Fil d'Ariane
Ce samedi 8 mai, l’Algérie célèbre sa première "Journée nationale de la Mémoire", afin d’honorer les victimes de la répression par la France des manifestations indépendantistes du 8 mai 1945. Pour réconcilier les mémoires, le travail des historiens est indispensable, mais il ne suffit pas. Entretien avec Benjamin Stora, historien spécialiste du Maghreb et auteur du rapport "Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie".
La célébration de la "Journée nationale de la mémoire" a été décidée par le président algérien Abdelmadjid Tebboune il y a un an. Elle a pour but la "reconnaissance des énormes sacrifices consentis par le peuple algérien lors des massacres du 8 mai 1945 et du déclenchement de la Guerre de libération nationale le 1er novembre 1954".
Il a qualifié de "crimes contre l'humanité" les tueries perpétrées par les forces de l'ordre françaises dans le Constantinois (Sétif, Guelma et Kherrata) et les exactions de la période coloniale (1830-1962).
Il y a 76 ans, à Sétif, le défilé célébrant la victoire des Alliés sur le nazisme se transforme en manifestation pour "l'Algérie libre et indépendante" et tourne au massacre. La répression du mouvement fera des milliers de morts.
Aujourd’hui encore, cet événement est ancré dans les mémoires, en Algérie. Des mémoires que l’historien français Benjamin Stora a proposé de réconcilier, dans son rapport remis au président Emmanuel Macron, le 20 janvier 2021, dont les conclusions sont disponible dans son ouvrage "France-Algerie, les passions douloureuses" (Albin Michel).
TV5MONDE : L’Algérie va célébrer sa première journée nationale de la mémoire ce samedi. Que pensez-vous de cette initiative ?
Benjamin Stora, historien spécialiste du Maghreb : Je ne peux parler que du travail historique, que je connais et je sais que l’Histoire algérienne est une, mais aussi multiple. Il y a l’histoire du PPA (Parti du peuple algérien), l’histoire des oulémas, l’histoire des communistes qui ont joué un rôle, celle des berbères, et bien d’autres. Il y a toute une série d’histoires qu'il faut raconter, qu'il faut célébrer, qui convergent vers une sorte de mémoire unifiée et commune.
Mais il faut prendre garde à ce qu’elle soit écrite par les historiens, par la société civile, les journalistes et qu’elle finisse, enfin par la prise en compte d’actes concrets, par les autorités.
Il faut également que cette mémoire ne soit pas réductible à la simple période coloniale, bien qu’elle soit très longue. L’Algérie est un pays indépendant depuis trois générations. La mémoire commune doit aussi tenir compte de tout ce qui s’est passé après l’indépendance de l’Algérie, de 1962 à nos jours.
Pour plus d'informations, voir aussi : la lettre ouverte des historiens algériens contre le verrouillage des archives
TV5MONDE : Vous plaidez pour une reconnaissance affirmée des crimes commis durant la colonisation, puis durant la guerre, longtemps oubliés ou minimisés en France. Est-ce que le massacre de Sétif entre dans ce cadre ?
Benjamin Stora : Oui, tout ce qui permet de faire avancer les choses et de regarder l’Histoire en face est à prendre. Il ne faut par ailleurs pas oublier que les massacres de Sétif ont été reconnus, le 27 février 2005, par l'ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière (Celui-ci avait évoqué « Une tragédie inexcusable », lors d'une allocution prononcée à l'intérieur de l'université Ferhat Abbas). Mais peut-être faut-il aller encore plus loin.
TV5MONDE : Depuis la remise de votre rapport, le 20 janvier dernier, à Emmanuel Macron, quelles ont été les actions concrètes entreprises ?
Benjamin Stora : Le premier acte symbolique fort est qu'il a reconnu, le mardi 2 mars, qu’Ali Boumendjel a bel et bien été torturé et assassiné par l’armée française pendant la guerre d’Algérie en 1957 (à l'époque, le meurtre avait été maquillé en suicide).
La prochaine étape est celle de l’accès aux archives et donc de la possibilité, pour les chercheurs et historiens, d’avoir accès aux contenus secret défense de manière beaucoup plus large. Il faudrait que l’on puisse avoir accès aux documents, au-delà même de 1954 et que l'on puisse aller jusqu’à l'après indépendance de l’Algérie. Il faudrait également que l’on puisse avoir une plus grande fluidité dans l’accès aux archives, que les choses ne se fassent pas pièce par pièce ou avec des documents isolés, mais à partir de thématiques. Cela doit être discuté au début du mois de juillet. Ce que je sais également, c’est que devrait être mise en place une commission, comme je le recommande dans mon rapport, au début du mois de juin. Cette commission aura, elle aussi, pour but de faire des propositions et de faire avancer les différents dossiers qui existent, notamment, dans le rapport que j’ai remis au président de la République.
(Re)voir aussi : les filles de Mohand Selhi, ami d'Ali Boumendjel, en quête de vérité
TV5MONDE : Dans votre rapport, vous affirmez que l’État français a organisé l’oubli de cette guerre : comment l'a-t-il fait et comment y remédier ?
Benjamin Stora : L’oubli de la guerre d’Algérie a duré une trentaine d’années, par toute une série d’amnisties, de lois, qui interdisaient les procès possibles. Cette fabrication, par l'État, de ces lois d'amnistie n'a pas favorisé la transmission de l'histoire de la colonisation. François Mitterrand a notamment amnistié les généraux putschistes qui s'étaient dressé contre de Gaulle en 1961.
Nous sommes néanmoins sortis de l’oubli depuis trente ans. Il y a un certain nombre de manifestations, de revendications, notamment de jeunes issus de l’immigration algérienne, des enfants de harkis, et d'autres, qui ont manifesté pour la reconnaissance de la guerre d’Algérie et des massacres qui ont été perpétrés.
Il y a toute une série de batailles qui ont été et sont menées, et ces batailles continuent, avec l’apparition des enjeux autour des mémoires et de la guerre d’Algérie dans les manuels scolaires. En France, plusieurs déclarations ont également permis de sortir de cet oubli : les déclarations sur les massacres de Sétif, la reconnaissance, par François Hollande, de la répression du 17 octobre 1961, des mairies organisent également des commémorations… De nombreuses initiatives sont prises, mais c’est un travail qui est encore très long, car nous avons accumulé beaucoup de retard après l’indépendance de l’Algérie.
Pour plus d'informations, lire : En Algérie, il y a soixante ans, le coup d’État de quatre généraux de l'armée française
TV5MONDE : Les travaux sur la guerre d’Algérie existent déjà et ils sont nombreux. N’est-ce pas des gestes politiques qui doivent être faits ?
Benjamin Stora : Si l’on veut comparer, même s’il faut faire attention avec les comparaisons historiques, lorsque l’on examine la réconciliation franco-allemande, elle est l’oeuvre de deux chefs d’États : Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, qui ont su dépasser les ressentiments et les rancunes qui existaient. Les historiens, eux, ne peuvent qu’apporter leur pierre à l’édifice, par la connaissance, par les documents, par les pistes de réflexion à entreprendre, mais ce ne sont pas eux, ni leurs travaux historiques, qui permettront la réconciliation. Mon rapport n’est qu’une contribution à cette histoire, mais la réconciliation ne peut être que l’oeuvre d’Hommes politiques et donc d’une volonté politique des États. Il y a un travail colossal qui a été entrepris depuis des années, j’ai moi-même répertorié plus de 3000 ouvrages sur la question, que ce soit du côté algérien ou français, mais tout cela ne peut pas permettre, à lui seul, d’aplanir les discussions, les problèmes et les ressentiments. Il faut des gestes politiques beaucoup plus forts, de part et d’autre.
Néanmoins, pas de repentance. Ce mot, c’est d’ailleurs en France que je l’ai entendu et de la part de l'extrême droite. Je ne pense pas, après 40 ans de travail sur l’Algérie, que c’est ce que réclament les Algériens. Ce qu’ils veulent, c’est la reconnaissance des exactions, massacres et des crimes qui ont été commis. Il y a, de ce côté là, une vraie demande.