
Fil d'Ariane
"Je suis un ovni" : des étals animés sur les marchés de Cotonou, aux cuisines de son restaurant étoilé nîmois en passant par le Sofitel de la capitale économique béninoise, la cheffe Georgiana Viou défend une cuisine libre et audacieuse à cheval sur les deux continents.
La cheffe béninoise Georgiana Viou dans la cuisine du restaurant L'Ami du Sofitel à Cotonou.
Dans les allées du marché historique de Saint-Michel à Cotonou qui n'a "pas changé" depuis son enfance, Georgiana Viou passe d'une vendeuse à l'autre : ici elle achète des aubergines violettes, "comme dans le sud de la France", là de l'ésese et du poivre long fumé, des ingrédients souvent utilisés pour la médecine traditionnelle.
"Même les gens qui sont ici, je suis sûre qu'en dehors des préparations qu'ils font pour se soigner, ils n'ont pas pensé à mettre ça dans de la cuisine. Moi j'essaie de regarder ces produits autrement", explique la cheffe de 47 ans.
Risotto au pesto de tchayo (basilic africain), rougets à la moutarde locale de graines de néré, pavlova à l'hibiscus : la carte de l'Ami dans le luxueux Sofitel qui a ouvert ses portes à Cotonou cette année propose une cuisine "de bistronomie française avec une touche locale".
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Chapeau de feutre sur la tête, la cheffe assume sa volonté de bousculer les codes et de mélanger ses deux univers. "C’est intéressant pour moi aussi d'apprivoiser mon public. Petit à petit, nous irons vers des choses qui se rapprochent un peu plus de notre héritage culinaire, tout en gardant comme base de technique la cuisine française", assure-t-elle.
"Il m'est déjà arrivé de faire un tartare de crevettes avec du gombo cru, je sais que les Béninois crient au scandale", s'amuse Georgiana Viou, se qualifiant elle-même "d'ovni". "Les gens n'arrivent pas forcément à me suivre, ils n'arrivent pas forcément à comprendre. Mais c'est pas grave (...) c'est ma personnalité, cette soif de liberté, mais liberté dans tous les sens du terme", ajoute-t-elle.
Née au Bénin en 1977, "Gigi" comme la surnomment ses amis, puise son inspiration dans la cuisine de sa mère, qui tenait un petit maquis (restaurant populaire) à Cotonou. Elle est "mon socle, mon origine", écrit-elle dans son livre Oui, Cheffe ! Du Bénin à l'étoile Michelin, itinéraire d'une battante paru en mars.
Dans ce livre, elle raconte aussi les moments difficiles qui ont émaillé sa vie, un viol à 14 ans, des avortements clandestins pendant ses études, un divorce à l'âge adulte. À son arrivée en France au tournant des années 2000, elle s'inscrit d'abord en langues étrangères appliquées à la Sorbonne. Mais c'est à Marseille, où elle débarque en 2004, que la passion de la cuisine va devenir peu à peu son métier.
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Mère de trois enfants, elle passe plusieurs concours amateurs avant de participer à l'émission Masterchef sur TF1 en 2010, puis ouvre un atelier de cuisine. La reconnaissance de la profession arrive au Rouge, son restaurant de Nîmes, où elle obtient une étoile en 2023.
Dans les cuisines, en ce midi printanier, elle a remplacé le taureau habituellement à la carte par des rougets farcis au boudin de Bigorre et agrémentés d'afiti, des graines de néré fermentées. Ces fèves, une fois écrasées, dégagent une forte odeur proche du Maroilles.
"C'est une espèce d'umami. Une fois que vous avez ça, vous pouvez bien sûr mettre du poisson, de la viande. Mais si vous n'en avez pas, ce n'est pas grave parce que ça aura déjà fortement parfumé votre plat", explique-t-elle avant de passer un petit coup de chalumeau pour donner un côté "fumé", son "ADN", elle qui a grandi "avec ces parfums de charbon, de poisson fumé".
En accompagnement, ce sera du fonio, céréale populaire d'Afrique de l'Ouest qu'elle sort d'un sac plastique grossièrement fermé avec du scotch, directement rapporté de son dernier voyage à Cotonou. Et pour le jus : "de l’oignon, de l’ail, du pastis, les entrailles du poisson... C’est Marseille !", la ville qui l'inspire depuis maintenant une vingtaine d'années.
"J’ai grandi pendant 20 ans avec des saveurs, des parfums, des manières de cuisiner qui sont restées gravées en moi. Arrivée ici à Nîmes, j’ai ressenti que c’était le moment de ressortir ces choses-là, et de les mettre dans ce que je fais", raconte-t-elle.
L'étoile Michelin n'est pas un Graal pour autant. "Si cette étoile ne sert qu'à moi, la poser là et me gargariser en disant "Ah, je suis trop forte, je suis une étoile", ça ne m'intéresse pas. Aujourd'hui, ce que moi, j'ai pu apprendre, j'ai envie de l'insuffler à d'autres personnes".
Une transmission qu'elle compte faire dans son pays natal : "On n’a pas de lycée hôtelier digne de ce nom, on ne peut pas prendre de billets pour partir ? C’est pas grave, moi je viens à vous, je vais vous montrer un peu ce que je sais faire".