Fil d'Ariane
"Ce procès marquera un tournant pour la justice en Afrique et sonnera comme un signal d'alarme pour tous les dictateurs qui devront un jour être rattrapés par leurs crimes", a affirmé Jacqueline Moudeina, l'avocate tchadienne des victimes lors d'une conférence de presse à Dakar fin juin.
Avec plus de 4000 victimes directes et indirectes constituées parties civiles et quelque 100 témoins appelés à la barre, le procès s'annonce historique. Seule inconnue : l'ancien président tchadien. Il ne reconnaît pas le tribunal spécial créé par l'Union africaine, et il a, jusqu'à présent, refusé de parler. A ce jour, nul ne sait s’il s’exprimera lors de son procès. Mais, les victimes, elles, sont bien décidées à faire entendre leur voix et celles leurs proches disparus.
La liste des charges fait froid dans le dos. De 1982, date à laquelle il s'empare du pouvoir au Tchad, à 1990, le régime de parti unique instauré par Habré serait, selon une étude de Human Rights Watch, responsable « de milliers d’assassinats politiques, d’arrestations arbitraires et d’un usage systématique de la torture ».
Une politique répressive qui aurait particulièrement visé « les populations civiles, notamment au Sud (1983-1985), ainsi que certains groupes ethniques, comme les Hadjeraïs (1987) et les Zaghawas (1989-90), arrêtant et tuant en masse des membres de ces groupes lorsque leurs leaders étaient perçus comme des menaces au régime de Habré. »
Dès 1992, une Commission d'Enquête tchadienne a estimé que quelque 40 000 personnes seraient mortes en détention ou exécutées sans procès durant ces 8 années de terreur. Une étude menée par le Human Rights Data Analysis Group a, quant à elle, conclu que la mortalité dans les prisons durant cette période « était substantiellement plus élevée que celles des pires contextes du vingtième siècle de prisonniers de guerre ». Des crimes qui pour la plupart auraient été perpétrés sur les ordres directs d'Habré par la tristement célèbre Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), la police politique d'alors.
Structure de tortures et d’interrogatoires, le siège de la DDS a vu passer des milliers de prisonniers politiques hommes et femmes. Cela est particulièrement le cas de "La piscine". Une véritable piscine recouverte d'une chape de béton et transformée en une prison souterraine où de nombreux détenus, entassés dans des cellules exiguës, seraient morts des suites de tortures, d’asphyxie ou encore de maladies. En plus des milliers de morts qui sont à déplorer, selon la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme), au total, le régime aurait fait près de 250 000 victimes.
Considéré à l’époque par la France et les Etats-Unis comme un rempart contre les volontés expansionnistes de la Libye de Mouammar Kadhafi, Habré est soutenu par ces deux pays avant et après son accession au pouvoir. En décembre 1990, il est finalement renversé par l'actuel président tchadien, Idriss Deby, et s'enfuit au Sénégal.
Le Tchad ayant rejeté leur plainte, c'est dans le pays où Habré a trouvé refuge que des victimes initient en 2000 une action en justice. Ce sera le début d'un long "feuilleton" politico-judiciaire qui durera... 12 ans.
Habré est inculpé pour la première fois le 3 février 2000 par un juge sénégalais. Mais très vite le Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le président sénégalais, Abdoulaye Wade, le dessaisit de l’affaire. Quelques jours plus tard, la Cour d’appel de Dakar déclare les tribunaux sénégalais incompétents pour juger l’ex-chef d’Etat tchadien qui est finalement libéré.
La même année, trois victimes tchadiennes résidant en Belgique décident alors de déposer une nouvelle plainte, cette fois-ci, à Bruxelles. Après quatre années d’instruction, un juge Belge délivre un mandat d’arrêt international contre Hissène Habré. Mais la Cour d’appel de Dakar se déclare... incompétente pour statuer sur la demande d’extradition. Hissène Habré est à nouveau relâché sans, toutefois, pouvoir quitter le territoire.
A la demande de l'Union africaine, qui souhaite voir juger Habré au Sénégal "au nom de l'Afrique", le pays finit par adopter une loi permettant à la justice sénégalaise de juger des crimes commis hors du territoire. Et, en 2008, une seconde plainte est introduite pour crimes contre l’humanité et actes de tortures. Mais, au grand dam des victimes et de leur collectif d'avocats, l'affaire piétine et peu d'avancées auront lieu jusqu'en 2012. L'élection à la présidentielle de Macky Sall et la décision de la Cour internationale de Justice ordonnant au Sénégal de poursuivre ou d'extrader Habré rebattront les cartes. Le 22 août 2012 un accord est enfin trouvé entre l’Union africaine et les autorités sénégalaises. Il créé les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, un tribunal spécial à caractère international chargé de juger les crimes commis pendant la présidence Habré.
Arrêté le 30 juin 2013 à Dakar, Habré est inculpé pour la troisième fois le 2 juillet 2013 par le tribunal spécial et placé en détention préventive. A l’issue de 19 mois d’instruction, les juges en charge de l’affaire concluent que suffisamment de preuves sont récoltées pour que l’ex-dictateur soit jugé pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de torture. Le combat mené contre l'imputé fut long, près de 25 ans, mais il va enfin pouvoir aboutir.
L'avènement de ce procès historique, près de 25 ans après les faits, est entièrement dû à la ténacité des victimes et des responsables d'ONG qui les ont accompagnées dans leur quête de vérité (notamment l'emblématique Reed Brody, conseiller juridique et porte-parole de l’ONG Human Rights Watch qui travaille avec les victimes depuis 1999).
L’accusation est aujourd'hui confiante. Commissions rogatoires au Tchad, auditions d'environ 2 500 témoins et victimes, exploitation des archives de la sordide DDS... Le dossier est étayé. "Les preuves qui seront présentées au procès sont solides, surtout les documents de la DDS qui démontrent qu'il y avait un lien direct de supérieur à subordonné entre Habré et la direction de la DDS", a assuré Jacqueline Moudeina, l'avocate et coordinatrice du collectif d'avocats qui suit le dossier depuis ses débuts."Habré avait une connaissance parfaite des opérations menées par la DDS", a-t-elle insisté.
Mais l’accusé comparaîtra-t-il ? Acceptera-t-il de parler ou pas ? Quoiqu'il en soit, le procès aura lieu et Hissène Habré pourrait encourir une peine d’emprisonnement de 30 ans, voire d’emprisonnement à perpétuité.