Guerre en Ukraine : après la visite de Macky Sall en Russie, “l’Afrique montre qu’elle veut peser dans les affaires du monde”

Les pays africains, dépendants des importations de blé ukrainien et russe, craignent une crise alimentaire. En pleine guerre russo-ukrainienne, le président du Sénégal et de l’Union africaine Macky Sall a rencontré en Russie son homologue Vladimir Poutine. Il doit se rendre également à Kiev pour rencontrer le président Zelensky. Quels sont les enjeux de ces visites ? Décryptage et analyse d'Antoine Glaser journaliste et ancien rédacteur en chef de la Lettre du continent.

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macky sall sotchi rencontre poutine
Le président du Sénégal et de l'Union africaine a été reçu à Sotchi en Russie par Vladimir Poutine. Sotchi, Russie - 3 juin 2022.
Mikhail Klimentyev / ASSOCIATED PRESS
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Les stocks de blé bloqués en Ukraine depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, débutée le 24 février dernier, vont-ils être acheminés en Afrique ? C’est en tout cas à ce titre que le chef d’État Macky Sall s’est rendu cette semaine en Russie pour rencontrer le président russe Vladimir Poutine.

Lors d’une rencontre officielle à Sotchi, les deux dirigeants qui s’étaient déjà rencontrés il y a quelques années, ont pu échanger sur la question des céréales bloquées en Ukraine et les relations russo-africaines. Si Macky Sall s’est dit “rassuré” au sortir de ses entretiens avec le chef du Kremlin, les stocks de blé sont à ce jour toujours bloqués en Ukraine. Entretien avec le journaliste Antoine Glaser, spécialiste de l’Afrique dont le dernier ouvrage est "Le piège africain de Macron".

Poutine avec Macky Sall
Vladimir Poutine avec le président du Sénégal et chef de l'Union Africaine Macky Sall à la résidence Bocharov Ruchei à Sochi,  ce 3 juin 2022.
© Mikhail Klimentyev, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP
 

TV5MONDE : Le président sénégalais Macky Sall a-t-il pu convaincre son homologue russe ? Les livraisons de céréales en Afrique sont-elles assurées ? 

Antoine Glaser : C’est ce qu’on va voir. On n’est pas dans le secret des Dieux. Mais Macky Sall a fait des déclarations plutôt positives, il a dit que Vladimir Poutine l’avait “rassuré”. Alors est-ce qu’il va y avoir un déblocage ? Est-ce qu’il va y avoir des bateaux autorisés à transporter les céréales  dans la mer noire qui jouxte l’Ukraine ? Apparemment il y a  encore des silos bourrés de blé et de maïs qui sont bloqués, est-ce qu’ils vont utiliser des bateaux ou autoriser  des grands groupes de commerce de blé à destination de l'Afrique à enlever ce blé et ces engrais pour l’Afrique ? C’est ce qu’on va voir. 

 

TV5MONDE : Quel est le poids de l’Union africaine dans le conflit russo-ukrainien ? 

A.G : Je pense que l’Afrique va peser de plus en plus. Le monde d’aujourd’hui est multipolaire, et l’Afrique le prend en compte, elle veut s’imposer. On l’a vu lorsqu’il y a eu les votes aux Nations-Unies contre la guerre de la Russie en Ukraine. S'ils n’ont pas ouvertement soutenu la Russie, un certain nombre de pays africains se sont abstenus et n’ont pas condamné l’invasion. En particulier des pays comme l’Afrique du Sud, qui notamment depuis la période de la guerre froide et de l’Aparthied, ont une tradition anticoloniale et non alignée. 

TV5 MONDE : Après les abstentions, le président de l’Union africaine, Macky Sall, tente de dialoguer. D’abord avec Vladimir Poutine, et prochainement avec Volodymyr Zelensky. Dans quel but ? 

A.G : Ce n’est ni l’Union africaine, ni Macky Sall, qui vont faire des médiations entre la Russie et l’Ukraine. Mais aujourd'hui, aucun expert en géopolitique, ni personne ne sait exactement ce que va donner l’affrontement entre la Russie et l'Ukraine. Tout est incertain. Et de nouveaux rapports de force sont en train de s’établir. On voit bien les effets induits par cette guerre russe en Ukraine. D’abord sur le pétrole, maintenant sur l’alimentation. Est-ce que les pays européens vont encore supporter longtemps l’inflation, les problèmes d’énergie et de gaz ? 

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TV5MONDE : Pourquoi l’Union africaine veut finalement prendre part aux négociations ? 


A.G : On voit bien que le continent africain est le premier à dire que “la guerre en Ukraine, ce n’est pas notre guerre”. C’est ce qui explique les abstentions lors des votes à l’ONU. Ils disent aussi que sur le plan climatique ils  sont toujours la dernière roue du carrosse. Ils font partie de ceux qui polluent le moins la planète mais c’est eux qui subissent les conséquences des changements climatiques. Finalement, tout ce qu’ils disent c’est que cette guerre en Europe ce n’est pas la leur, que leur problème c’est le risque d’émeutes de la faim. Ils rappellent que  leur problème c’est vraiment l’alimentation. 

Aujourd’hui, l'Afrique considère qu’elle est toujours sous-estimée dans les affaires du monde.
Antoine Glaser, journaliste et auteur spécialiste de l’Afrique.

TV5MONDE : Le risque de crise alimentaire est-il imminent ? 

A.G : On parle surtout du blé bloqué dans les silos, mais il y a aussi le maïs, les engrais qui sont bloqués et qui sont aussi très importants. En Afrique du Nord, dans les pays comme l’Egypte, la Tunisie, on craint toujours des émeutes de la faim. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a des grands pays comme la République démocratique du Congo qui compte 90 millions d’habitants, qui dépendent à 70% du blé, du maïs et des engrais qui viennent d'Ukraine et de la Russie. Cette guerre peut avoir un impact extrêmement important. 

TV5MONDE : Et comment éviter une telle situation ? 

A.G : Là, on voit que l’Afrique non seulement fait un pas de côté, mais qu’elle veut aussi utiliser cette guerre pour peser dans les affaires du monde. Aujourd’hui, l'Afrique considère qu’elle est toujours sous-estimée dans les affaires du monde. Je pense que derrière cette abstention par rapport à la guerre de la Russie en Ukraine, se pose le problème du fait que l’Afrique n’a pas suffisamment de sièges permanents au conseil de sécurité de l’ONU. Elle n’a que deux sièges et c’est toujours pour un mandat de deux ou trois ans. 

C’est l’occasion pour l'Afrique de montrer qu'elle ne s’aligne plus sur les anciennes puissances coloniales.
Antoine Glaser, journaliste et auteur spécialiste de l’Afrique.

TV5MONDE : Est-ce la raison pour laquelle l’Union africaine veut devenir un interlocuteur privilégié dans le conflit russo-ukrainien ? 

A.G :  Je ne pense pas que l'Afrique va peser sur l’évolution réelle de ce qu’il se passe en Ukraine ou lors de possibles négociations entre la Russie et l'Ukraine. Je pense simplement que c’est l’occasion pour l'Afrique de montrer qu'elle ne s’aligne plus sur les anciennes puissances coloniales. On voit bien qu’il y a un soutien de l'Europe et des pays occidentaux contre la Russie. Et l’Afrique a par exemple choisi de ne pas s’aligner sur la position de la France par rapport à la Russie et à cette guerre en Ukraine. Mais à mon avis elle ne jouera aucun rôle concrètement sur la résolution du conflit. 

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TV5MONDE : Est-ce que le conflit russo-ukrainien va poser la question de la dépendance du continent africain aux blé et céréales produites en Europe ? 

A.G : Absolument. Pour un continent aussi riche en matière première ce n’est pas normal d’être aussi dépendant en blé, et engrais. Depuis le début du conflit, il y a de plus en plus de conférences et de débats qui ont lieu dans les sociétés civiles africaines. On y entend que l'Afrique dépend beaucoup trop du blé et de la farine européenne. On entend “nous on a des ressources exceptionnelles de manioc”, “il y a aussi d’autres produits de consommation africaine, locale”. Ce discours, on le retrouve beaucoup chez des jeunes africains, chez des pro Sankara, le même qui disait qu’il fallait consommer africain, acheter des tissus africains qui soient fabriqués avec “notre propre coton”. 

Le seul acteur qui a vraiment progressé ces dernières années sur le continent, à peu près depuis la chute du mur de Berlin, c'est vraiment la Chine.
Antoine Glaser, journaliste et auteur spécialiste de l’Afrique.

TV5MONDE : Quels effets peut avoir la visite de Macky Sall d’abord en Russie, puis en Ukraine ? 

A.G :
L’initiative de Macky Sall va au-delà même du conflit et de la guerre en Ukraine. C’est surtout une façon pour l’Afrique de planter un drapeau au coeur du monde, en disant “nous aussi on veut exister par nous-même”, “depuis la fin de la guerre froide on est des anciennes puissances coloniales et maintenant on a notre propre stratégie, notre propre intégration africaine et on veut aussi protéger le continent des conflits qui ne le concerne pas”

TV5MONDE : Si l'Afrique tente de rompre petit à petit avec l’Europe et de réduire sa dépendance, quels sont les nouveaux acteurs qui pourraient entrer en jeu ? 

A.G : Je pense qu’aujourd’hui l’Afrique est vraiment mondialisée. Le seul acteur qui a vraiment progressé ces dernières années sur le continent, à peu près depuis la chute du mur de Berlin, c'est vraiment la Chine. Avec la construction d’infrastructures, l’exportation de matières premières dans les mines et autres, c'est vraiment ce pays qui a le plus progressé en termes de parts de marché en Afrique. Mais il est aussi vrai que sur le continent africain il y a une sorte d’alliance entre la Russie et la Chine. La Turquie aussi est extrêmement active. On voit bien qu’en Centrafrique la Russie fait la sécurité, et c’est la Chine qui fait les infrastructures et autres. Aux Nations-Unies, quand il y a des votes ou des résolutions concernant le continent africain ou la résolution de conflits, on voit bien que la chine vote beaucoup avec la Russie. L’Afrique est mondialisée.