Fil d'Ariane
C’est dans une Côte d’Ivoire plongée dans le chaos politique qu’Henri Konan Bédié entend redevenir président de la République. A 86 ans, il a été investi ce lundi 27 juillet 2020 candidat de son parti, le PDCI, à l'élection présidentielle d’octobre prochain, avec 99,7% des voix. L’énigme du “sphinx de Daoukro” sera-t-elle un jour résolue ? Pas sûr, tant l’homme cultive l'art du secret.
Guerre des chefs, division des partis, procès retentissants, exil… Plus rien ne semble retenir le délitement du jeu politique ivoirien, à cinq mois de l'élection présidentielle. Contre toute attente, le doyen des poids lourds, Henri Konan Bédié, 86 ans, remonte sur le ring pour briguer une seconde fois la magistrature suprême.
Face à lui, le libéral Alassane Ouattara, actuel président de la République et chef du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), qui se porte candidat pour un troisième mandat après la mort de son dauphin et Premier ministre Amadou Gon Coulibaly.
À gauche, Laurent Gbagbo, fondateur du Front populaire ivoirien (FPI), et ex-chef de l’État, toujours retenu à la Haye où la Cour pénale internationale examine la demande d'un procès en appel après son acquittement pour crime contre l’humanité durant les violences post-électorales de 2011. Exilé en France, Guillaume Soro, ancien premier ministre d’Alassane Ouattara, est candidat à l'élection présidentielle d'octobre 2020.
Mais il semble en falloir davantage pour faire reculer celui qui, en six décennies de vie politique, est revenu de tout.
7 août 1960. La Côte d’Ivoire indépendante porte à sa tête Félix Houphouët-Boigny, médecin et planteur de cacao, né dans le village de Yamoussoukro, en pays baoulé. Celui que l’on surnomme “le vieux”, crée le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) avec lequel il règnera pendant 33 ans. Ce parti unique réunit des représentants des 60 ethnies et tribus du territoire aux frontières tracées arbitrairement par les colons français.
Pour Félix Houphouët-Boigny, le modèle démocratique occidental n’est pas adapté à son peuple et le chef est garant de l’unité nationale.
Dans son ombre, un jeune ambitieux attend son heure. Son nom : Henri Konan Bédié, né Aimé Konan Bédié, le 5 mai 1934 dans le village de Dadiékro (centre), en pays baoulé comme son mentor. HKB devient ambassadeur aux Etats-Unis à l’âge de 27 ans en 1961. Homme réputé avare de paroles, l’animal politique se révèle en 1965. C’est lors du congrès du PDCI qu’il prononce son premier discours devant les cadres du parti.
Dans un contexte de tensions, il se démarque de la jeune garde en soutenant Houphouët-Boigny. “Pour le comprendre, il faut comprendre l’aire culturelle à laquelle il appartient, ses dispositions au respect de l’autorité du chef”, explique Franck Hermann Ekra, analyste politique et membre du bureau politique du PDCI. Après onze années au ministère des Finances, il se hisse à la tête de l’Assemblée Nationale en 1980. “Il s’est battu pour y arriver, personne ne lui a donné quoi que ce soit”, précise-t-il.
A cette époque, des légendes urbaines courent à son sujet. “On le présentait comme un homme immensément riche, faisant étalage de sa réussite matérielle” raconte Franck Hermann Ekra. “C’est un grand amateur de cigares, un bon vivant. J’ai d’ailleurs toujours celui qu’il m’a offert lors de notre rencontre", poursuit-il. Symbole de ces années de faste, la superstar proche du PDCI, Ernesto Djédjé, fait danser toute une génération au son du morceau “Konan Bédié” en 1982.
À contrario, plusieurs articles de presse le dépeignent comme “près de ses sous” et “impénétrable”. Le mystère qui entoure sa vie privée donne lieu aux spéculations les plus folles. Chose inhabituelle, un membre de la famille d’HKB s’est confié à TV5MONDE mais souhaite garder l’anonymat.
“Profond”, “authentique”, “fiable”... Cette personne décrit un homme pudique et allergique à toute forme de flatterie, qui “dit uniquement ce qu’il pense, toujours avec mesure” . Un caractère qui selon notre interlocutrice, “détonne dans le monde politique”. “Il ne dit jamais les choses à la légère, c’est pourquoi ses paroles ont une valeur”. D’après cette proche, “il ne triche pas et ne s’adapte pas à son interlocuteur. C’est un homme avec une éducation à l’ancienne qui ne comprend pas l’époque actuelle”.
Et de poursuivre : “Ce n’est pas un m’as-tu-vu qui fait étalage de sa générosité. Peu de gens savent qu’en plus de ses quatre enfants, il en a élevé plusieurs qui lui ont été confiés. Pour moi, il est économe dans le sens profond du terme.
Par exemple, il préfèrera boire un verre d’un excellent vin plutôt que deux d’un vin ordinaire. Pareil avec les montres. Il portera un modèle sobre dont les connaisseurs sauront apprécier la qualité. Pour les cigares, il ne goûte que la première moitié… la meilleure !”
Depuis plus de 60 ans, Henriette Konan Bédié partage sa vie. “Il adore son épouse et l’appelle plusieurs fois par jour, il est très attentionné et ne lui refuse rien. Henriette, c’est la joie de vivre incarnée et si vous voulez convaincre HKB de faire quelque chose, il faut passer par elle (rires). C’est aussi un homme à l’humour subtil, mais il a pris tellement de coups dans sa vie qu’il se protège”, ajoute t-elle.
Lorsque Félix Houphouët-Boigny meurt à l’âge de 88 ans, la Constitution prévoit que le président de l’Assemblée lui succède. C’est ainsi que HKB prend la tête du pays le 7 décembre 1993 en attendant les élections de 1995. Mais pour celui qui se revendique comme “héritier légal et moral légitime” du “père de la nation”, pas question de céder sa place.
Alors pour se débarrasser de son rival, le Premier ministre Alassane Ouattara, il met en avant le concept d’”ivoirité” dans le code électoral. Les candidats devront désormais prouver que leurs deux parents sont bien ivoiriens. Ouattara, ayant prétendument des origines burkinabés, est écarté de la course à la présidence. Si HKB est élu avec 96,44% des voix, cette stratégie lui coûtera cher, ainsi qu’au peuple ivoirien qui s’enfonce dans la haine entre le nord musulman et le sud chrétien. Pour Laurent Larcher, journaliste au journal La Croix, “Henri Konan Bédié a une grande responsabilité dans l’instabilité de la Côte d’Ivoire. Il a distillé une idéologie profondément raciste dans la société”.
En Côte d’Ivoire, le boom économique post-indépendance est désormais loin. Le pays, très dépendant des matières premières comme le cacao et le café, a vu les cours mondiaux s'effondrer, laminant une économie fragile et gangrénée par la corruption. Le réveil des tensions tribales impulsé par HKB aboutit à des affrontements intercommunautaires meurtriers dans tout le pays.
Mais d’après une source sur place, l’origine des conflits réside dans l’absence de cadastre : “Les exploitants agricoles ont longtemps fait travailler des ouvriers étrangers. Ici ce sont les burkinabés qui occupent les postes les plus subalternes. Ces employés étaient souvent payés en hectares de terrain plutôt qu’en salaire. Tout se faisait à l’oral car nous n’avons pas la culture du contrat écrit. Mais à la mort des parents, les héritiers frappés par la crise économique refusaient de céder les parcelles promises par leurs aînés. A partir de là, l’ivoirité est venue légitimer une chasse de l’étranger.”
C’est dans ce contexte de crise que le général Robert Gueï évince HKB du pouvoir par un coup d’État militaire le 24 décembre 1999. “Une blessure narcissique qu’il n’a jamais digérée”, selon Laurent Larcher. Aux dires de nombreux collaborateurs, l’homme est doté d’une “mémoire exceptionnelle” riche en “détails très précis”.
Une mémoire, qui ne l’empêche pas de faire alliance en 2005 avec son ennemi juré, Alassane Ouattara, pour créer le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), alliance électorale entre le parti de Ouattara et le PDCI. En échange de son soutien durant les campagnes présidentielles de 2010 et 2015 (dont Ouattara sort vainqueur), HKB exige le retour d’ascenseur pour celle de 2020.
Serait-ce la soif de revanche qui le pousse à se porter candidat à son âge ? En attendant, le (nouveau) “vieux” vit retranché dans son fief de Daoukro. Ancré dans sa terre, il est, dans le sillage d'Houphouët, un leader à la fibre paysanne.
Tel un monarque, HKB reçoit ses convives selon un rituel bien précis que relate le magazine Jeune Afrique : “Le cérémonial est toujours le même : le chef du protocole, Romain Yao Porquet, conduit le visiteur soit dans son petit bureau soit dans un salon où trônent d’imposantes défenses en ivoire. Il le présente et lui donne la parole. Bédié écoute, un cigare à la bouche. Si l’hôte est chanceux, le chef acquiesce, lâche quelques mots. Et appuie sur une sonnette, lui signifiant d’un simple « merci » qu’il peut disposer.”
Ses partisans affirment que seul “l’âge des idées compte”. Pour le politologue et membre du bureau du PDCI (nommé par HKB), Franck Hermann Ekra, “2020 est l’année d’Henri Konan Bédié” et d’ajouter qu’une “victoire [à la présidentielle] permettra aux jeunes de Côte d’Ivoire d’accéder aux responsabilités pleines et entières dans la gestion des affaires publiques".
En d’autres termes : HKB reste sur le devant de la scène pendant que la nouvelle génération prend les commandes en coulisse. Un choix, qu’une source sur place considère “motivée par la nostalgie d’un peuple désorienté, pour une époque de paix et de prospérité”.
Avec une carrière d’une longévité exceptionnelle, Henri Konan Bédié est l’un des derniers dinosaures des indépendances. Survivant d’un monde ancien, qui peine à donner une place au nouveau. Pourtant, le marasme actuel laisse la porte grande ouverte aux nombreux outsiders du jeu politique ivoirien.