Fanon, l’impossible mémoire ?

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Frantz Fanon

Frantz Fanon

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En 2025, Frantz Fanon aurait eu 100 ans. Psychiatre émérite, figure majeure des luttes de libération, théoricien de la décolonisation et combattant actif aux côtés du FLN, il reste relativement absent des programmes scolaires ou des espaces publics en France, contrairement à l’Algérie. Les films "Fanon" (2025) de Jean-Claude Barny, et "Frantz Fanon" du réalisateur algérien Abdenour Zahzah, sorti en 2024, ravivent sa mémoire et sa pensée décoloniale. Pourtant, la question persiste, pourquoi est-il difficile encore aujourd’hui de parler de Fanon et de la guerre d’Algérie ?

“Fanon, c’était un révolutionnaire”. L’historien Amzat Boukari Yabara, spécialiste du panafricanisme, n'y va pas par quatre chemins pour décrire le célèbre psychiatre martiniquais. “Il a révolutionné la psychiatrie et a participé à la révolution algérienne, la guerre d’indépendance de l’Algérie”, détaille-t-il.

[Fanon], c’était aussi un anticolonialiste farouche. Par ses écrits, ses actions, il a prouvé qu'il était visionnaire. Jean-Claude Barny, réalisateur français

Même réponse pour le réalisateur du film “Fanon”, en salles le 2 avril 2025, Jean-Claude Barny : “C’est un personnage complexe. Mais c'est d'abord ce médecin psychiatre qui a complètement révolutionné sa profession”

Il célèbre, lui aussi, l'engagement politique du psychiatre. “C’était aussi un anticolonialiste farouche. Par ses écrits, ses actions, il a prouvé qu'il était visionnaire. Mais c'est surtout un humaniste qui a traversé le temps et qui aujourd'hui a une parole tellement, tellement nécessaire. Il devrait être étudié autant que les grands chefs d’État ou philosophes de notre temps. C’est un astre nécessaire pour trouver la lumière”.

Ancien élève d’Aimé Césaire en Martinique, Frantz Fanon s’engage dans l’armée française de la Libération pendant la Seconde guerre mondiale, en 1943. Épris d'un idéal de liberté, il est rapidement confronté à la discrimination ethnique et à la différence de traitement entre soldats noirs et soldats blancs. 

L'aliénation coloniale au cœur de ses travaux

De retour en Martinique après la guerre, il passe son bac et obtient une bourse d'enseignement supérieur au titre d'ancien combattant. Il part en France hexagonale pour y poursuivre des études de médecine. Il soutient sa thèse en psychiatrie en 1951 et rencontre le psychiatre et psychanalyste François Tosquelles l’année suivante. Celui-ci l’inspirera beaucoup sur la notion d’aliénation, sous le prisme du colonialisme.

Selon Fanon, certains problèmes psychologiques des minorités et des colonisés sont des conséquences directes du colonialisme. Pour lui, il faut analyser les traumatismes coloniaux passés pour expliquer l’état psychologique des générations qui suivent. 

C'est un homme de rupture qui a fait des choix forts, qui a pris ses responsabilités. Amzat Boukari-Yabara, historien

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En 1953, il arrive en Algérie, occupée par la France depuis 1830, et devient médecin-chef de l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, où il tente une nouvelle approche avec les patients algériens qu’il adapte à leur culture locale. 

Son optique de désaliénation du colonialisme dans le milieu psychiatrique se heurte aux thèses racistes qui dominent à l’époque. Il tente de démontrer que le colonialisme déshumanise le colonisé. C’est dans cette opposition frontale au système qu’il inscrit son engagement pour l’Algérie indépendante et son idée du décolonialisme. Il soigne des victimes algériennes de torture, mais aussi des soldats français l’ayant pratiquée.

“C'est un homme de rupture qui a fait des choix forts, qui a pris ses responsabilités. Il a en plus été l'auteur de plusieurs travaux, porteurs des théories post-coloniales”, explique l’historien Amzat Boukari Yabara. ”C’est devenu une figure centrale de l'anticolonialisme et du panafricanisme”, poursuit-il.

Rapidement après le début de la guerre d'indépendance algérienne en 1954, Frantz Fanon s’engage auprès de la résistance algérienne et se rapproche de personnalités du Front de libération nationale (FLN) et sa branche armée, l’Armée de libération nationale (ALN). En 1956, il démissionne de son poste à l’hôpital de Blida-Joinville et déclare renoncer à sa nationalité française. Il est expulsé d’Algérie en 1957. 

Il rejoint le Gouvernement provisoire de la République algérienne à Tunis, bras politique du FLN et écrit pour leur journal El Moudjahid, notamment sur la torture. En 1960, il est nommé ambassadeur au Ghana.

C'est une leucémie fulgurante qui l'emporte en décembre 1961, sans qu'il puisse voir l’indépendance de l’Algérie. C’est d’ailleurs en Algérie qu’il est enterré, selon ses souhaits. Il laisse derrière lui des ouvrages majeurs :  "Peau noire, Masques blancs", "Les Damnés de la terre" et "L’An V de la Révolution algérienne".

Dans son livre “Les Damnés de la terre”, Fanon écrit : “Le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence.”

Il a combattu l'idéologie raciste qui animalisait l'Arabe, l'Algérien, au cœur de la domination coloniale, doublée d'une domination raciale. Amzat Boukari-Yabara, historien

Fanon, un sujet de cinéma remarquable

C’est l'engagement de Fanon en Algérie et la violence à laquelle il a assisté que le réalisateur Jean-Claude Barny a choisi de dépeindre dans son film. Il montre l’arrivée du médecin en Algérie, sa volonté de prendre en main la psychiatrie à l’hôpital de Blida et la manière dont il s’est engagé aux côtés des Algériens et du FLN contre la colonisation française.

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“Il a cassé la barrière qu’avait institué le système colonial entre deux mondes : le monde blanc et le monde arabe, à travers son engagement auprès des malades de l'hôpital de Blida. De cette manière, il a combattu l'idéologie raciste qui animalisait l'Arabe, l'Algérien, au cœur de la domination coloniale, doublée d'une domination raciale”, explique à ce sujet l’historien Amzat Boukari Yabara. 

“Il a soulevé ce point-là également dans ses écrits, notamment ‘Les Damnés de la terre’ ”, précise-t-il.

Frantz Fanon, c’est un martyr. Parmi les millions de martyrs algériens, il est au plus haut niveau de l’échelle. Abdenour Zahzah, réalisateur algérien

La figure de Frantz Fanon apparaît alors comme un sujet cinématographique évident pour Jean-Claude Barny. 

"Ce projet était, pour moi, une nécessité. En tant que cinéaste, mon but est d’occuper l’espace cinématographique avec des personnages trop rarement mis à l’écran et qui ont une importance nationale dans leurs actions. Fanon en faisait partie”, explique-t-il. 

En Algérie, surtout, Fanon fait toujours partie du patrimoine historique. Celui qui s'était autodéfini comme algérien a déjà fait l’objet de films. Le réalisateur algérien Abdenour Zahzah lui avait consacré un documentaire : "Frantz Fanon, mémoire d’asile" en 2002. En 2024, c’est un film de fiction qu’il réalise sur lui : "Frantz Fanon (Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956)"

Pour Abdenour Zahzah aussi, il était évident d’exploiter cette histoire au cinéma. “Frantz Fanon, c'est un personnage clé, qui permet de parler de beaucoup de sujets. Le cinéma est friand de ce genre de personnages”, explique-t-il. “Il y a déjà eu de nombreux films sur lui en Algérie”, poursuit-il.

“Frantz Fanon, c’est un martyr. Parmi les millions de martyrs algériens, il est au plus haut niveau de l’échelle. Et le statut de martyr est sacré en Algérie”, explique Abdenour Zahzah. 

Son nom est encore présent dans la mémoire collective algérienne, et de nombreux bâtiments publics et édifices portent son nom. “L’Algérie a organisé des dizaines de colloques sur Fanon, il a inspiré de nombreux universitaires”, rajoute Abdenour Zahzah.

L'héritage de Fanon

En France, c’est une autre histoire. Quasiment absent des programmes scolaires, l’idée même de nommer une rue à son nom a posé problème. En décembre 2018, le conseil municipal de Bordeaux votait la dénomination de deux voies d’un nouvel écoquartier de la ville. 

La première au nom de Rosa Parks, militante afro-américaine contre la ségrégation, la deuxième était dédiée à Frantz Fanon. Mais le maire de l’époque, Alain Juppé a gelé la décision concernant la rue Frantz Fanon avant de quitter ses fonctions. Des sympathisants d’extrême droite et des anciens pieds-noirs d’Algérie avaient dénoncé à l’époque un “hommage déplacé”. En cause, son engagement auprès du FLN en Algérie.

Pour justifier son refus, Alain Juppé avait déclaré dans un communiqué : “La dénomination des voies de notre commune doit être l’occasion de rendre hommage à des personnalités qui incarnent des valeurs partagées.” 

Récemment, ce sont les propos du journaliste Jean-Michel Aphatie sur les ondes de la radio RTL qui ont fait polémique. Il a comparé le massacre d’Oradour-sur-Glane, aux crimes commis par la France coloniale en Algérie, notamment les enfumades dans certains villages. Des historiens comme Benjamin Stora ont déjà abordé ce sujet dans leurs travaux, comme l'épisode du village de Laghouat, dans le sud algérien, en 1852. 

Cette comparaison avec les crimes nazis a valu à Jean-Michel Aphatie une suspension de l’antenne, avant qu'il ne décide par lui-même de quitter définitivement le média pour désaccord.

Il a été condamné par la France. Il n'y a donc pas eu de réhabilitation particulière. Amzat Boukari-Yabara, historien

Est-il encore difficile d'évoquer cette période ou la figure de Frantz Fanon aujourd'hui en France ? 

“À mon sens, Fanon n’est pas vraiment présent dans la mémoire collective française”, évoque l’historien Amzat Boukari-Yabara. “Son engagement est quand même très lié à la guerre d’Algérie. Et la mémoire de la guerre d’Algérie est chargée et complexe entre la France et l’Algérie. Fanon, qui n’a même pas vu l’indépendance algérienne, est dans cet angle mort”, poursuit-il. 

Figure historique sans faire partie des dirigeants du FLN ou du pouvoir algérien, Frantz Fanon se retrouve en second plan dans les enseignements de l’histoire de cette période, pour l’historien. 

“Ce n'est pas du tout la figure fondamentale qui ressort quand on pense à la manière dont la guerre d'Algérie est enseignée en France”, explique-t-il. 

“Et il a été condamné par la France. Il n'y a donc pas eu de réhabilitation particulière. Fanon est très présent dans les milieux militants, en Martinique également. Ses écrits, malgré tout, comme ‘Peau noire, Masques blancs’ ou ‘Les Damnés de la terre’ sont une trace littéraire, qui ont inspiré de nombreux documentaires, films, ou même pièces de théâtre, sans toujours être de grands succès populaires. À cet égard, le biopic de Jean-Claude Barny, qui sort en avril, représente la première intrusion de Fanon dans le grand espace public qu’est le cinéma”, détaille Amzat Boukari-Yabara. 

Aujourd’hui monter un film comme "Fanon", c’est quasiment mission impossible. Jean-Claude Barny, réalisateur

Le moment était le bon pour Jean-Claude Barny. 

“Je me suis dit qu'il était temps aussi, pour nous, artistes, cinéastes, de suivre aussi ceux qui parfois lancent des signaux d'alarme. Et je pense que le cinéma aussi ne devait pas, ne devrait pas perdre sa verve d'engagement et de réflexion. Et que c'est la contribution normale de chaque artiste, surtout en ce moment. On ne doit pas être en reste par rapport à ceux qui se positionnent fortement contre toute forme de discrimination”, confesse-t-il.

Monter un tel projet cinématographique n’est pour autant pas si facile en France. Le réalisateur du Gang des Antillais raconte que le problème du financement était majeur pour son projet. 

“Aujourd’hui monter un film comme "Fanon", c’est quasiment mission impossible. Dans cette industrie, il faut des projets rentables pour les investisseurs. C’est tout à fait normal”

Aussi, accompagné d’un producteur français porté par le symbole de ce film, il s’est orienté vers des co-productions à l’international. 

“Avant, on s'entêtait dans des schémas traditionnels de production en France. Aujourd’hui, on peut faire de belles coproductions sur ce genre de films, avec des gens qui aiment le cinéma. J’ai pu faire ce film dans des conditions très valorisantes”, détaille Jean-Claude Barny.

Côté algérien, Abdenour Zahzah estime ne pas avoir rencontré particulièrement de problèmes pour faire son film sur Fanon.

“Je n’ai pas eu de difficultés financières. J'ai même été soutenu par le centre algérien de la cinématographie”, raconte-t-il. Les seules difficultés ont été plutôt scénaristiques pour lui. “La psychiatrie est compliquée à scénariser, à mettre en fiction. Il y a très peu de films sur le sujet”, explique-t-il.

C’est surtout un homme de principes, d’idéaux et de valeurs. C’est un cas fondamental de l’engagement pour la liberté. Amzat Boukari-Yabari

Peut-on y voir une conséquence de la reconnaissance de la mémoire de Fanon ? 

“Après son expulsion de l’Algérie par la France, il se rend à Tunis. Il va devenir l'une des plumes les plus importantes de la guerre d'Algérie, qui va défendre et propager la vision du FLN, notamment à l’ensemble du continent africain en faisant vraiment de l'Algérie, non pas juste une cause pour le peuple algérien, mais un idéal pour un certain nombre de leaders nationalistes africains. Grâce aux efforts intellectuels et diplomatiques de Fanon, ces derniers vont soutenir l'indépendance de l'Algérie”, explique l’historien Amzat Boukari-Yabara. 

Du point de vue des autorités françaises, Fanon représente une forme de trahison à la patrie. 

“C'est quelqu'un qui a combattu la France. Il a renoncé à sa nationalité et a été considéré comme un ennemi par la France”, poursuit-il. 

“Pourtant, c’est surtout un homme de principes, d'idéaux et de valeurs. C’est un cas fondamental de l’engagement pour la liberté”, rajoute l’historien.

Cet engagement pour la liberté va s’étendre à tout le continent africain. La Guinée-Bissau d’Amilcar Cabral a été inspirée par ses écrits. 

“Dans 'Les Damnés de la terre', Fanon identifie le groupe qui va mener la révolution, dans le contexte de la société algérienne et dans un contexte d’apartheid. Cabral, va faire une relecture de Fanon et va s’appuyer sur une division entre la ville et la campagne pour mener leur révolution”, détaille Amzat Boukari-Yabara. 

En Afrique du Sud également, c’est le mouvement de la conscience noire de Steve Biko qui a été largement influencé par la pensée de Fanon, notamment sur la construction du racisme, qui ne serait pas simplement un jugement moral, une construction manichéenne. 

“Pour Fanon, le racisme affecte autant les Blancs que les Noirs, autant les colons que les colonisés. Il est donc intériorisé par les uns et par les autres. Chez Biko, il y a eu toute cette réflexion sur l’aliénation des Noirs pour ne pas reproduire ce qu’ils ont subi du fait de la domination blanche”, explique l’historien. 

“Au Congo aussi, la pensée de Fanon a inspiré Patrice Lumumba. Le modèle de la guerre d'Algérie aurait dû être un peu le modèle de la décolonisation du Congo, mais ils sont morts la même année et n’ont pas pu aller plus loin”, conclut Amzat Boukari-Yabara.

Extrait de l'ouvrage "Les Damnés de la terre" par Frantz Fanon :

Dans le contexte colonial, le colon ne s’arrête dans son travail d’éreintement du colonisé que lorsque ce dernier a reconnu à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches. Dans la période de décolonisation, la masse colonisée se moque de ces mêmes valeurs, les insulte, les vomit à pleine gorge.

[...]

Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. Mais cette dignité n’a rien à voir avec la dignité de la « personne humaine ». Cette personne humaine idéale, il n’en a jamais entendu parler. Ce que le colonisé a vu sur son sol, c’est qu’on pouvait impunément l’arrêter, le frapper, l’affamer, et aucun professeur de morale jamais, aucun curé jamais, n’est venu recevoir les coups à sa place ni partager son pain avec lui. Pour le colonisé, être moraliste c’est, très concrètement, faire taire la morgue du colon, briser sa violence étalée, en un mot l’expulser carrément du panorama…

Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut pas plus qu’une peau d’indigène. C’est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l’assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il n’aura bientôt d’autre issue que la fuite.