Immigration : les Européens veulent recréer le "verrou libyen"
La Libye est devenue la porte d'entrée de l'immigration africaine. Les Européens, qui avaient conclu des accords avec Kadhafi pour contrôler les flux migratoires, espèrent reconstituer le "verrou" libyen. Une chimère pour Judith Sunderland, directrice de recherche pour l'ONG Human Rights Watch. Analyse.
"Si je tombe, vous aurez l'immigration, des milliers de gens qui iront envahir l'Europe depuis la Libye et il n'y aura personne pour les arrêter". Cette phase prononcée par le colonel Kadhafi en octobre 2011, quelques jours avant sa chute, était prémonitoire. Depuis plus de cinq ans après la chute du dictateur libyen, le pays est devenu le carrefour de l'immigration irrégulière. Un peu plus de 150 000 personnes ont ainsi traversé la Méditerranée pour l'Europe, depuis ces trois dernières années.
"Si je tombe, vous aurez l'immigration"
Le pays, en plein chaos politique s'apparente désormais à un véritable enfer pour les migrants d'origine subsaharienne. Selon l'Organisation internationale pour les migrations (l'OIM), dans son rapport publié le 11 avril dernier, la traite d'êtres humains est une pratique de plus en plus fréquente chez les passeurs. Un migrant est ainsi vendu entre 200 et 300 dollars. Il est alors retenu deux à trois mois. La plupart de ces hommes sont alors utilisés comme travailleurs journaliers. L'OIM signale des cas de viols et de prostitution forcée chez les femmes. La violation des droits de l'homme dans les centres de rétention restent la norme selon les ONG. "La Libye est un pays où les droits humains sont quotidiennement bafoués. Les migrants africains sont victimes de racisme et de brutalité", rappelle Judith Sunderland spécialiste des questions migratoires pour ‘Human Rights Watch’. Le respect des droits de l'homme en Libye n'est pas une priorité pour les Européens, selon Judith Sunderland, directrice de recherche pour l'ONG Human Rights Watch. L'objectif prioritaire reste simple: tarir les flux de réfugiés. "Le flux de migrants doit cesser. Les Européens espèrent conclure un accord avec la Libye ou avec d'autres états africains dans ce sens. L'idée est de se défaire du fardeau de l'immigration sur les pays africains", estime la chercheuse, Judith Sunderland.
Violations des droits de l'homme
Le colonel Kadhafi, lui, était allé le plus loin possible dans cette collaboration avec l'Union européenne et avec l'Italie. Un premier accord avait été ainsi signé avec le gouvernement de Silvio Berlusconi en 2008. Rome s'engageait à verser 5 milliards de dollars de dédommagement de la colonisation italienne à Tripoli, sous forme d'investissements. Fin 2009, le nombre de migrants débarqués en Sicile ou à Lampedusa avait chuté de près de 90 pour cent. En contrepartie, le pouvoir libyen devait de son côté contrôler sur son territoire les flux migratoires vers l'Italie. En octobre 2010, au nom des pays européens, Cecilia Malmström, commissaire européenne chargée des affaires intérieures, se rendait en Libye pour négocier un "agenda de coopération" avec Tripoli, couvrant la "surveillance des frontières". Le dictateur libyen réclamait alors 5 milliards d'euros. La commissaire européenne proposait 50 millions d'euros sur deux ans, pour financer des centres de rétention. La convention de Genève n’était pas mentionnée dans ces négociations.
Le verrou libyen
Les Européens veulent appliquer ces anciennes recettes selon Judith Sunderland de Human Rights Watch. Les Européens payent et espèrent que les migrants ne passent plus. Et ils ferment les yeux sur le non-respect des droits humains. "Les Européens ne cessent de se féliciter de l'accord sur le contrôle des migrants signé avec la Turquie. C'est un succès. Moins de migrants réussissent à traverser la mer Egée. Mais les atteintes aux droits de l'homme des autorités turques sont passées sous silence. On ne critique pas les régime avec qui on a passé des accords", décrit la chercheuse. L'idée d'un accord avec la Libye semble aujorud’hui totalement chimérique selon Judith Sunderland Les Européens auront du mal à trouver un interlocuteur crédible. "Le pays est divisé entre trois pouvoirs concurrents. La situation sécuritaire est telle que les organisations internationales ne peuvent plus s'installer sur le territoire libyen. Emmanuel Macron veut envoyer des membres de l'administration française pour enregistrer des demandes d'asile mais je doute que le droit français puisse être sérieusement appliqué en Libye. Les migrants resteraient enfermés sans bénéficier d’une libre circulation", décrit Judith Sunderland. Les observateurs indépendants sont désormais expulsés du territoire libyen, note la chercheuse. "Les ONG, capable d'être témoins des abus contre les migrants, sont de moins en moins présentes".