Le Congo indépendant. Je ne peux y penser, depuis ce bout de l’Amérique du Nord où j’ai posé mes 23 kilos de bagages et un paquet de rêves ramenés de l’ancienne puissance coloniale voilà treize ans, sans que dans mon esprit ne s’invitent deux grandes figures. Deux hommes qui résument assez bien la métaphore d’un Congo qui a souvent cherché à s’en tirer à bon compte en condamnant au silence ceux de ses enfants qui ont le toupet de lui tendre un miroir.
Il m’a toujours semblé que l’absence de l’un comme de l’autre, pour des raisons à la fois différentes et interreliées, était une blessure qui nous disait à sa manière de quoi nos errances demeurent la somme. Cette double absence nous dit surtout ce qu’il en coûte d’entretenir la soif de liberté dans un pays conçu à l’origine autour de l’idée on ne peut plus mercantile du « libre commerce ». Il est question ici de la promesse du libre-échange faite aux puissances européennes signataires de l’Acte de Berlin de 1885, par nul autre que Léopold II, « propriétaire » du bien nommé État indépendant du Congo.
Il y a d’abord l’homme politique. Patrice Emery Lumumba de son nom. Héros de l’indépendance du Congo dont il devient le très éphémère Premier ministre, c’est en iconoclaste qu’il ouvre le bal un certain 30 juin 1960 au nez et à la barbe du roi des Belges Baudouin 1er, lequel vient tout juste d’instruire son gouvernement de « faire en sorte que soient préservés les droits imprescriptibles de la Belgique sur le Congo » (sic).
Ulcéré par la pusillanimité du président Joseph Kasa-Vubu, sorte d’Arthur Neville Chamberlain des tropiques dont le discours est une ode à la gloire de l’ancien occupant, voilà Lumumba qui bouscule le protocole du Palais de la Nation et envoie au successeur de Léopold II un uppercut comme lui seul en a le secret : « Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d'injustice ? Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert, mais tout cela aussi (…), nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l'oppression colonialiste, nous vous le disons, tout cela est désormais fini. »
Deux cent dix jours plus tard, l’histoire prendra acte de la fin du fulgurant tour de piste du nationaliste au verbe haut et à l’intransigeance radicale. Limogé, humilié, embastillé, déporté avec deux de ses compagnons Maurice Mpolo et Joseph Okito dans ce Katanga où le sécessionniste Moïse Tchombé le réclame mort ou vif, Lumumba ne verra jamais à quoi ressemble « un régime de justice ».
J’ai découpé et jeté dans l’acide le corps de Lumumba.
Gérard Soete, ancien commissaire de police au Congo belge
Il faudra patienter jusqu’en novembre 2007 pour entendre Gérard Soete, ancien commissaire de police au Congo belge coulant de jours paisibles à Bruges, déclarer à la Gazet van Antwerpen : « Les deux dents de Lumumba ? Je les ai longtemps gardées, mais la semaine dernière, je les ai jetées dans la mer du Nord. » Le même Soete confiait en mai 2000 à l’AFP : « J’ai découpé et jeté dans l’acide le corps de Lumumba ».
Un Lumumba qu’eût aimé rencontrer Ernesto Che Guevara. Si ce n’est que quand le bras droit de Fidel Castro débarque en avril 1965 dans le Kivu prêter main forte aux lumumbistes rassemblés autour d’un certain Laurent-Désiré Kabila, c’est pour un baroud d’honneur dont l’épilogue est livré sans fard dans Journal du Congo (Fayard, 2009).
Les premiers mots choisis par le Che ne s’embarrassent guère d’euphémisme : « Ceci est l’histoire d’un échec ». Si le destin voulut que le révolutionnaire retournât à La Havane avant de tirer sa révérence, le Che dut abandonner dans les maquis kivutiens ses dernières illusions de voir le Congolais profiter des prodigieuses richesses dont recèle son sol, richesses qui continuent à faire de sa terre, bien longtemps après Berlin 1885, le grand gâteau d’un festin nommé mondialisation libérale.
L’autre homme dont la figure me hante lorsque je convoque les ombres fuyantes du Congo indépendant n’est autre que le philosophe et écrivain Valentin Yves Mudimbe, l’auteur de Shaba II : les carnets de Mère Marie-Gertrude (Présence africaine, 1989). Le romancier relate dans cette fiction livrée sous la forme d’un journal, une énième guerre dans son Congo-Zaïre, plus que jamais au cœur des messes noires orchestrées par cette main invisible qui sait mieux que Mobutu et ses sujets quoi faire du « scandale géologique » qu’ils encombrent de leur futile présence.
Comme dans Entre les eaux (Présence africaine, 1973) que je découvrais à quatorze ans, Mudimbe ancre dans le terreau de la guerre la quête identitaire de ses héros et héroïnes sortis du moule chrétien du missionnaire colonisateur. S’il fait ici le récit d’une communauté religieuse assistant sous les bruits des canons à la désintégration de la foi, le lecteur y trouve aussi un questionnement d’une troublante actualité.
Celui-ci concerne la place de ceux qui, à l’image de la religieuse Marie-Gertrude, infirmière de son état, comme hier Lumumba, comme le docteur Denis Mukwege aujourd’hui, croient que dans un Congo où les conflits armés se suivent et se ressemblent, il importe de s’armer de foi et de rester fidèle. Foi dans un idéal plus grand que soi, fidélité à la mission dont on s’est investi pour les siens, les sans-voix, les sans-soins.
Interrogation d’autant plus cruciale qu’elle expose à une mort ignominieuse, avérée dans le cas de Lumumba et du personnage de la carmélite créée par Mudimbe, potentielle dans le cas du Prix Nobel de la paix congolais qui y échappa de peu en octobre 2012. Inutile d’ajouter que le choix par Mudimbe de la date où fut enlevée sœur Marie-Gertrude est tout sauf fortuit : 30 juin, fête de l’indépendance du Congo.
De ce texte, l’éditeur nous dit que « c’est le roman des sans-pouvoirs et des saints » (quatrième de couverture). Lorsque l’épilogue révèle que la narratrice finit assassinée par ses ravisseurs dans ce même Katanga où Lumumba fut liquidé par Gerard Soete et ses comparses, on prend toute la mesure de ce que Mudimbe nous donne à voir, à dessein ou non.
Bien au-delà de sa naissance en 1941 dans ce Katanga qui traverse sa fiction, j’ai toujours trouvé quelque chose de lumumbien chez cet écrivain qui fait dire au personnage d’Anne dans le fascinant dernier roman d’Hemley Boum Les jours viennent et passent (Gallimard, 2019) : « Les ouvres romanesques de V.Y Mudimbe m’ébranlèrent comme aucune avant ». Des mots que j’aurais pu écrire en évoquant mon adolescence chez les Frères joséphites.
Les ouvres romanesques de V.Y Mudimbe m’ébranlèrent comme aucune avant.
Hemley Boum, Les jours viennent et passent, ed. Gallimard
Le fait est que cet immense intellectuel parmi les premiers à penser la post-colonie en Afrique – on lui doit entre autres la notion de « bibliothèque coloniale » – a été contraint à l’exil par le même satrape qui livra naguère Lumumba à ses bourreaux. Réfractaire à toute forme d’allégeance à l’ère du totalitarisme mobutien, il a gagné d’abord l’Europe, ensuite les USA où il enseigne à Duke University, au cœur de cette Amérique d’où il ne publie plus qu’en anglais.
(Re)voir : 60 ans d'indépendances africaines, avec la philosophe Nadia Yala Kisukidi
Comme si, en tournant le dos à la langue d’Hergé, l’auteur de The Invention of Africa voulait nous dire qu’il prenait acte du refus de l’ex-Congo belge de lui donner voix au chapitre. Comme si avec cette sorte de résignation, le grand penseur réservait sa parole à la curiosité d’autres filles et fils du continent, d’Accra à Johannesburg où certaines de ses idées trouvent de merveilleux échos sous la plume des plus jeunes, à l’image du camerounais Achille Mbembe ou de la franco-congolaise Yala Kisukidi, pour n’en citer que deux.
Le silence assourdissant de deux esprits dont l’apocalypse pour l’un et la genèse pour l’autre sont intimement liées au coffre-fort katangais où les multinationales et leurs hommes de paille locaux se repaissent du cobalt du Congo, est pour moi le point névralgique de la mémoire du Congo. Il m’est déjà arrivé de conjecturer que pour assumer ses déconvenues et perpétuer le « Ceci est l’histoire d’un échec » de Che Guevara, le Congo se plaisait à transformer en fantômes les plus lucides de ses prophètes.
Si toutefois je continue à écrire le regard tourné vers ce pays qui m’a vu naître et grandir, c’est qu’une part de moi est persuadée de voir derrière les centaines de Denis Mukwege présents au Congo une vacillante flamme d’espoir. Heureux paradoxe, s’il en est.
Dans l’ordre chronologique, il s’agit du Cameroun, du Sénégal, du Togo, de Madagascar, du Bénin, du Niger, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Tchad, de la République centrafricaine, du Congo, du Gabon, du Mali et de la Mauritanie. A cette liste, s’ajoutent la République Démocratique du Congo, le Nigeria et la Somalie, colonisés respectivement par la Belgique, la Grande-Bretagne, puis l’Italie et le Royaume-Uni.