Fermeture du journal Liberté : “Le quotidien avait une histoire particulière pour les Algériens”

"Merci et au revoir", titre le quotidien algérien Liberté ce jeudi 14 avril. C’est officiel, son principale actionnaire, Issad Rebrab, annonce la liquidation de l’entreprise et la fin du média indépendant né trente ans plus tôt. Aujourd’hui, en plein mouvement du Hirak, cette décision sonne comme un nouveau coup dur pour la presse algérienne. Décryptage avec Farid Dms Debah, réalisateur, producteur et fondateur du Mouvement Citoyen pour l’Algérie.

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journal liberté - fermeture
Une femme tient une édition du quotidien "Liberté" pendant la manifestation du deuxième anniversaire du mouvement Hirak, lundi 22 février 2021. 
Toufik Doudou/ AP
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Farid Dms Debah - portrait
Farid Dms Debah est réalisateur, producteur et fondateur de l'association du "Mouvement citoyen pour l'Algérie".

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Farid Dms Debah (Réalisateur, producteur et fondateur du Mouvement Citoyen pour l’Algérie) : Il y a plusieurs hypothèses. Celle formulée par Issad Rebrab lui-même, sa famille ou le groupe Cevital (groupe tournée vers l'agro-industrie), c’est que le quotidien serait en mauvaise santé financière. Mais il semblerait que le journal aurait rééquilibré ses comptes ces derniers mois. La période de Covid-19 a rendu les choses compliquées financièrement certes mais le journal semblait aller mieux.  

La deuxième hypothèse, c’est que Issad Rebrab a envie de faire le point sur sa succession. C’est un homme âgé, il a 77 ans. Il est la première fortune privée de l'Algérie et la septième fortune d'Afrique. Il possède de nombreuses entreprises à travers le groupe Cevital et des actifs à l'étranger, notamment en France. Le quotidien Liberté était un poids pour lui. Il ne se sentait pas prêt à léguer à ses héritiers. Il pourrait revendre son journal certes. Tout homme d'affaires de son niveau ferait ça. 

Des journalistes de "Liberté" ont été mis en examen et sous contrôle judiciaire après avoir sorti quelques articles d’investigations pendant le Hirak. 

Farid Dms Debah, fondateur du Mouvement citoyen pour l'Algérie.

Cela nous amène à la troisième hypothèse, la plus polémique. Issad Rebrab a fait six mois de prison en préventive avant d’être définitivement condamné suite au début du Hirak. Il semblerait que ça a joué sur lui. Des journalistes de Liberté ont été mis en examen et sous contrôle judiciaire après avoir sorti quelques articles d’investigations.  Pour la plupart, cette raison semble être la vraie raison, mais naturellement, rien ne le confirme. 

Des raisons de la fermeture de Liberté, selon Issad Rebrab

De son côté, Issad Rebrab, PDG de la première entreprise privée d'Algérie Cevital, justifie la décision de fermer le journal Liberté par des raisons économiques. Il ne s'est pas exprimé publiquement à ce sujet.

C'est Malik Rebrab, directeur général du groupe Cevital, fils du propriétaire Issad Rebrab et son probable successeur, qui s’était déplacé au siège le 2 avril du journal pour confirmer la décision de son père d’acter la dissolution du titre, évoquant une "décision irréversible".

Pour rappel, le groupe Cevital est un grand acteur de l'agroalimentaire. Il est confronté à une baisse considérable de ses revenus à l’export depuis la décision prise le 13 mars dernier par le président Abdelmadjid Tebboune d’interdire l’exportation des produits alimentaires de grande consommation transformés localement avec des matières premières importées.

TV5MONDE : Comment jugez-vous la situation de la liberté de la presse à ce jour en Algérie ?  

Farid Dms Debah :  On est rentré dans une période depuis le début du Hirak qui s’aggrave de jour en jour. Il semble difficile pour les journalistes mais aussi ceux qui sont propriétaires d’un journal de pouvoir faire sereinement leur métier. On est dans un point de basculement, la dictature s'installe de plus en plus en Algérie. 

Avant il n’y avait pas d’indépendance, mais c’était moins pire que maintenant. À part vous exprimer de manière anonyme, aujourd’hui rien n’est possible en Algérie. J’étais au téléphone avec une amie journaliste aujourd’hui. Ils sont dans la paranoïa la plus totale et je les comprends. Vous imaginez vous faire embarquer le matin et vous faire envoyer en prison pour "délit d’opinion". Des gens qui faisaient des vidéos sur Youtube en tant que citoyens ont été condamnés. C’est aberrant.   

À (re)lire : Algérie : "Le transfert de détenus d'opinion grévistes de la faim est illégal et arbitraire"

Le cas de fermeture du journal Liberté n’est qu'une des conséquences de cette répression.  D'autres journaux emblématiques, comme El Watan, sont également en difficulté.  

C’est un journal qui a une histoire particulière. Le ton et la ligne éditoriale employée pendant "la décennie noire", (guerre civile algérienne (1991-2002), ndlr.), ont été préjudiciables à ses contributeurs .

Farid Dms Debah, fondateur du Mouvement citoyen pour l'Algérie.

TV5MONDE : Pourquoi le quotidien Liberté était important pour les algériens ? 

Farid Dms Debah : C’est un journal qui a une histoire particulière. Liberté a été créée pendant la “décennie noire”, (guerre civile algérienne (1991-2001), ndlr.). Le ton et la ligne éditoriale du journal pendant cette période ont été préjudiciables à ses contributeurs. Quatre membres du journal, dont deux journalistes, ont été assassinés par des terroristes.  

C’est aussi un des rares journaux francophones en Algérie, qui s’inscrit aussi dans cette volonté de maintenir la langue française dans le pays. 
 


Naturellement, la ligne éditoriale a évolué depuis. Elle doit aussi se contraindre aux exigences du pouvoir. Le problème en Algérie, c’est qu’il n’y a qu’une seule imprimerie, elle est nationale et il n’y a qu’une seule régie publicitaire, elle est aussi nationale. Le gouvernement peut décider d’arrêter les publications des médias comme il veut  mais aussi les empêcher de diffuser leurs publicités. Les médias se retrouvent étranglés et dans l’incapacité de faire leur travail convenablement.  

TV5MONDE : Était-il possible d’imaginer une autre issue pour le journal ? 

Farid Dms Debah :  Les journalistes et les membres du quotidien “Liberté” avaient émis leur volonté de racheter le journal. Cela a été refusé. Ils auraient pu faire une coopérative. 

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Ils auraient aussi pu le faire évoluer exclusivement sur le numérique. Il existe déjà en ligne. Rien de tout cela ne semble possible. 

TV5MONDE : Une tribune disponible sur le site du journal a été signée par des personnalités figures de la lutte pour l'indépendance comme Mohammed Harbi et Zohra Drif-Bitat et l'écrivain Yasmina Khadra. Y-a-t-il un espoir que cette mobilisation change quelque chose au destin du journal ? 

Farid Dms Debah :  Je ne crois pas. C'est très triste parce que, dans le même temps, le peuple algérien a soif d’informations diverses et variées. En France, vous achetez en général le journal qui vous intéresse. En Algérie, c’est coutumier qu’une personne achète quatre, cinq, voire six quotidiens en même temps. On a cette volonté d’avoir un éventail d’information le plus large possible. Justement par désir de justice et de liberté, le peuple veut savoir.

Notre seule volonté, c’est que l’Algérie devienne un pays de droit et qu’elle puisse avoir la croissance et le rayonnement qu’elle mérite. C’est un grand pays et un grand un peuple. L’Algérie a connu pire et s’est déjà relevée.