Fil d'Ariane
TV5MONDE : Qu’est-ce que le Cameroun commémore exactement ce 20 mai, à travers la Fête de l’Unité nationale ?
Yves Mintoogue, chercheur en histoire et en sciences politiques : Ce que l’on commémore aujourd'hui, c'est l'unification des deux Cameroun. Cette unification correspond à l'abolition du système fédéral, qui avait réuni les anciens Cameroun, oriental et occidental.
Le premier était le Cameroun francophone, un ancien territoire sous tutelle française, qui a accédé à l'indépendance le 1ᵉʳ janvier 1960.
Le second s’appelait à l'époque coloniale le Southern Cameroons et a accédé à l'indépendance le 1ᵉʳ octobre 1961. Cette date correspond également à sa réunification avec le Cameroun francophone, à la suite d'un référendum. Les deux parties du territoire ont donc des dates d'indépendance différentes.
Le pouvoir du président Ahmadou Ahidjo a décidé en 1972 de mettre fin au régime fédéral. Pendant onze ans, le Cameroun était constituée de ces deux républiques fédérées, la République du Cameroun oriental qui avait un Premier ministre francophone, et le Cameroun occidental qui avait également son Premier ministre.
L’unification a eu lieu notamment pour des raisons de concentration du pouvoir, mais à l'époque, le régime parlait de conserver l'unité nationale. En tout cas, un référendum s'est tenu le 20 mai 1972 pour instaurer cet État unitaire. Peu après, le Cameroun a arrêté de célébrer la date d'indépendance comme fête nationale et a choisi plutôt la date de l'unification des deux parties du territoire et donc de la fin du système fédéral.
C'est cette date que l'on commémore aujourd’hui. En réalité, dans les représentations symboliques et dans la mémoire des gens, elle ne veut pas dire grand chose.
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TV5MONDE : Aujourd'hui, cinquante ans après, l'État a-t-il réussi à ancrer ce régime d'union face au fédéralisme ? Y a t-il matière à célébrer ?
Yves Mintoogue : Si vous posez la question aux représentants du régime, ils vous diront sans doute que que le projet a réussi.
Mais le pays est en guerre depuis pratiquement cinq ans, le mouvement sécessionniste dans les régions concernées est plus fort que jamais - pas seulement militairement, mais aussi en terme de popularité au niveau de la population. Il n'y a pas de paix au sein du pays, le système est contesté par une bonne partie de la population, certaines revendications demandent le retour du système fédéral.
La manière autoritaire par laquelle le régime a été mis en place et par laquelle il est entretenu, sans essayer de gérer de manière égalitaire les héritages culturels, est un échec.
Les anglophones, pour reprendre leurs termes, ont l'impression d'être assimilés dans un État francophone, lui-même à la solde de la France. Quant à la réunification, ils la vivent comme un régime de « francophonisation » du pays, et donc comme une autre forme de colonisation après la fin de la colonisation britannique.
De ce point de vue, on ne peut pas dire que c'est une réussite : la contestation aujourd'hui est telle que le régime et l'État unitaire ne survivent que par la présence militaire et la puissance de feu mise en oeuvre. Mais pendant combien de temps un État souverain peut-il tenir par la coercition, au détriment de la cohésion et de la persuasion ? Et de la prise en compte les revendications des anglophones ?
Peu de Camerounais, y compris anglophones, veulent vraiment se séparer. Mais les gens ont l'impression qu'ils ne sont pas écoutés et la moindre revendication est réprimée violemment. Personne ne peut tenir absolument à appartenir à un pays où ses intérêts ne sont pas préservés.
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TV5MONDE : Est-ce que l’échec que vous évoquez est lié à la forme elle-même du régime qui a été instauré il y a 50 ans, ou aux politiques menées par les différents gouvernements ?
Yves Mintoogue : Les deux sont liés. Le problème est d’abord institutionnel : la nature et la forme des institutions déterminent leur contenu. C'est l'une des raisons pour lesquelles Ahmadou Ahidjo tenait absolument à abolir le régime fédéral. Il considérait qu'au sein de ce régime, il était beaucoup plus difficile d'exercer un pouvoir autoritaire. Un Premier ministre était notamment élu dans la région anglophone ; dans ce cadre là, son pouvoir n'était pas total.
Le fait d'instaurer un régime unitaire visait ainsi à implémenter plus facilement ses politiques. La pérennisation du régime se camoufle derrière le projet hégémonique d’unité nationale. Après la réunification, un régime de parti unique a d’ailleurs été est instauré. Il a été justifié par l'idée que le multipartisme desservirait l'unité. Le même argument a été repris en 1972 pour justifier l'unification de l’État.
Donc le problème est institutionnel autant que politique, lié notamment à la corruption au sein du régime.
TV5MONDE : Pour défendre l’instauration d’un État unitaire, quels autres aspects étaient reprochés au fonctionnement fédéral, ?
Yves Mintoogue : Deux raisons ont été avancées par le pouvoir. Le régime fédéral coûtait très cher à l'État : il fallait entretenir deux gouvernements, des institutions juridiques anglophones et francophones,…
L'autre raison, c'était le parachèvement du processus de l'unité nationale. D'après le président, la réunification qui avait eu lieu en 1961 n’était qu’une première étape.
Ces arguments officiels n'ont pas de réelles justifications politiques, et étaient selon moi des alibis. Le vrai projet d’Ahidjo était d’installer l'hégémonie du pouvoir, ce que contrariait le fédéralisme. Surtout que le régime fédéral, en tout cas du côté anglophone, était relativement démocratique.
TV5MONDE : Le projet a été adopté à l’époque par référendum, est-ce un signe qu’il était soutenu par la population ?
Yves Mintoogue : Le référendum a été voté à 99 ou 100%. On sait ce que peuvent valoir de tels résultats à l'époque. Les gens n'avaient pas vraiment le choix. Et de toute façon, la République unie aurait certainement été déclarée quelque soit le vote.
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TV5MONDE : L’actuel président, Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, se situe dans l’héritage de son prédécesseur ?
Yves Mintoogue : Absolument. A certains égards, il fait pire que son prédécesseur. Il n'a pas réussi à préserver plusieurs acquis, notamment une certaine stabilité économique. La prévarication et la corruption, les détournements de fonds étaient un peu plus sanctionnés, alors qu’ils sont devenus monnaie courante. Paul Biya, sous divers angles, a aggravé la crise.
Les anglophones sont particulièrement mécontents, notamment du fait que deux ans après sa prise de pouvoir, Paul Biya a décidé de modifier le nom du pays.
Depuis 1972, il s'appelait République Unie du Cameroun. Il a enlevé Unie. Or, avant la réunification de 1961, le Cameroun sous tutelle française s'appelait République du Cameroun. Pour les anglophones, en revenant à cette appellation qui était celle du Cameroun français, c'est comme si on retournait à un territoire sous domination française, où ils ont simplement été assimilés.
TV5MONDE : Pour revenir à l’actualité, quelle conception du fédéralisme défendent ses partisans ? Parle-t-on d’une nouvelle forme de fédéralisme ou de revenir au système d'avant 72 ?
Yves Mintoogue : Il y a plusieurs types de propositions. Une partie des sécessionnistes anglophones appellent au retour d’un régime fédéral similaire à celui d’avant 1972. D’autres, y compris au sein de la population francophone, sont favorables à ce que le Cameroun redevienne un État fédéral en élargissant le fédéralisme. Ils proposent qu'on ne se limite pas à un État francophone et un État anglophone, mais que l'on tienne compte d’autres éléments de la diversité du Cameroun, pour aboutir à un pays avec par exemple cinq ou dix Etats fédérés.
De toute façon, il faut déjà que le régime actuel accepte que la forme de l'État est un sujet de débat politique légitime. Tant que le pouvoir ne veut pas admettre que l'on peut en discuter et criminalise toute contestation, ce que disent certaines franges de la population ne mène à rien. Si on interdit aux gens de discuter simplement de la forme de la nation dans lequel ils veulent vivre, on ne pourra maintenir durablement un tel État que par la force des armes.
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Le Cameroun a été une République fédérale et il peut le redevenir. Je ne dis pas que ça doit être le cas, mais les Camerounais ont le droit de décider par eux mêmes.
TV5MONDE : Selon vous, les discussions autour du système sont-elles le véritable enjeu ? Est-ce qu’ouvrir le débat sur les formes de l’État camerounais sera suffisant pour affronter les crises ?
Yves Mintoogue : La question est au fondement de la crise actuelle. Bien sûr, il y a aussi la situation économique, la pauvreté, l'absence de redistribution des richesses ; d’autres problèmes nourrissent la contestation. Mais le fond du problème reste le sentiment des Camerounais des régions anglophones que leur héritage culturel est méprisé. Qu'ils vivent dans un État totalement francophonisé. Ils n'estiment pas être des citoyens pleins et entiers, dans ce système qui ne tient pas compte de leurs demandes.
La première représentation du fait que l'État camerounais ne tient pas compte de leurs identités, de leurs désidératas, de leur histoire, de leur mémoire, se trouve dans la forme de l'État.
Effectivement, on ne peut pas dire que cela suffirait à tout résoudre. Mais si on ne veut pas débattre de cette question-là, on aura beau résoudre tout le reste, je crois que le problème subsistera.
TV5MONDE : Comment peut-on interpréter les célébrations aujourd’hui, justement dans ce contexte de la crise anglophone ?
Yves Mintoogue : C'est la propagande du régime telle qu’elle a été menée depuis l'indépendance. Une forme de propagande qu'il a lui-même hérité du pouvoir colonial français. La représentation qu'il donne de lui même consiste à dire : « Nous avons construit l'État unitaire, le Cameroun se porte bien. Ceux qui le contestent sont anti-patriotes, manipulés par des gens tapis dans l’ombre qui pourraient déstabiliser le pays ». Le discours de propagande habituel pour disqualifier toute voix discordante, en faisant comme si les problèmes n'existaient pas, et que sous ce régime, le pays s'est toujours très bien porté.
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TV5MONDE : Les propositions liées au fédéralisme sont-elles cantonnées aux régions anglophones, ou sont-elles aussi reprises par le reste de l’opposition?
Yves Mintoogue : La majorité des partis de l'opposition sont favorables au retour du fédéralisme, ou en tout cas estiment que cette question mérite d'être débattue. L'opposition est tout à fait ouverte à la discussion et à une éventuelle modification de la forme de l'État. C’est le pouvoir en place qui ne veut rien entendre, qui criminalise toute opinion contraire à la sienne sur cette question, voire même tout débat.