-vous de cette expérience soviétique ?
Boubacar Touré : J’ai vraiment envie de retourner, parce qu’il ne faut pas se le cacher, nous avons passé en Russie les meilleurs moments de notre jeunesse. C’était des années d’insouciance.
C'est vrai qu'il y avait de l'endoctrinement politique. Le fait pour moi d’être un homme de gauche aujourd’hui s’explique peut-être par mon passage en Russie à l’époque. Même si je ne cautionnais pas tout ce qui se passait ! Je ne comprenais pas comment, dans un grand pays comme l'Union soviétique, il fallait faire la queue au moins un kilomètre pour être approvisionné. Je me rappelle encore cette période particulièrement difficile avec l'arrivée de Gorbatchev au pouvoir, où les familles russes étaient rationnés. Je ne comprenais absolument pas comment une si grande puissance pouvait être pouvait faillir dans des domaines aussi simples que cela.
Je ne comprenais pas comment, dans un grand pays comme l'Union soviétique, il fallait faire la queue au moins un kilomètre pour être approvisionné.
Boubacar Touré, journaliste.
Ce que je retiens aussi, pour un jeune Sahélien comme moi, c’est le racisme qu’il fallait affronter.
Un racisme que je qualifierais de curiosité tout d’abord, notamment chez les jeunes enfants qui venaient pour la première fois dans la capitale et qui n'avaient jamais vu un Noir et qui s’en émerveillaient !
Par contre, d'autres montraient leur penchant raciste de façon claire et nette.
Par exemple, quand un noir entrait dans le métro et s’asseyait près d’un Russe, il n’était pas rare que ce dernier se lève et, par exemple, se plaigne de l’odeur…
Ce n’était pas facile pour un jeune comme moi.
Mais ma seule ambition était de décrocher mon diplôme puis rentrer car je savais ne pas être là indéfiniment. Vous savez, il fallait s’accrocher. J’avais en tête cette idée que j’avais été envoyé à l’étranger car j’étais considéré comme l’un des meilleurs. Rentrer les mains vides aurait été une honte à la fois pour moi, pour la famille et pour mon pays. On n'avait pas le droit à l'échec !