Fil d'Ariane
TV5MONDE : A l’occasion de la journée internationale de la presse, l’organisation Reporters sans frontières dont vous êtes le représentant pour l’Afrique du Nord publie son classement annuel. Au Maghreb, un pays était à surveiller tout particulièrement cette année, c’est la Tunisie où le président Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021. Et le pays perd 21 places, passant du 73e au 94e rang...
Khaled Drareni, journaliste, représentant de RSF pour l’Afrique du Nord : La Tunisie reste la seule démocratie relative de la région. Mais le pays recule, en effet, depuis le coup de force.
Les conséquences sont claires. Certes, le régime politique en Tunisie a beaucoup évolué vers davantage de liberté en comparaison avec les pays voisins, mais depuis le coup de force du président, il y a une restriction claire sur la ligne éditoriale des médias publics, et sur certains médias privés.
Il y a une plus grande facilité à arrêter des journalistes, à les mettre en garde à vue et même en prison, comme on l'a constaté ces derniers mois. C'est ce qui pourrait expliquer aussi le recul de la Tunisie, même s’il faut rappeler aussi que d'autres pays ont avancé.
De manière générale, si on devait comparer avec les autres pays de la région, on peut dire que la liberté de la presse se porte beaucoup mieux en Tunisie que dans les autres pays du Maghreb, malgré un très grand nombre d'imperfections et de problèmes.
TV5MONDE : En janvier dernier, néanmoins, Reporters sans frontières a alerté sur la situation en Tunisie. Ne s’agissait-il que d'une alerte préventive ?
Khaled Drareni : Reporters sans frontières a toujours alerté pour éviter une complication et une aggravation de la situation en Tunisie. Et RSF a été l'une des premières organisations à alerter les autorités tunisiennes depuis le coup de force de l'été dernier pour éviter d'hypothéquer tous les acquis démocratiques et en particulier ceux de la liberté de la presse, que la Tunisie a enregistrés depuis 2011.
Reporters sans frontières continue donc de se mobiliser en Tunisie pour que cet acquis de la liberté de la presse demeure intouchable.
La situation de la liberté de la presse en Algérie reste extrêmement préoccupante, que ce soit pour les médias de la presse publique ou pour les médias de la presse privée.
Khaled Drareni, représentant de RSF pour l'Afrique du Nord.
TV5MONDE : Si la Tunisie recule, son voisin algérien, lui, progresse. Il gagne douze points pour passer de la 146e à la 134e place. Vous êtes bien placé pour reconnaître que cette progression peut surprendre.
Khaled Drareni : Comme pour le recul de la Tunisie, la progression de l’Algérie s’explique par la méthodologie. Elle monte car d’autres pays descendent. Cela ne veut pas dire que la situation de la liberté de la presse s'est améliorée, bien au contraire.
En Algérie, on arrête toujours les journalistes, parfois pendant l'exercice de leurs fonctions.
On continue toujours à emprisonner les journalistes.
Au moment où je vous parle, il y a trois journalistes en prison en Algérie, dont deux toujours en attente de procès. Il y a toujours des sites internet bloqués, il y a toujours des journalistes et des correspondants étrangers sans accréditation.
Depuis plus d'une année, le code de l'Information n'a toujours pas été adopté par le gouvernement. Il est toujours renvoyé pour être retoqué.
La situation de la liberté de la presse en Algérie reste donc extrêmement préoccupante, que ce soit pour les médias de la presse publique ou pour les médias de la presse privée.
TV5MONDE : Est ce que cela veut dire que pour l'instant, il n'y a aucune perspective d'amélioration en Algérie ?
Khaled Drareni : Il y a toujours évidemment cet espoir que les autorités algériennes comprennent qu'il ne peut y avoir de cadre moderne et démocratique sans presse libre et indépendante.
Il y a encore des journalistes algériens qui ont le courage de travailler librement et de se battre malgré la situation très inquiétante.
Il reste toujours espoir en Algérie pour que la presse redevienne ce qu'elle était dans les années 90, c'est à dire une presse indépendante qui pouvait travailler malgré les pressions et malgré les difficultés politiques et économiques, mais cette année 2022 a été quasiment endeuillée par la disparition du journal Liberté qui était l’un des fleurons de la presse écrite algérienne qui disparaît après 30 ans d'existence pour des problèmes économiques mais aussi pour des problèmes politiques.
TV5MONDE : Cette disparition, toute récente, a été justifiée par des raisons économiques, par la volonté des nouveaux actionnaires du journal de mettre fin à sa publication, mais il y aurait aussi des explications politiques ?
Khaled Drareni : Les responsables du journal, évidemment, ne reconnaissent pas l'existence de pressions politiques et parlent beaucoup plus de pressions économiques. Mais tout le monde sait aussi que le journal, comme beaucoup d’autres en Algérie, subissait des pressions politiques sur sa ligne éditoriale. C’est pourtant un journal qui, malgré les pressions, a continué de fonctionner, de faire son travail de manière professionnelle, mais il en a payé le prix.
Aujourd'hui, on a peur pour les autres titres de la presse écrite en Algérie, qu'elle soit arabophone ou francophone.
Je pense donc que la situation de liberté renseigne sur le problème récurrent que vit la presse écrite aujourd'hui en Algérie : pressions politiques et, tout aussi importantes, pressions économiques.
TV5MONDE : Au Maroc, enfin, certains procès de journalistes ont défrayé la chronique ces derniers mois. Dans le royaume, la situation n'est pas très reluisante en matière de liberté de la presse... Le pays gagne néanmoins une place, passant de la 136e à la 135e position sur 179.
Khaled Drareni : La situation y est même très très préoccupante. Le Maroc fait partie des dossiers prioritaires de Reporters sans frontières. Il y a beaucoup de journalistes en prison. Il y a notamment Soulaimane Raissouni et Omar Radi qui n'ont que trop souffert, uniquement pour avoir fait leur travail de journaliste et pas du tout pour des accusations farfelues pour lesquelles ils sont enfermés (Soulaimane Raissouni a été condamné fin février à cinq ans de prison pour "agression sexuelle" et Omar Radi condamné en mars à six ans de prison dans une double affaire de "viol" et d'"espionnage", NDLR)
Je pense aussi à des confrères comme Maâti Monjib, Imad Stitou ou Ali Anouzla qui subissent le harcèlement judiciaire.
La liberté de la presse au Maroc est vraiment menacée aujourd'hui. Ça dure depuis des années. Malheureusement, on ne voit pas une issue favorable ou positive.
TV5MONDE : Les accusations que vous qualifiez de “farfelues” à l’encontre de Soulaimane Raissouni et Omar Radi permettent-elles aux autorités marocaines de contourner les accusations d'atteinte à la liberté de la presse ?
Khaled Drareni : Je dirais que c'est un point commun entre les autorités algériennes et marocaines.
En Algérie, la loi interdit d'emprisonner un journaliste, donc on trouve toujours d'autres accusations dans le code pénal pour le condamner.
Reporters sans frontières pense que cela doit cesser. Ces journalistes doivent être libérés car ils sont en prison parce qu'ils sont journalistes et pour aucune une autre raison.