Mais l’histoire aussi rattrape le camp de Paul Kagamé. En octobre 2010 parait un
rapport très détaillé des Nations Unies mettant gravement en lumière les crimes des forces rwandaises commis en République démocratique du Congo contre les réfugiés hutus et les populations locales de 1993 à 2003. Les auteurs de l’enquête de 562 pages estiment que les massacres, s’ils venaient à être prouvés, «pourraient être qualifiées de génocide». Accusation et surtout terminologie d’autant plus graves que ce qualificatif reste jusqu’à présent fermement réservé au massacre des Tutsis de 1994 et son invocation exclusive l’une des sources de légitimité de l’actuel pouvoir rwandais. Dans un registre plus léger mais tout de même embarrassant, le remaniement ministériel français de février 2011 est marqué par le retour du « génocidaire » Alain Juppé à la tête d’une diplomatie implicitement moins admiratrice du maître de Kigali - sa nomination, «
du point de vue des Rwandais, n’était pas une bonne nouvelle », déplore l’ambassadeur de France à Kigali nommé sous Bernard Kouchner (
Jeune Afrique du 4 septembre 2011). Outre leur refus mutuel de se serrer la main, la réapparition du dirigeant gaulliste au Quai d’Orsay éloigne le scénario du pardon ou de la repentance espérée par certains et conforte ceux qui (militaires notamment) entendent défendre un jugement plus positif sur l’action de la France dans les mois tragiques de son intervention. Les anciens de l’opération Turquoise sont parmi les plus vifs opposants à la venue de l’ancien chef des FPR et ceux qui ont le moins supporté les accusations du rapport
Mucyo, qui reste la vérité officielle de l’État rwandais. A travers enquêtes et publications, parallèlement, des voix se font plus ouvertement entendre qui – sans remettre en cause la réalité du génocide des Tutsis - imputent à Paul Kagamé et au FPR un rôle majeur dans son déclenchement voulu, dans cette hypothèse, pour accélérer leur accession au pouvoir. Peu audible en France où elle est vite assimilée au négationnisme et à l’infamie, cette thèse – qui rejoint pour partie les conclusions du juge Bruguière - est celle qui prévaut en Espagne où quarante militaires rwandais sont inculpés de génocide (neuf ressortissants espagnols témoins des massacres opérés par les FPR figuraient parmi les victimes) et le Premier ministre Zapatero a récemment refusé de rencontrer Paul
Kagamé. L’homme fort de Kigali l’est donc, depuis quelques temps, sans doute un peu moins et les indéniables succès économiques de son pays masquent de plus en plus mal une certaine déréliction diplomatique. Son élan un peu forcé vers la France – désireuse, elle, de reprendre pied dans la région des grands lacs – survient alors que ses soutiens traditionnels anglo-saxons commencent à se détourner d’un régime peut-être moins bien né qu’on ne l’a cru, au présent troublant et à l’avenir désormais inquiétant. Dans son premier discours prononcé à Paris, Paul Kagamé a défendu notamment la nécessité « d’échapper à l’histoire ». Ce ne sera pas le plus facile.
Pascal Priestley