Fil d'Ariane
Depuis mars dernier, une commission franco-camerounaise se charge de faire la lumière sur "le rôle" de la France dans la répression des mouvements independantistes et d'opposition camerounais entre 1945 et 1971. Emmanuel Tchumtchoua, professeur des universités, nous raconte l’histoire de cette guerre d’indépendance et les raisons pour lesquelles elle reste encore taboue au Cameroun. Entretien
Séance d'entraînement des élèves officiers de l'Ecole militaire interarmes du Cameroun, dans la zone de Koutaba (dans l'ouest du pays), en 1960, sous la supervision d'instructeurs français.
TV5MONDE : Pouvez-vous nous dire ce qu’est un nationaliste dans le contexte africain, et ce que signifie en particulier l’expression « nationaliste camerounais » ?
Emmanuel Tchumtchoua, professeur des universités, ancien chef du département histoire et sciences du patrimoine à l’université de Douala : En Afrique d’une manière générale, le projet national c’est celui de ceux qui, après la Seconde guerre mondiale, ont revendiqué l’indépendance de leurs pays et leur capacité à créer une nation à l’images des nations européennes.
D’où le mot nationalisme, qui n’avait pas tout à fait la même connotation qu’en Europe. Au Cameroun, le premier parti qui porte ce projet comme projet politique, c’est l'UPC, l’Union des populations du Cameroun, née en 1948.
TV5MONDE : Quand et par qui a été créé l’UPC ?
Emmanuel Tchumtchoua : Le parti a été créé en 1948 par d’anciens syndicalistes formés par des responsables du Parti communiste français (PCF) et de la CGT française (Confédération générale du travail).
Les membres du bureau politique de l'Union des populations du Cameroun (UPC, premier parti politique à revendiquer l'indépendance et la réunification du Cameroun), en marge d'une conférence le 6 mars 1955. Au premier plan, de gauche à droite : Jacques Ngom (secrétaire général de L'Union des syndicats confédérés du Cameroun), Abel Kingué (vice-président de l'UPC), Ruben Um Nyobè (secrétaire général de l'UPC), Félix Moumié (président de l'UPC) et Ernest Ouandié (vice-président de l'UPC).
Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, la France commence à organiser des changements politiques dans ses territoires coloniaux. Ces changements donnent naissance notamment à des assemblées locales et à des députés à l’Assemblée nationale française.
Malheureusement, le colonat français va s’opposer à ce processus. Il décide d’exclure de la capacité à être éligible tous ceux qui étaient liés aux syndicats. Il truque les élections et fabrique une classe politique locale qui lui est assujettie.
Les Camerounais ont toujours revendiqué leur indépendance.
Emmanuel Tchumtchoua, professeur des universités et ancien chef du département histoire et sciences du patrimoine à l’université de Douala
Tous ceux qui étaient opposés aux colons réalisent alors que si les choses se poursuivent ainsi, le Cameroun ne se libérera jamais du joug colonial français.
C’est une partie de ces militants qui se regroupent en 1948 pour créer l’UPC et adopter des statuts qui avaient été rédigés avec le concours du PCF. Parmi les leaders du parti il y a Ruben Um Nyobe, et plus tard Félix Moumié ou encore Ernest Ouandié.
TV5MONDE : Peut-on dire que l’UPC et ses leaders étaient les premiers et les seuls acteurs à revendiquer l’indépendance et la réunification du Cameroun ?
Emmanuel Tchumtchoua : Les Camerounais ont toujours revendiqué leur indépendance. Je rappelle qu’en 1919, les chefs douala vont écrire à la Conférence de paix de Versailles pour demander que le Cameroun soit un territoire neutre.
En 1933, Joseph Ebele, rédacteur en chef et promoteur de « Mbalé » (la vérité en douala), le premier journal camerounais en langue douala, écrit en une de ce journal : le Cameroun revendique son indépendance.
En revanche, l’UPC est le premier parti qui a fait de l’indépendance son projet politique, le centre de sa revendication.
TV5MONDE : Quel accueil les autorités françaises réservent à l’UPC et comment en arrive-t-on ensuite à son interdiction ?
Emmanuel Tchumtchoua : Les autorités coloniales sont d’emblée hostiles à l’UPC. D’ailleurs, il y a un texte d’un représentant du haut-commissaire à Douala qui dit : « Je suis enclin à interdire ce parti. »
Mais à l’époque, les communistes étaient encore influents en France. L’administration coloniale va donc combattre l’UPC à travers par exemple les entraves aux meetings, le trucage des élections, la multiplication des partis politiques, des peines de prison [Et même des assassinats de militants, NDLR]
L’attaque frontale a lieu en 1955. Les français étant confrontés à des revendications indépendantistes en Indochine et en Algérie, ne voulaient pas laisser se développer un troisième foyer de contestation au Cameroun. [Le mouvement nationaliste malgache avait déjà été brutalement réprimé par la France en 1947, NDLR]
Il faut donc tout faire pour empêcher l’UPC de créer un mouvement révolutionnaire au Cameroun. Par ailleurs, on découvre du pétrole à Douala et on commence même à l’exploiter. C’est dans ce contexte qu’interviennent les événements de 1955.
Les autorités coloniales vont non seulement interdire l’UPC, mais aussi initier une répression impitoyable. Cette répression pousse les militants de l’UPC à se réfugier dans le maquis.
Dos au mur, l’UPC est contrainte de recourir à la lutte armée à partir de 1957-1958. C’est ainsi que le Cameroun va rentrer dans la guerre d’indépendance qui va durer jusque dans les années 1970.
TV5MONDE : Quels sont les modes d’action militaire de l’UPC et dans quelles zones du pays va-t-elle installer ses maquis ?
Emmanuel Tchumtchoua : La guérilla est le mode d’action que va choisir l’UPC dans sa lutte pour l’indépendance. Et le parti va installer ses maquis et des brigades dans ses territoires traditionnels, à savoir principalement la ville de Douala, l’ouest et le sud du Cameroun.
Tout commence d’abord dans le pays bassa, dans le sud du pays. Ensuite ce sera en pays bamiléké, dans l’ouest. Et le Cameroun britannique sera utilisé comme zone de repli.
Les Français vont le savoir et s’entendre avec les Britanniques pour empêcher l’UPC d’utiliser ce territoire comme zone de repli et lieu privilégié de réception des moyens de faire la guerre et de communiquer avec l’extérieur.
Par ailleurs, les autorités coloniales vont mettre en œuvre la guerre révolutionnaire expérimentée en Indochine et en Algérie.
Ils créent par exemple des camps où ils parquent les populations, avant de bombarder leurs villages, y compris au napalm, et de les incendier pour les rayer des cartes.
Petit à petit, l’UPC n’ayant plus de zones de repli, elle sera contrainte de fabriquer elle-même les armes nécessaires à son combat, sans toujours y parvenir.
Face à ces difficultés et à la pression des forces françaises, le maquis va progressivement se déliter. Les derniers leaders du mouvement vont être arrêtés et pendus en 1971.
TV5MONDE : Qu’en est-il de ce que beaucoup appellent encore aujourd’hui « le génocide bamiléké », à savoir le massacre de 300 à 400 000 personnes en pays bamiléké ?
Emmanuel Tchumtchoua : Les chiffres avancés ne sont pas faux. En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’idée d’un génocide. Il y a eu des crimes de guerre, des crimes de masse à l’ouest, y compris en pays bassa et ailleurs où il y avait des maquis. Mais ce n’est pas un génocide.
Lettre du Laakam, association camerounaise dont l'objectif est la promotion, la défense et la préservation de la culture bamiléké, datée du 19 octobre 2012 et adressée à l'ancien président français François Hollande, au sujet du présumé génocide bamiléké.
Pour qu’il y ait génocide, il faut qu’il y ait un projet génocidaire. Or, il s’agit ici d’une guerre de libération entre des nationalistes indépendantistes et des autorités coloniales. Je rappelle qu’il y avait des ressortissants de l’ouest parmi les Camerounais qui étaient du côté des autorités coloniales.
Les populations bamiléké n’ont pas été tuées parce qu’elles étaient bamiléké. Elles ont été tuées au nom du combat contre l’UPC. Il faut éviter de transformer un combat nationaliste en une affaire tribale et ethnique. C’est une perspective qui ne grandit ni cette lutte, ni notre histoire.
TV5MONDE : Cette année c’est le 65e anniversaire de l’assassinat de Ruben Um Nyobe, le leader le plus charismatique de l’UPC. Mais ni les grands médias camerounais, ni les autorités locales n’évoquent cet événement. Pourquoi la mémoire nationaliste reste une question relativement occultée dans l’espace politique camerounais ?
Emmanuel Tchumtchoua : C’est un conflit depuis l’indépendance. Ceux qui ont pris le pouvoir à l’indépendance, en 1960, étaient aussi les adversaires résolus de cette même indépendance.
Le secrétaire général de l'ONU, Dag Hammarskjold (au centre), est accueilli à l'aérodrome de Yaoundé par le président camerounais Ahmadou Ahidjo (à droite) et le ministre d'Etat Njoya Around (à gauche), pour les cérémonies marquant l'indépendance du Cameroun le 1er janvier 1960.
Quand Ruben Um Nyobe va aux Nations unies en 1952, un des contradicteurs camerounais que lui envoient les autorités coloniales est Charles René Guy Okala, qui va dire que l’indépendance est un rêve, que personne n’y pense au Cameroun.
Ceux qui ont donc pris le pouvoir en 1960 étaient des « objets fabriqués par la France ».
Emmanuel Tchumtchoua, professeur des universités et ancien chef du département histoire et sciences du patrimoine à l’université de Douala
Ancien sénateur de la IVe République française, il devient ministre des Affaires étrangères après l’indépendance en 1960.
Ceux qui ont donc pris le pouvoir en 1960 étaient des « objets fabriqués par la France ». N’ayant pas de légitimité historique, ils vont créer un tabou et une amnésie collective autour de la mémoire nationaliste camerounaise. L’objectif étant qu’on ne parle plus de cette période.
Et ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui sont les héritiers directs de leurs prédécesseurs de 1960. C’est pour cela qu’ils continuent malgré tout à entretenir l’amnésie collective.
TV5MONDE : Une loi de réhabilitation des grandes figures historiques telles que Ruben Um Nyobe a été adoptée le 16 décembre 1991. Et malgré cette reconnaissance institutionnelle, on a l’impression que le Cameroun peine toujours à se réapproprier son histoire. Comment l’expliquez-vous ?
Emmanuel Tchumtchoua : Je rappelle que cette loi a été adoptée dans un contexte marqué par le vent de démocratie qui soufflait sur l’Afrique subsaharienne, et les journées villes mortes organisées dans les grandes villes africaines, ainsi que les conférences nationales.
Le pouvoir était donc sous pression. Et pour donner le sentiment de lâcher du lest, il a adopté cette fameuse loi. Mais jusqu’au aujourd’hui celle-ci n’a pas de décret d’application.
La preuve : en juillet dernier, le maire de la ville d’Eséka, dans le sud du pays, a vu sa proposition de baptiser du nom de Ruben Um Nyobe la nouvelle place des fêtes de la ville, rejetée par le préfet de son département, au motif que le décret d’application de la loi n’existe pas.
Le nom de Ruben Um Nyobe reste tabou. Nous vivons donc dans une société amnésique. Et l’amnésie est une maladie.
TV5MONDE : Est-ce que la commission mixte d’historiens mise sur pied par le président Emmanuel Macron, et dont les travaux ont commencé depuis mars dernier, est en mesure d’aider le Cameroun à guérir de cette amnésie collective ?
Emmanuel Tchumtchoua : Le travail de cette commission ne concerne qu’une partie de l’histoire du Cameroun et non pas toute son histoire. Et si elle réussit à produire quelque chose de nouveau, le fait de le faire connaître peut participer d’une manière ou d’une autre à un processus de guérison.
La solution ne peut venir que de l’appropriation totale par les Camerounais de leur histoire, en faire un modus operandi et construire une société civile et un Etat.
Emmanuel Tchumtchoua, professeur des universités et ancien chef du département histoire et sciences du patrimoine à l’université de Douala
Mais ce ne sera jamais la solution à nos problèmes de mémoire. La solution ne peut venir que de l’appropriation totale par les Camerounais de leur histoire, en faire un modus operandi et construire une société civile et un Etat.
TV5MONDE : Cette commission a annoncé récemment qu’elle disposait désormais de nouvelles archives déclassifiées, et qu’elle travaillait sur des archives de la DGSE. Est-ce que l'on manque d’archives pour écrire l’histoire de la guerre d’indépendance du Cameroun ? Et que peuvent nous révéler ces nouvelles archives déclassifiées ?
Emmanuel Tchumtchoua : Il ne faut pas préjuger du travail de cette commission. Je précise cependant que l’histoire ne s’écrit pas seulement par les archives. Il ne faut pas qu’on nous fasse tomber dans un fétichisme des archives.
Il existe d’autres moyens pour écrire l’histoire. Il y a par exemple le témoignage des acteurs, qui est bien souvent supérieur à de nombreuses archives.
Mais s’agissant des archives, il faut savoir qu’il y a déjà énormément d’archives ouvertes au public en France. Il existe de nombreux documents de source militaire au Service historique de la défense, à Vincennes, aux archives départementales de la gendarmerie de Seine-et-Marne, en région parisienne.
Il y a aussi les archives nationales d’Outre-mer d’Aix-en-Provence, les archives du centre diplomatique de Nantes, les archives du fichier central de la sûreté nationale, les archives des Spiritains, les archives de l’église protestante, les archives du Centre d’histoire et d’études d’outre-mer… Il y a donc énormément d’archives du Cameroun ici en France.
Les nouvelles archives ne peuvent qu’être un apport supplémentaire, car on ne peut jamais tout savoir. Et si la question des archives déclassifiées fait tant de bruit, c’est bien souvent parce que c’est discuté par des gens qui ne connaissent pas l’histoire, et qui n’ont jamais travaillé sur les archives.
Le malheur du Cameroun c’est que la plupart de nos archives sont ici en Europe. Et le système éducatif local ne donne pas de bourses pour pouvoir faire le voyage en France pour les consulter. Et même les archives nationales de Yaoundé, la capitale camerounaise, sont fermées depuis trois ou quatre ans.