Vous avez continué à voir les autres rescapés, comment se passent vos retrouvailles?
Il y a une grosse émotion quand on se retrouve et il y a une grosse pudeur aussi. Ce qui fait qu'on évite finalement de parler de naufrage lui-même. Ce dont on se remémore c'est cette parole donnée aux victimes de porter notre témoignage, ce devoir. Evidemment, on était très déçus par le gouvernement sénégalais qui a tout fait pour éteindre l'impact du naufrage lui-même, mais on se fait un devoir de porter notre témoignage. Moi je le fais par ce livre, mais d'autres le font d'une autre manière et évidemment en restant disponibles a tous ceux que ça intéresse.
C'est vrai qu'avant même d'être récupéré (d'abord par une pirogue, ensuite sur un chalutier), alors que vous attendez encore les secours sur la carcasse du bateau, vous faites la promesse avec les autres survivants de ne pas oublier.
Oui, c'est presque prémonitoire. Vu l'évènement, le naufrage, la manière dont il s'est produit alors que tout pouvait le prévenir. Les responsables du bateau, politiques et militaires pouvaient très bien l'éviter. On avait déjà été oubliés.
Vous avez tout de suite eu besoin d'écrire ce qui s'était passé?
J'ai commencé à écrire au bout d'un an. Ca a été très difficile, comme je ne suis pas un écrivain par ailleurs, il a fallu que ça prenne une certaine forme, qui a été déformée, puis reformée.. Le fait est que je savais que j'allais écrire ce livre et j'ai trouvé l'énergie de le faire dans l'hommage que je voulais rendre aux victimes qui n'ont pas survécu. La précision que j'y ai apporté d'abord, j'ai fait des efforts de mémoire énormes pour vraiment comprendre ce qui s'est passé à ce moment là, et aussi dans l'eau. Il a vraiment fallu que je fasse des efforts constants, successifs, absolument opposés à l'oubli. Il fallait faire ce travail de mémoire et de souvenir, non seulement en hommage aux victimes, mais aussi pour offrir cette précision au lecteur. Et je ne voulais ni faire un torchon, ni un fait divers. Donc je me suis beaucoup concentré sur l'écriture. Le moteur de tout ça, c'était la mémoire des victimes.
Vous avez mis cinq ans à trouver un éditeur, comment expliquez-vous cette indifférence?
Il y a plusieurs facteurs, d'une part, ça allait dans la ligne de conduite du gouvernement sénégalais, d'éteindre les répercussions du naufrage. Ils ont fait beaucoup d'intox au moment du naufrage, ils ont fait croire qu'il y avait des survivants, qu'il y avait des secours. Comme ces gendarmes qui ont dit aux parents qui venaient chercher leurs enfants que le débarquement avait commencé... On voit bien qu'il ne s'agit pas que d'une attitude des hauts responsables, il s'agit d'une attitude même de la personne commune. On essaye de ne pas voir la réalité des choses, que ce soit le danger ou même les répercussions que les dangers ont. C'est grave! Ces choses la peuvent changer il me semble, à travers l'émotion qu'on peut éprouver à connaître les détails d'une telle catastrophe. J'ai traité ce livre de manière à sensibiliser les gens pour que justement ces choses là puissent être intégrées.
D'autre part, comme je m'intéressais directement au président Wade et à son gouvernement c'était dangereux pour les éditeurs, ils ne voulaient pas se mettre en danger, prendre le risque d'être attaqué.
Ce qu'il faut savoir, c'est que mon manuscrit a été scindé en deux, et que je n'ai publié que la moitié. J'y fait une analyse beaucoup plus large de l'évènement, je ne me contente pas de chercher uniquement les lampistes pour les mettre en prison. La vérité n'est pas là, il s'agit d'un effet de société. Si le sort des passagers devient totalement secondaire dans le fait de les transporter, c'est à cause d'une dégénérescence d'un climat social, d'une économie mondiale qui devient catastrophique.
A partir du moment où vous avez été récupéré, vous dites que votre vision a changée et que vous aviez "une espèce d'indifférence à la matérialité des objets et des êtres qui m'entourent, comme si la consistance des choses, leur aspect physique était secondaire". Est-ce que cette vision du monde vous est restée?
Oui, tout à fait. Les petits problèmes du quotidien m'apparaissent comme tout à fait secondaires, certaines choses prioritaires dans la vie courante de monsieur tout le monde, en ce qui me concerne sont totalement secondaires. Je me suis attachée à certaines questions plus existentielles. J'ai par exemple pris contact avec Haïdar El Ali, qui est la seule personne qui se soit portée volontaire, avec son équipe, pour venir au secours d'éventuels rescapés dans l'épave. Il est lui même à la tête d'un mouvement écologiste et il est devenu ministre de l'environnement au Sénégal. Ca, ça me touche beaucoup, et j'aime participer à certaines de ses missions. Je pense qu'à l'heure actuelle, la planète est en danger et il faut que certaines consciences se libèrent de leurs petits problèmes pour se porter au secours de cette planète.
Ce livre vous a-t-il permis de tourner la page?
Non, pas entièrement, mon devoir de témoignage ne finit pas avec ce livre. Compte-tenu de l'abandon que nous avons subit nous, victimes directes, mais aussi celui des familles des victimes depuis dix ans, il est impératif que la justice finisse son travail. Il faut que le dossier soit réouvert au Sénégal, qu'il y ait des hommages réels, et pas seulement en période de commémoration. Il faut qu'il y ait un aveu du gouvernement sénégalais, surtout du président Wade, qui était le plus éminent responsable des malfaçons de l'époque.