Human Rights Watch dénonce des expulsions de migrants vers le désert en Tunisie : "C'est une question de vie ou de mort"

Vendredi 7 juillet, Human Rights Watch a publié un communiqué dénonçant les expulsions collectives opérées par les autorités tunisiennes contre des migrants subsahariens, dans le sud du pays. Sa directrice en Tunisie, Salsabil Chellali, développe pour TV5Monde l'alerte de l'ONG internationale sur cette situation d'urgence. Entretien.

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Un homme tient une pancarte "La Paix", à Sfax, en Tunisie.

Pendant que des migrants subsahariens se font expulsés collectivement vers le désert, d'autres sont victimes de violences à Sfax. Certains se sont rassemblés pour protester contre ce climat raciste dans la ville, vendredi 7 juillet. AP.

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TV5MONDE : Que documente précisément le communiqué publié par Human Rights Watch ce vendredi 7 juillet ? Que dénonce votre organisation ?  

Salsabil Chellali, directrice en charge de la recherche sur la Tunisie à Human Rights Watch : Le communiqué documente ce qu’il s'est passé depuis le 2 juillet, c'est-à-dire les expulsions collectives de plusieurs centaines de migrants africains noirs, dont des enfants et des femmes enceintes, par les forces de sécurité tunisiennes, au niveau des frontières libyennes. On est aussi en train d’observer le même processus au niveau de la frontière avec l'Algérie

Les expulsions incluent des demandeurs d'asile. On a documenté à la fois le cas de personnes qui se trouvent sur le territoire tunisien de manière régulière, et irrégulière.

Les autorités ont procédé à ces expulsions après des arrestations arbitraires à Sfax, notamment à travers des raids. Les forces de sécurité sont entrées dans des maisons où se trouvaient des groupes de migrants et les ont emmenés loin de chez eux, en bus, ou en véhicules cargo. Il y a aussi eu des arrestations dans la rue, comme on a pu le voir dans des vidéos sur les réseaux sociaux.

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D'après les témoignages qu'on a récoltés, des policiers, mais aussi des militaires se trouvaient sur place. Donc ce seraient des groupes mixtes qui procèdent aux arrestations.

Et aujourd'hui, ces personnes sont abandonnées au niveau d’une zone militarisée désertique, avec un accès limité à l'eau et à la nourriture sous des températures très élevées. Beaucoup d'entre elles ont été blessées et maltraitées par les forces de sécurité tunisiennes, et ont besoin d'une assistance urgente.

Ce qui était d'autant plus choquant pour nous, ce sont les témoignages de personnes disant parfois avoir été arrêtées par les forces de sécurité qui leur affirmaient être là pour les aider et les emmener loin de Sfax, étant donné les violences de ces derniers jours. Et finalement, elles se retrouvent abandonnées dans le désert.

Ils sont vraiment pris au piège dans des zones où ils sont abandonnés et livrés à eux-mêmes.
Salsabil Chellali,, directrice en charge de la recherche sur la Tunisie à Human Rights Watch.

Ce communiqué représente un appel urgent à agir pour leur porter assistance et leur permettre de quitter cette zone pour aller dans un lieu où elles seront en sécurité et prises en charge. Il n'est pas seulement dirigé vers les autorités tunisiennes, mais aussi vers les Nations Unies et vers les pays dont ces personnes sont ressortissantes, qui doivent leur porter secours. C'est vraiment une question de vie ou de mort pour ceux qui se trouvent dans cette zone reculée.

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TV5MONDE : En attendant d’être secourues, comment ces personnes se débrouillent, selon les témoignages que vous avez reçus ?

Salsabil Chellali : On a eu des témoignages de personnes qui disaient qu'elles buvaient parfois l'eau de la mer, pour tenter de s'hydrater.

Il y a eu des personnes qui sont passées de l'autre côté de la frontière libyenne, pour essayer de trouver de l'eau, de la nourriture, pour recharger un téléphone. On pense qu'il y a un accès très limité à ça, et qu’il y a quelques échanges. Il y a parfois des personnes qui viennent près de la zone : par exemple, on nous a raconté qu’une nuit, des hommes étaient venus du côté libyen distribuer des gâteaux et de l'eau aux enfants. Mais voilà, c'est rare. Ça ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins du tout.

Du côté libyen, ils ont été aussi menacés. Ils ont croisé des hommes armés, des forces de sécurité libyennes. C’est une zone très dangereuse : la Libye est un pays où ils peuvent être confrontés à de nombreux abus. Aujourd'hui, ce n’est pas une option de passer de l'autre côté de la frontière.

Un groupe qui se trouve près de la frontière algérienne m'a expliqué qu'ils avaient eux essayé de passer de l'autre côté puisqu'ils n'avaient pas le choix, et que les Tunisiens les repoussaient. Mais du côté algérien aussi, il y avait des forces de sécurité qui ont tiré en l'air pour les intimider et leur ont dit de repartir du côté tunisien. Donc, des deux côtés des frontières, il y a une surveillance et des forces de sécurité qui les empêchent de passer. Ils sont vraiment pris au piège dans des zones où ils sont abandonnés et livrés à eux-mêmes.

Je suis en contact avec un petit groupe côté algérien, qui essaye de revenir vers la Tunisie. Mais ils n'ont pas d'idée où se trouve le reste du groupe.

TV5MONDE : Comment êtes-vous informés sur ce qu’il se passe ? Quel accès avez-vous aux témoignages ou aux personnes qui se trouvent dans cette zone ?

Salsabil Chellali : Notre principale source, ce sont les personnes qui se trouvent sur place. On s’est documenté en communiquant avec des migrants qui se trouvent là-bas, qui nous ont envoyé des photos, des vidéos, des témoignages. Ils nous ont partagé leurs documents d'identité. On a par exemple vu des cartes de demandeurs d'asile, ou des photos de tampons d'entrée dans le pays qui prouvent qu'ils sont en Tunisie depuis moins de trois mois.

Des migrants nous ont expliqué que la plupart d’entre eux se sont fait casser leur téléphone par des forces de sécurité, avec la volonté qu'ils ne puissent pas contacter, appeler à l'aide. Le premier groupe nous disait qu’ils ont réussi à nous joindre parce qu'il y en avait qui avaient caché leur téléphone à ce moment-là.

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Aujourd'hui, on essaye aussi de croiser ces informations avec d'autres organisations qui travaillent sur le sujet.

Des témoignages de migrants parlent de personnes qui auraient été abattues par des forces de sécurité. Ce sont des accusations très graves. À ce jour, on n'a pas les moyens de corroborer, parce que cette zone est inaccessible.

C’est une zone militarisée, étant donné qu’elle se trouve au niveau de la frontière. Les citoyens tunisiens ou les organisations ne peuvent pas y aller sans l'autorisation des autorités, en l'occurrence du ministère de la Défense.

Les autorités tunisiennes doivent aujourd’hui garantir cet accès-là. Si des citoyens ou des organisations pouvaient se rendre sur place, les personnes blessées auraient pu recevoir des soins médicaux, des distributions alimentaires auraient pu être faites.

Je pense que les autorités utilisent la mort tragique d'un Tunisien pour agir de la sorte, et prétendre ainsi répondre à la volonté populaire.
Salsabil Chellali.

TV5MONDE : Combien de personnes cela concerne-t-il ? Avez-vous obtenu une réponse de la part des autorités à leur sujet ?

Du côté de la frontière libyenne, les migrants sur place parlent d’un chiffre entre 500 et 700 personnes. Et du côté de l'Algérie, un groupe m’a parlé de près de 300 personnes. Mais de ce côté-là, les gens se sont dispersés, donc on a plusieurs groupes épars qui se retrouvent au niveau de cette frontière.

Hier matin (le jeudi 6 juillet au matin, NDLR), il y a eu un dernier groupe. On ne nous a pas encore signalé de nouveau groupes qui arrivent, donc j'espère au moins qu'on s'arrêtera là.

Pour l’instant, on n’a pas de retour des autorités tunisiennes, du ministère de l’Intérieur ou de la Défense. Les organisations de la société civile avec lesquelles j'ai discuté n’en ont pas non plus. Je ne sais pas s'il y a plus d'interactions du côté des agences onusiennes, qui essayent aussi de régler la question de l'accès.

TV5MONDE : Est-ce que vous vous penchez aussi sur les violences qui ont lieu à Sfax, et qui viennent d’une partie de la population ?

Salsabil Chellali : On ne l'a pas abordé dans ce communiqué, parce qu'il était dédié à ces expulsions collectives, mais on avait évoqué les violences de Tunisiens dans un communiqué en février suite aux propos du président.

Il est clair qu’à Sfax, il y a une tension depuis plusieurs mois. Il y a eu des violences, une timide accalmie pendant plusieurs semaines, et puis finalement une résurgence de cette violence-là, de la part de groupes tunisiens. Il s’agit à la fois de protestation contre la présence de migrants noirs africains, et de cas de violence, où on voit des groupes partir dans une « chasse aux migrants ».

Donc, il y a clairement une responsabilité de ces Tunisiens-là. Les autorités doivent y répondre en menant l’enquête, et en faisant en sorte que les responsables soient punis.

Même dans ce cas de figure, la responsabilité des autorités tunisiennes derrière est aussi engagée : depuis février, elles ont participé d'une certaine manière à attiser cette haine raciale, en n'agissant pas de façon adéquate, quand on a vu les premières violences contre les migrants. Je pense que c'est important de lier les deux.

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TV5MONDE : Un homme tunisien a été tué lundi 3 juillet, à Sfax. Quel lien faites-vous entre cet événement et les représailles qui ont lieu en ce moment contre les exilés ?

Salsabil Chellali : Selon les autorités, un Tunisien est décédé le 3 juillet, suite à « des affrontements entre Tunisiens et migrants ». Elles ont déclaré que les personnes suspectées d'être impliquées dans la mort de ce Tunisien ont été arrêtées. C'est la déclaration du porte-parole du parquet, pour que justice soit faite. C'est une très bonne chose. Mais là, on est vraiment dans des représailles contre tous les migrants noirs ; c'est très dangereux. Les autorités ont aussi leur responsabilité pour y mettre fin et protéger tout le monde. Un Béninois avait aussi été tué en mai dernier par des Tunisiens.

Les autorités prétendent le faire, mais aujourd'hui, leurs agissements sont en violation totale du droit international, avec ces expulsions collectives.

Je pense que les autorités utilisent la mort tragique de ce Tunisien pour agir de la sorte, et prétendre ainsi répondre à la volonté populaire.

Mais je tiens à préciser que la première expulsion collective qu'on a documentée date du 2 juillet, alors que ce Tunisien est mort le 3 juillet. Donc les expulsions collectives précédaient ce drame-là : ce n'est pas ça qui a poussé les autorités à le faire.

Il y avait déjà une volonté d’agir en ce sens ; on l'a vu avec des déclarations récentes du président. Cela reste une volonté des autorités tunisiennes d'éloigner les migrants africains noirs des villes, et les mettre au niveau des frontières, en espérant qu'ils quittent le territoire. C’est un très mauvais calcul. Ce qu'ils font en réalité, c'est les mettre en danger.

Dans la ville de Sfax, la situation est aussi alarmante, avec beaucoup de personnes qui se retrouvent à la rue, qui ont besoin de nourriture, d'eau. On voit des Tunisiens distribuer de l'aide, mais c'est vraiment loin de répondre à tout le besoin. Il y a très peu de soutien et de protection de la part des autorités.  

À Sfax, les exilés subsahariens et l’opposition protestent

Selon l’AFP, des centaines de migrants subsahariens se sont rassemblés vendredi 7 juillet à Sfax pour protester contre ce climat de violence et d’insécurité. « Je n'ai plus (d'endroit) où habiter, je ne suis plus en sécurité, je veux juste retourner chez moi au Burkina Faso », a dit Abdelatif Farati, 18 ans, en Tunisie avec ses quatre frères depuis quatre ans.

Un homme tient une pancarte "La vie des Noirs comptent"

Le chef de la principale coalition d'opposition, Ahmed Néjib Chebbi, a déclaré à l’AFP : « On parque des humains uniquement pour la couleur de leur peau. Cela est une honte. Cela va nous rester dans notre histoire comme une page noire. Il (Kaïs Saïed) ne fait qu’échouer (…) toutes ses politiques échouent et cela ajoute à la crise ».  Ahmed Néjib Chebbi fait notamment référence aux propos du président qui imputait en février l’immigration subsaharienne à un « complot », menaçant démographiquement le pays.