Fil d'Ariane
Les Gabonais ont voté pour décider de leur avenir politique le samedi 26 août et élire leur président, leurs députés et représentants locaux. Ali Bongo brigue un troisième mandat à la tête du pays. Sa famille tient les rênes du pays depuis 1967. Les questions économiques et sociales sont au coeur de cette campagne. Le Gabon est l'un des pays les plus riches de l'Afrique centrale si on en croit le niveau de PIB par habitant. Pourtant l'État gabonais n'arrive pas à assurer les besoins essentiels de sa population en eau ou en électricité. Pourquoi ce pays si riche en ressources naturelles n'arrive pas à sortir de la pauvreté les Gabonais. Réponses des économistes Alain Karsenty (chercheur au CIRAD) et Mays Mouissi.
Partisans du président sortant gabonais, Ali Bongo, dans la commune d'Owendo, au Gabon, le 11 août 2023.
“Dans la capitale, Libreville, les gens n’ont pas l’eau du robinet dans certains quartiers”. L’économiste Mays Mouissi, qui a publié un rapport très critique de l’action économique du président sortant, Ali Bongo, déplore un état navrant des besoins basiques de la population gabonaise.
Il évoque une “situation économique assez contrastée”. Ce pays a tout pour assuré un niveau de vie correct à sa population. Il a un PIB par habitant parmi les plus élevés du continent africain (8 820,3 dollars en 2022, selon la Banque mondiale), et une population modeste (2,341 millions en 2021, selon la Banque mondiale).
“Nous avons un État qui a des ressources financières importantes, des budgets relativement importants de l'ordre de 3000, 3500 milliards de francs CFA par an (4,5 à 5,3 milliards d'euro, ndlr). Les Gabonais sont autour de 2 millions d'habitants. C’est un pays grand comme la moitié de la France, mais avec 30 fois moins d'habitants, avec un revenu qui est au-dessus de la moyenne de tous les pays africains de notre catégorie. Ceci positionne même d'ailleurs le Gabon parmi les trois ou quatre pays les plus riches du continent africain”, explique l’économiste gabonais. Les recettes pétrolières représentent 20% du budget.
Pourtant, “le nombre de Gabonais vivant sous le seuil de la pauvreté s'est accru depuis la dernière élection présidentielle de 2016. Nous sommes aujourd'hui à 33%. Il existe un gros problème lié à la redistribution des ressources publiques”, analyse l'économiste Mays Mouissi. Selon lui une minorité “extrêmement fortunée profite des rentes minières et pétrolière alors qu’un tiers de la population vit avec moins de deux dollars par jour et n’arrive pas à faire trois repas par jour”.
Même son de cloche pour le chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), Alain Karsenty. La gestion des ressources publiques connaît de “véritables problèmes d'efficacité”. “C’est un pays qui a beaucoup de ressources minières, pétrolières, forestières, qui a une certaine croissance, mais qui semble avoir un certain nombre de difficultés d'ordre macroéconomique interne pour financer un certain nombre d'engagements sociaux pour la population”, explique Alain Karsenty.
Le Gabon est le quatrième producteur de pétrole de l’Afrique subsaharienne, et possède de nombreuses ressources minières comme de l’or, de l’uranium, du fer. Son territoire est composé à plus de 90% par des forêts.
Carte du Gabon. Près de 90 % de son territoire est occupé par des forêts.
De fait, la population est concentrée sur une petite partie du territoire, ce qui devrait faciliter, selon les économistes, une meilleure gestion du niveau de vie des Gabonais.
“Les problèmes économiques du Gabon, le bien être de la population pourraient être réglés de façon assez simple. Nous avons au Gabon, contrairement au Nigeria, contrairement à l'Angola, ou d’autres pays du continent, 80 % de la population gabonaise qui vit dans dix agglomérations urbaines”, explique Mays Mouissi.
“La population est donc concentrée sur la côte et dans la zone minière du sud-est. Pour apporter des solutions avec un impact structurant sur la vie de 80% de la population, qui vivent parfois dans des conditions précaires, dans des bidonvilles. Il faut agir sur ces 10 principales localités”, détaille-t-il.
De mauvais choix politiques seraient la raison de ce déséquilibre. “Il y a énormément d'argent qui n'est pas utilisé à bon escient. Les inégalités de revenus sont aussi liées à des problèmes de politique publique, avec des formes de clientélisme”, selon Alain Karsenty. “Ce sont finalement des problèmes assez classiques de gouvernance économique discutable, notamment quand on a une population qui ne bénéficie pas suffisamment de la redistribution de ces rentes", selon l’économiste français.
Et parmi ces choix, il y a, pour le chercheur du CIRAD la volonté du Gabon de se positionner comme une puissance agro-industrielle. “On peut se poser la question de savoir si c’est un bon objectif”, explique Alain Karsenty. “On a la création de zones économiques spéciales, notamment pour l’industrie du bois, mais qui vont attirer de nombreuses autres industries, avec comme ambition de développer d’autres cultures pérennes, notamment celle de palmier à huile, d’hévéa, etc … Mais vouloir devenir une puissance industrielle n’est pas forcément la meilleure stratégie. Le Gabon est un pays qui a des habitudes rentières et qui manque de main d'œuvre. Il aura donc besoin de la faire venir de l’étranger, avec ensuite la peur d’une immigration trop importante et des restrictions établies par les autorités pour l’empêcher”, détaille-t-il.
La mauvaise gouvernance est au coeur du rapport très critique émis par Mays Mouissi et Harold Leckat, intitulé “105 promesses, 13 réalisations – Le bilan du second septennat d’Ali Bongo Ondimba (2016-2023)”, dans lequel il détaille les mauvaises décisions et les échecs selon lui de la gouvernance actuelle.
Les problèmes d'accès à l'eau, à l'électricité trouvent leurs sources dans ces promesses non tenues selon Mays Mouissi. “Si vous regardez le projet d'Ali Bongo en 2016, l'une de ses promesses était d'injecter 150 000 mètres cubes d'eau supplémentaires de façon à pouvoir alimenter 300 000 personnes en plus sur l'agglomération de Libreville. Ça n'a pas été fait puisqu'en 2018, nous avions toujours le même problème. C'est la même chose avec l'électricité. Désormais, nous avons des délestages à Libreville. La solution apportée est de rationner l’électricité. Ali Bongo en avait pleinement conscience, puisqu’en 2016, il avait promis de construire cinq barrages hydro-électriques pour pallier ce problème. Il n’en a construit aucun”, déplore l’économiste gabonais.
Le manque d’investissement de l’État dans les infrastructures, la santé, l’éducation semble être le chaînon manquant dans la redistribution des richesses au Gabon, selon les spécialistes, alors même que “le budget de l'État est resté relativement constant, voire a même un peu augmenté puisqu’il est passé de 3000 à 3500 milliards (de francs CFA) , selon les lois sur la finance au Gabon”, explique Mays Mouissi.
“Si on remonte à 15/20 ans plus tôt, le Gabon arrivait à faire plus d’investissements avec un budget bien inférieur à aujourd’hui (1500 milliards de francs CFA, soit 2,29 milliards d'euros), alors même que le taux de croissance démographique a été bien plus lent que le taux de croissance du pays”, déplore-t-il.
la population n'a donc pas profité de l'arrivée de nouveaux investisseurs étrangers ces derniers années. Le Gabon multiplie ces dernières années les partenaires économiques étrangers ces dernières années, avec une ouverture vers l’Asie, notamment la Chine et l’Inde mais aussi vers le Commonwealth dont il est devenu membre en 2022. Les sociétés pétrolières françaises comme Total ont aussi opéré un certain retrait de leurs activités sur place. Une direction somme toute normale, selon Alain Karsenty, quand on retrace le parcours d’Ali Bongo et de son père Omar.
“Omar Bongo, le prédécesseur du président actuel, avait un certain nombre de réseaux qu'on peut appeler ‘Françafricains’, qui étaient bien connus. Se tourner vers d’autres réseaux pour son fils, Ali, s'est fait dans un contexte de querelle de succession. Il fallait qu’il se démarque de membres de son clan, héritiers des réseaux françafricains. De plus, il est anglophile, ses enfants ont fait leurs études à Londres”, détaille Alain Karsenty.
Ce “redéploiement des influences” passe également par des contrats passés avec des sociétés asiatiques, pour l’exploitation de certaines des ressources du pays. “La société Olam, par exemple, basée à Singapour mais dont les actionnaires sont indiens a été la cheville ouvrière des zones économiques spéciales, qui développent les grandes plantations de palmiers à huile et d’hévéas. Cette société est spécialisée dans l’agriculture mais s’est également diversifiée dans les infrastructures”, indique le chercheur du CIRAD.
Il y a eu de nombreux autres investissements indiens ou chinois au Gabon : “un peu plus de 60% des concessions forestières sont contrôlées par des entreprises asiatiques, notamment chinoises”, indique Alain Karsenty. “C’est effectivement un virage assez important vers l’Asie, qui s’accompagne d’une perte de l’influence française”, précise-t-il.
Ces nouveaux investissements s’accompagnent-ils de résultats probants pour la population gabonaise ? Là aussi, il n’en est rien. “Le Gabon, comme tous les pays, doit diversifier ses partenaires pour ne pas être dépendant d’un seul”, s’exprime Mays Mouissi. “Mais il faut arriver à un résultat acceptable. Au Gabon, le taux de chômage s'est accru aussi bien pour l'ensemble de la population que pour les jeunes”, poursuit-il. Selon la Banque Mondiale, le taux de chômage pour les 15-24 ans au Gabon est de 36,9%.
“Si le Gabon ne parvient pas à faire baisser le chômage, à faire baisser la pauvreté, alors il est en train de créer une bombe sociale”, prévient l’économiste. “En dépit du taux de croissance, en dépit de la création de richesses supplémentaires sur le territoire national, il demeure un problème de juste utilisation des ressources publiques, de gestion orthodoxe des finances publiques et un problème de redistribution de la ressource”, martèle-t-il.
Ces dernières années, le pouvoir gabonais essaie de se présenter comme un acteur de la lutte contre le réchauffement climatique. C'est ainsi qu'il a organisé le "One forest summit", en mars 2023 avec la France sur la question de la préservation des fôrets. Le pays essaie de réguler sa dette grâce à l'environnement.
C’est ce qui semble ressortir d’un accord passé par le pays pour réduire sa dette internationale. Le Gabon était le deuxième pays le plus endetté de la zone Cemac (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale en 2021, avec un taux d'endettement estimé à 71 % de son PIB, selon les données du Fonds monétaire international (FMI), derrière le Congo.
Selon un article de La Croix, le Gabon vient d’obtenir des facilités d’emprunt en échange d’engagements environnementaux de son choix. Un procédé “dette-nature” fréquent mais avec des conditions bien spécifiques qui sont à l’avantage du pays africain selon les économistes.
Cet intérêt pour l’environnement est dû à la personnalité du ministre de l’environnement selon Alain Karsenty. “Le Gabon a été extrêmement actif dans sa diplomatie climatique, environnementale et a rencontré pas mal de succès. C'est très lié à la personnalité du ministre de l'environnement, Lee White, Gabonais d'origine britannique. Il a donc des réseaux anglo-saxons très importants notamment dans le monde de la conservation de l’environnement et connaît très bien les mécanismes internationaux dans ce domaine. Cela aide le Gabon à prendre un véritable leadership sur la question”, déclare Alain Karsenty.
Cet échange “dette-nature” est un montage financier assez courant selon l’économiste. “Le pays créancier accorde une réduction d'une partie de la dette. Au lieu de rembourser les intérêts et le capital, le pays débiteur s’engage à affecter cette somme, en monnaie locale et pas en dollars, à des questions environnementales, comme la protection des aires protégées marines, par exemple”, détaille-t-il.
Le Gabon a ainsi réussi à obtenir un allégement de sa dette. "L’allégement de sa dette passera par l’émission d’une obligation (donc de la dette) mais avec des taux d’intérêts plus avantageux, donc un coût total plus faible”, poursuit Alain Karsenty.
Le Gabon se retrouve assez libre dans son utilisation de la somme économisée sur la dette. L’idée est de la réinvestir dans la lutte pour l’environnement mais sans réelle obligation de domaine. “Au lieu de rembourser en devise forte, le Gabon doit investir dans ses parcs nationaux, avec sa monnaie locale, en francs CFA à hauteur de 160 millions (sur les 500 millions), selon La Croix. Le Gabon a négocié de pouvoir utiliser à sa guise le reste, que ce soit dans les infrastructures, la santé, etc .. En général, c’est 100% de la dette annulée qui doit être réinvestie dans la lutte pour l’environnement”, conclut l’économiste français.
Une bonne affaire diplomatique et politique plus qu’économique à proprement parler, en somme. “Au final, cela représente environ 3% de la dette gabonaise. Ce n’est pas énorme mais cela permet au Gabon d’affirmer son rôle de leader environnemental de la région. Lee White peut montrer qu’il est capable de lever des financements supplémentaires avec l’environnement. Il est toujours difficile de financer la biodiversité car ce n’est pas considéré comme rentable”, précise Alain Karsenty.
Pour Mays Mouissi, même s‘“il faut le reconnaître, Ali Bongo est très actif sur les questions environnementales et participe à de nombreux sommets sur la question”, cela reste encore perçu comme trop lointain pour la population.
“Cette politique, et même parfois son activisme, sont assez mal compris des populations. Non pas qu’elles se désintéressent de l'environnement, mais plutôt que les populations ont des problèmes existentiels de base à gérer”, déplore-t-il. "Les Gabonais veulent l’eau, l’électricité, des logements décents. 80% des Gabonais sont mal logés. Face à ces préoccupations, leur dire qu’il faut protéger les forêts n’est pas une priorité”, conclut Mays Mouissi.