Il y a quinze ans, le naufrage du Joola

Il y a quinze ans faisait naufrage le Joola, bateau de ligne qui assurait la liaison côtière Dakar - Ziguinchor (Casamance). 1863 personnes devaient périr dans ce qui fut la plus grande catastrophe maritime depuis la seconde guerre mondiale. TV5monde republie aujourd'hui le témoignage d'un rescapé exprimé lors du dixième anniversaire de la catastrophe.
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Il y a dix ans, le naufrage du Joola
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Cet article web a été écrit en septembre 2012. Nous le republions intégralement à l'occasion du quinzième anniversaire du drame, ainsi que les vidéos qui lui étaient associées.

►Lire aussi :15 ans après le naufrage du Joola, les victimes réclament toujours justice


Patrice Auvray a embarqué sur le Joola avec sa compagne, Corinne, le 26 septembre 2002. Lorsque le bateau se retourne vers 23 heures, ils réussissent à s'extraire de leur cabine et plongent de crainte d'être emportés au fond de l'eau par le navire. Il fait noir, la houle est dense, en l'espace d'un instant, il perd "Coco".

Remonté sur la carcasse du bateau devenu son salut, Patrice Auvray aide 21 autres personnes à le rejoindre. Ils décident alors de ne jamais oublier, chacun à sa manière. Lui vient de publier un livre témoignage inspiré par le devoir de mémoire : Souviens toi-du Joola, aux éditions Globophile. Rencontre avec un survivant. 


Le deuil des familles continue, les procédures aussi

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Interview d'Idrissa Diallo, président de “Familles victimes du Joola“

26.09.2012
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26.09.2012Propos recueillis par Anna Ravix
 
Il y a dix ans, le naufrage du Joola
Patrice Auvray, l'un des 64 survivants du Joola
Dès le départ vous observez beaucoup d'indices qui indiquent que quelque chose risque de mal tourner. D'un point de vue sécuritaire sur l'inclinaison du bâteau, le chargement démesuré ou le contrôle inefficace des passagers, mais il y a aussi un mauvais présage : un homme se noie près du navire encore à quai, et son corps n'est pas retrouvé. A quel moment avez vous compris que tous ces détails allaient être fatals?
 
Ca s'est concrétisé en moi au moment précis du retournement. Avant, j'avais des indices quant à la mauvaise gestion du bateau dans le surchargement, dans le mauvais chargement du fret et des bagages... Le fait est qu'en tant qu'habitué de l'Afrique, je sais bien que les transports sont mal utilisés. Finalement on évite de trop s'en rendre compte pour ne pas succomber à la peur. Tous ces facteurs, tous ces éléments que j'avais en tête ne s'étaient pas concrétisés à travers une crainte effective. C'est au moment du retournement que j'ai pris conscience de tous ces éléments et je me suis dit "c'est foutu!" non seulement le bateau ne peut plus revenir, c'était une évidence, mais en plus, je ne pensais avoir aucune chance de survie.
 
Vous parlez dans votre livre de se positionner entre l'insécurité qui peut être handicapante, mais aussi salvatrice, et l'indifférence qui dans votre cas a été décisive. Avez-vous fait votre choix?
 
Je ne pense pas avoir totalement répondu à cette question, parce que d'une part je vis toujours en Afrique, mais même dans le monde occidental, on n'est pas à l'abris d'évènements de ce type. On est dans des évènements commémoratifs successifs, l'AZF ou les naufrages de pétroliers, on sait que l'on n'est pas à l'abris. Donc finalement, la position individuelle de l'utilisateur ne permet pas de juger réellement du danger, ni, a fortiori, de prendre les décisions qui s'imposent. 
 
Vous-même, après le naufrage, avez pu remonter à bord d'un bateau? 
 
Oui, je suis remonté dans un bateau. Je le fais régulièrement. D'une part parce que c'est le meilleur moyen de jonction entre la Casamance et la capitale Dakar. D'autre part, parce que ce n'est pas la mer qui est responsable de ce naufrage, donc ce n'est pas la mer qui me fait peur. Je nage, je vais en mer, dans différentes embarcations et sur le bateau de remplacement du Joola. Ce qui me fait peur c'est l'attitude des hommes qui sont responsables. Je suis beaucoup plus attentif qu'avant à ceux qui sont les maîtres à bord. 
Les militaires sont sous les ordres et ne peuvent pas, eux même, quand ils constatent qu'ils font quelque chose de mal, se soustraire à ces ordres, comme l'a fait le capitaine du Joola et les différents membres de l'équipage. Par ailleurs, le monde moderne conduit à une espèce de décadence humaine qui fait que le client, le simple utilisateur d'un moyen de transport, devient un objet commercial, voire un argument politique. C'est ça qui est absolument effrayant.
 
Comment peut-on revenir d'une telle expérience? Les scènes que vous décrivez sont apocalyptiques: les personnes qui s'accrochaient à vous sous l'eau, celles qui sont restées coincées dans l'épave, la mort de votre amie...
 
J'ai perdu mon amie dans ce naufrage et ça a été très dur de survivre, j'ai vu des gens se noyer autour de moi, certains se sont agrippés à moi... 
Comment on peut en revenir? Déjà, par une certaine reconnaissance des responsabilités, mais aussi par une prise de conscience du grand public que de tels évènements peuvent arriver à n'importe qui, on subit les conditions dans lesquelles on nous fait utiliser des moyens de transport, sans vraiment avoir de moyen de contrôle. C'est la même chose avec la justice : elle est toujours hiérarchiquement soumise à la diplomatie, et ça, c'est gravissime. C'est à cause de ça que l'on voit des hauts responsables qui peuvent provoquer des drames sans être jamais punis.
 
Il y a dix ans, le naufrage du Joola
Vous avez continué à voir les autres rescapés, comment se passent vos retrouvailles?
 
Il y a une grosse émotion quand on se retrouve et il y a une grosse pudeur aussi. Ce qui fait qu'on évite finalement de parler de naufrage lui-même. Ce dont on se remémore c'est cette parole donnée aux victimes de porter notre témoignage, ce devoir. Evidemment, on était très déçus par le gouvernement sénégalais qui a tout fait pour éteindre l'impact du naufrage lui-même, mais on se fait un devoir de porter notre témoignage. Moi je le fais par ce livre, mais d'autres le font d'une autre manière et évidemment en restant disponibles a tous ceux que ça intéresse.
 
C'est vrai qu'avant même d'être récupéré (d'abord par une pirogue, ensuite sur un chalutier), alors que vous attendez encore les secours sur la carcasse du bateau, vous faites la promesse avec les autres survivants de ne pas oublier.
 
Oui, c'est presque prémonitoire. Vu l'évènement, le naufrage, la manière dont il s'est produit alors que tout pouvait le prévenir. Les responsables du bateau, politiques et militaires pouvaient très bien l'éviter. On avait déjà été oubliés.
 
Vous avez tout de suite eu besoin d'écrire ce qui s'était passé? 
 
J'ai commencé à écrire au bout d'un an. Ca a été très difficile, comme je ne suis pas un écrivain par ailleurs, il a fallu que ça prenne une certaine forme, qui a été déformée, puis reformée.. Le fait est que je savais que j'allais écrire ce livre et j'ai trouvé l'énergie de le faire dans l'hommage que je voulais rendre aux victimes qui n'ont pas survécu. La précision que j'y ai apporté d'abord, j'ai fait des efforts de mémoire énormes pour vraiment comprendre ce qui s'est passé à ce moment là, et aussi dans l'eau. Il a vraiment fallu que je fasse des efforts constants, successifs, absolument opposés à l'oubli. Il fallait faire ce travail de mémoire et de souvenir, non seulement en hommage aux victimes, mais aussi pour offrir cette précision au lecteur. Et je ne voulais ni faire un torchon, ni un fait divers. Donc je me suis beaucoup concentré sur l'écriture. Le moteur de tout ça, c'était la mémoire des victimes.
 
Vous avez mis cinq ans à trouver un éditeur, comment expliquez-vous cette indifférence?
 
Il y a plusieurs facteurs, d'une part, ça allait dans la ligne de conduite du gouvernement sénégalais, d'éteindre les répercussions du naufrage. Ils ont fait beaucoup d'intox au moment du naufrage, ils ont fait croire qu'il y avait des survivants, qu'il y avait des secours. Comme ces gendarmes qui ont dit aux parents qui venaient chercher leurs enfants que le débarquement avait commencé... On voit bien qu'il ne s'agit pas que d'une attitude des hauts responsables, il s'agit d'une attitude même de la personne commune. On essaye de ne pas voir la réalité des choses, que ce soit le danger ou même les répercussions que les dangers ont. C'est grave! Ces choses la peuvent changer il me semble, à travers l'émotion qu'on peut éprouver à connaître les détails d'une telle catastrophe. J'ai traité ce livre de manière à sensibiliser les gens pour que justement ces choses là puissent être intégrées. 
D'autre part, comme je m'intéressais directement au président Wade et à son gouvernement c'était dangereux pour les éditeurs, ils ne voulaient pas se mettre en danger, prendre le risque d'être attaqué.
Ce qu'il faut savoir, c'est que mon manuscrit a été scindé en deux, et que je n'ai publié que la moitié. J'y fait une analyse beaucoup plus large de l'évènement, je ne me contente pas de chercher uniquement les lampistes pour les mettre en prison. La vérité n'est pas là, il s'agit d'un effet de société. Si le sort des passagers devient totalement secondaire dans le fait de les transporter, c'est à cause d'une dégénérescence d'un climat social, d'une économie mondiale qui devient catastrophique.
 
A partir du moment où vous avez été récupéré, vous dites que votre vision a changée et que vous aviez "une espèce d'indifférence à la matérialité des objets et des êtres qui m'entourent, comme si la consistance des choses, leur aspect physique était secondaire". Est-ce que cette vision du monde vous est restée? 
 
Oui, tout à fait. Les petits problèmes du quotidien m'apparaissent comme tout à fait secondaires, certaines choses prioritaires dans la vie courante de monsieur tout le monde, en ce qui me concerne sont totalement secondaires. Je me suis attachée à certaines questions plus existentielles. J'ai par exemple pris contact avec Haïdar El Ali, qui est la seule personne qui se soit portée volontaire, avec son équipe, pour venir au secours d'éventuels rescapés dans l'épave. Il est lui même à la tête d'un mouvement écologiste et il est devenu ministre de l'environnement au Sénégal. Ca, ça me touche beaucoup, et j'aime participer à certaines de ses missions. Je pense qu'à l'heure actuelle, la planète est en danger et il faut que certaines consciences se libèrent de leurs petits problèmes pour se porter au secours de cette planète. 
 
Ce livre vous a-t-il permis de tourner la page? 
 
Non, pas entièrement, mon devoir de témoignage ne finit pas avec ce livre. Compte-tenu de l'abandon que nous avons subit nous, victimes directes, mais aussi celui des familles des victimes depuis dix ans, il est impératif que la justice finisse son travail. Il faut que le dossier soit réouvert au Sénégal, qu'il y ait des hommages réels, et pas seulement en période de commémoration. Il faut qu'il y ait un aveu du gouvernement sénégalais, surtout du président Wade, qui était le plus éminent responsable des malfaçons de l'époque.
 
 

Souviens-toi, souviens-toi du Joola

Extrait du livre de Patrice Auvray

Tout au long du livre, Patrice Auvray se sert des italiques pour indiquer ce qu'il aura appris plus tard de l'évènement. Mais rapidement, elles ne servent plus qu'a souligner ce qui est important. A l'image du Joola, il faut faire attention à ce qui penche... Le passage suivant est en italique dans le texte : 
 
"Souviens-toi, souviens-toi du Joola, toi qui n'as pas de mémoire! Mets ce que tu n'as pas à l'épreuve! Ce que tu as, tu l'as déjà...
Souviens-toi du Joola, toi qui lis. Souviens-toi de ces deux mille oubliés, pas même encore disparus... Souviens-toi de ceux qu'on a inhumés vivants, un numéro comme épitaphe... Souviens-toi que l'inhumanité de l'homme est capable de  cela... Souviens-toi qu'il faut changer ça..."