Guerre au Soudan : entre inquiétudes et espoir, quelles perspectives pour les civils ?

Après bientôt deux mois de guerre au Soudan, les civils continuent à payer le prix fort du combat entre généraux. Des spécialistes et des membres de la société civile soudanaise reviennent pour TV5Monde sur les conséquences de ce chaos, ce qu'ils craignent et ce qu'ils espèrent à l'issue du conflit. 

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Les habitants fuient Khartoum

À Khartoum, l'un des foyers principaux du conflit, les habitants continuent à fuir la ville. Samedi 3 juin, Associated Press. 

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Depuis le 15 avril, les Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemetti affrontent l’armée soudanaise, aux ordres du général Al-Burhan. Chacun s’appuie sur des alliés régionaux, et d’importantes ressources économiques, dans un pays longtemps dominé par les militaires.

(Re)lire : Soudan : qui sont Al-Burhane et Daglo, ces deux chefs de guerre qui se disputent le pouvoir ? 

Les trêves ne sont adoptées que pour être mieux violées, voire ne sont tout bonnement jamais appliquées. Cette guerre fratricide de généraux anciennement alliés, pour contrôler les institutions du pays et obtenir l’ascendant sur l’armée, plonge le pays dans le chaos. « Au départ, ces deux groupes sont alliés. Ils n’ont pas de divergence idéologique, ils cherchent simplement des moyens de s’enrichir », décrit le directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Soudan, Marc Lavergne, pour TV5Monde.

Ce qu’il s'est passé au Darfour peut se produire dans le reste du Soudan.
Jihad Mashamoun, analyste politique.

Appels à prendre les armes

Le Soudan connait-il une nouvelle guerre civile ? Un combat entre militaires, pour le pouvoir, répondent plutôt certains activistes. Les habitants ne prennent pour la majorité pas part aux combats, et ne font qu’en subir les frais.  

Mais certains tentent de les mobiliser. À Khartoum, où les pillages sont devenus monnaie courante et où les FSR prennent parfois leur quartier dans des maisons de civils, une vidéo d’un militaire diffusée fin mai sur les réseaux sociaux invitait les Soudanais à se défendre face aux Forces de soutien rapide. L’armée a aussi fait appel à des officiers à la retraite pour participer aux combats.

Le 28 mai, le gouverneur du Darfour, proche de l'armée, a incité à son tour le « peuple du Darfour » à prendre les armes, pour « défendre leurs biens ». Dans cette zone du sud-ouest soudanais, frontalière du Tchad, les combats font rage, avec l'appui de milices locales. 

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Traduction disponible sur Twitter.
L’appel a porté ses fruits : des civils se sont effectivement armés. Les Observateurs de France 24 relevait d’ailleurs qu’il était « très facile d’obtenir des armes au Darfour ». Selon un témoignage anonyme que le site relaie, « ceux qui ont les moyens financiers parmi les habitants ont pu acheter des armes légères pour se défendre. Ils ne peuvent pas rester les bras croisés, car personne ne les protège. »

Si certains civils prennent les armes par désespoir car personne d’autre ne peut les défendre dans la région, le fait d’encourager cette démarche choque. « Ce gouverneur a été le leader d’un mouvement armé. Qu’est-ce qu’il a fait pour protéger la paix et le peuple ? Pour condamner le coup d’État militaire ? Ces personnes parlent comme si tout se réglait par les balles, alors que la majorité des Soudanais veut qu’on résolve les problèmes du pays dans la paix », s’indigne Sara Ibrahim Abdelgalil, médecin et militante démocrate installée au Royaume-Uni.

Nisreen Elsaim, militante soudanaise pour le climat, souligne par ailleurs que la situation au Darfour est particulière. « Les citoyens possédaient déjà des armes en raison de l'insécurité qui régnait dans la région, avant même le conflit. Mais ça ne fait qu'aggraver la situation, au lieu de l'endiguer. »

(Re)voir : Soudan : les enfants victimes de la guerre

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Le spectre de la guerre au Darfour

Le Darfour ne représente pas seulement l’un des foyers les plus actifs des combats aujourd’hui, mais aussi une région soudanaise historiquement touchée par les conflits, les exactions et les atrocités, notamment entre 2003 et 2020.  

« Ce qu’il s'est passé au Darfour peut se produire dans le reste du Soudan, s’inquiète d’ailleurs l'analyste politique Jihad Mashamoun, spécialiste des affaires soudanaises. Des gens vont vivre partout les choses horribles que les gens ont vécu au Darfour, comme les violences contre les civils. »

D’autres pointent les responsabilités des deux groupes armés qui s’affrontent en ce moment, dans le génocide qui a eu lieu au Darfour.

Les Forces de soutien rapide de Hemetti sont en effet héritières des milices Janjawids, connues pour les atrocités commises contre des civils pendant le conflit au Darfour. Hemetti avait lui-même participé aux campagnes pour y éradiquer la rébellion. L’armée régulière et ses leaders avaient aussi perpetré des violences.

D'autres milices, notamment islamistes, sont en sommeil. On ne sait pas quand elles seront réactivées. 
Sara Ibrahim Abdelgalil, activiste indépendante.

Nisreen Elsaim pense au contraire que la situation au Darfour ne sera pas forcément amenée à se reproduire. « Avant, les FSR et l’armée œuvraient ensemble dans cette région. Parfois, les FSR couvraient l’armée lorsqu’elle perpétrait des violences, et parfois c’était l’inverse. Mais maintenant, chacun attend les ‘dérapages’ de l’autre camp pour le dénoncer. » Selon elle, ce qui a permis un tel déchaînement de violences pendant la guerre du Darfour était donc la coopération de l'armée et des milices, qui ne se reproduirait pas cette fois-ci.  

(Re)voir : Soudan : au Darfour, l'ombre d'une guerre civile plane

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Mais les exactions contre des civils ne s’arrêtent pas aux frontières du Darfour. Les FSR s’étaient par ailleurs rendues coupables d’un massacre de civils pendant une manifestation de la révolution soudanaise le 3 juin 2019.

Ce massacre de Khartoum avait coûté la vie à plus de 100 personnes. « D'autres milices, notamment islamistes, sont en sommeil. On ne sait pas quand elles seront réactivées », ajoute Sara Ibrahim Abdelgalil.
 

« Point de rupture » pour les civils

Depuis mi-avril, les civils subissent les conséquences de la guerre des généraux. L’ONG ACLED comptait plus de 1 800 morts à la mi-mai. Selon l’organisation d’observation des crises et des conflits, plus des trois quarts des « incidents ciblant des civils » ont eu lieu à Khartoum, qui reste le théâtre principal des raids, des explosions, des tirs.

Dès la fin du mois d’avril, l’ONU alertait sur la situation humanitaire qui approchait le « point de rupture ». L’insécurité alimentaire atteint un niveau record. 1,5 million de personnes ont été déplacées. Selon l’Unicef, plus de 13,6 millions d'enfants ont besoin d'aide humanitaire. L’approche de la saison des pluies, qui charrie épidémies et malnutrition, préoccupe encore plus.

Et la situation pourrait encore se dégrader, à mesure que le conflit se prolonge. « Les civils sont les premiers à payer le prix fort. Ceux qui ne meurent pas affrontent la faim, la soif, les pillages, les violences sexuelles. Ils sont déplacés sans protection, ils sont bloqués aux frontières,… », décrit Sara Ibrahim Abdelgalil.

Ces difficultés rencontrées aux frontières pourraient aller en s’aggravant, à mesure que les pays voisins restreignent l’arrivée des réfugiés soudanais sur leur sol. Nisreen Elsaim rapporte que certaines de ses connaissances sur place reviennent déjà de ces zones, estimant un retour à Khartoum ou dans une autre ville moins dangereux que rester à attendre là.

La déstabilisation des frontières soudanaises pourrait à terme avoir des conséquences pour toute la région, que ce soit en termes de flux migratoires trop importants pour les pays voisins ou de terreau propice au développement d’activités terroristes.
 

Vers la généralisation de la guerre ?

Nisreen Elsaim ne voit cependant pas le pays plonger dans une guerre civile généralisée, à laquelle participeraient massivement les citoyens. « Les chances sont moindres que d’autres pays : les Soudanais en ont assez des combats. De plus, peu importe le nombre d’armes qu’ils obtiennent, ça ne sera jamais autant que l’armée ou les FSR. C’est une situation déjà perdue. Et actuellement, la majorité des gens à Khartoum ont de toute façon fui la région ou le pays. »

Un arrangement entre les deux camps pourrait se faire sur le dos des civils.
Marc Lavergne, géopolitologue. 

La crainte d’une escalade entre les militaires ne s’éteint pas pour autant. Pour y répondre, Jihad Mashamoun appelle la communauté internationale à adopter des sanctions plus ciblées, contre ceux qui initient et entretiennent ce conflit.

Pour l’instant, Washington adopte des sanctions visant surtout des entreprises proches de l’armée et des FSR. Mais les sanctions américaines ne sont pas une nouveauté pour ces acteurs, qui ont appris à les contourner. Et elles ont longtemps pesé sur l’économie soudanaise, et par extension sur le peuple, davantage que sur les responsables militaires ou politiques.

(Re)voir : Soudan : à Khartoum, un hôpital de fortune

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L’espoir d’une sortie de crise démocratique

Pour les observateurs ou les activistes, la dégradation de la situation était prévisible. Jihad Mashamoun qualifie l’accord-cadre signé entre les militaires et les civils en décembre 2022, pour assurer la transition après la révolution soudanaise contre le régime d’Omar el-Bechir, de « bombe à retardement ».

« Nous avons été trahis, sans que la communauté internationale ne fasse rien. Nous nous attendions à ce qui arrive aujourd’hui, en alertant sur les signaux inquiétants. Mais les réactions sont trop lentes », décrit Sara Ibrahim Abdelgalil, qui aurait notamment souhaité que les FSR soient reconnus internationalement comme groupe terroriste.

À la fin de cette « guerre civile non conventionnelle », Jihad Mashamoun espère toutefois que l’occasion sera enfin « saisie pour former une alliance démocratique ». « Peut-être que cela permettra aux civils de s'unir pour la première fois pour réclamer une démocratie », rêve-t-il. Pour Sara Ibrahim Abdelgalil aussi, c’est l’unique option qui existe, pour « retrouver notre Soudan ».

Ils espèrent tous deux que la société soudanaise pourra se reconstruire autour d’un processus démocratique civil, comme les manifestants le voulaient après la révolution de 2019. Avant d’être déçus par la prise de pouvoir militaire.

Nisreen Elsaim craint toutefois que les intérêts des pays voisins, et de la communauté internationale, empêche une union civile pacifique de prendre le pouvoir au Soudan. « Chacun jouera pour son camp », avertit-elle.

« L’armée a encore besoin des paramilitaires des FSR. L’un comme l’autre sont opposés à la reprise d’une transition démocratique et de même pour tous les pays voisins. Un arrangement entre les deux camps pourrait se faire sur le dos des civils, » abonde Marc Lavergne.

Le chercheur ajoute : « Pourtant, au Soudan, il y a des cadres, une myriade de partis politiques, de syndicats professionnels, des jeunes formidables, une intelligentsia, une diaspora formée à travers le monde. Mais tout cela ne fait pas le poids face à la force des armes, face à l’Arabie saoudite et aux pays du Golfe. »