Fil d'Ariane
En activité depuis 2006, la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, basée à Arusha en Tanzanie, découle du Protocole de Ouagadougou de 1998. Avec la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), la Cour a pour mission de protéger les droits humains. Elle peut être saisie par la Commission, un Etat africain ou une organisation intergouvernementale africaine.
Dès son ébauche, des Etats africains ont refusé que les citoyens puissent la saisir directement. Finalement, le protocole relatif à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples portant création de la Cour est adopté après trois sommets et conditionne la saisine par les citoyens et ONG à une déclaration de compétence spéciale et facultative à faire par tout Etat participant au Protocole.
Sur les 55 Etats membres de l’Union Africaine, 30 ont ratifié le protocole, 10 ont réalisé une déclaration de compétence, mais 4 ont décidé de retirer leur déclaration.
Entretien avec le docteur Arsène Nene Bi, enseignant-chercheur en droit public et président de Actions pour la Protection des Droits de l’Homme (APDH) en Côte d’Ivoire, ONG ayant statut d’observateur à la CADHP.
TV5MONDE : Selon plusieurs ONG ivoiriennes des droits humains dont "Actions pour la Protection des Droits de l’Homme (APDH)" que vous présidez, le retrait de la Côte d’Ivoire de sa déclaration de compétence de la Cour africaine est une décision légale mais illégitime, qu’est ce que cela signifie ?
Dr Arsène Nene Bi : Reconnaître aux Ivoiriens et aux ONG le droit de saisir la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples depuis 2013 puis le retirer aujourd’hui, c’est un recul dont la Côte d’Ivoire n’a pas besoin.
Cette décision du gouvernement ivoirien annoncée le 29 avril est disproportionnée car la Côte d’Ivoire se fonde sur une seule affaire en cours à la Cour africaine pour priver l’ensemble des citoyens de ce droit de saisine. Dans cette affaire opposant l’ex-Premier ministre en exil Guillaume Soro et ses proches contre l’Etat ivoirien, la Cour n’a pris que des mesures provisoires (Le 22 avril, elle demande à la Côte d’Ivoire de lever le mandat d’arrêt contre Soro et de libérer ses 19 proches en mandat de dépôt, ndlr).
Rien ne préjuge que la décision finale sur le fond aille dans un sens ou un autre. L’Etat ivoirien aurait pu attendre, d’autant plus que ces mesures provisoires doivent être exécutées par la Côte d’Ivoire, en principe.
A (re)lire : Affaire Guillaume Soro : la Côte d'Ivoire ne pardonne pas à la Cour Africaine son indépendance
En principe, ce retrait de déclaration de la Côte d’Ivoire doit prendre effet dans un an, est-ce que cela est acquis ou contesté ?
Il y a trois précédents : d’abord le Rwanda, puis la Tanzanie et tout récemment le Bénin, une semaine avant la Côte d’Ivoire. En 2016, le Rwanda avait demandé un effet immédiat de son retrait, mais la Cour Africaine avait déclaré qu’il fallait un délai d’un an. Le Rwanda a refusé. Il n’a plus donné suite à la procédure et a demandé à la Cour Africaine de cesser de communiquer avec lui.
Au final, l’Union africaine n’a pas été capable de prendre de sanctions. A l’époque, le président rwandais Paul Kagamé en était le vice-président, et il a pris la présidence de l’organisation panafricaine deux ans plus tard.
Qu’est-ce qui a provoqué le retrait de ces Etats africains ?
Ces Etats accordent plus d’importance à leur souveraineté qu’aux droits humains. Pour la Côte d’Ivoire, le gouvernement avance que ce n’est pas une décision politique, mais avant tout un droit. Il reproche aussi à la Cour Africaine de "porter atteinte à la souveraineté de l’État" ou encore d’instaurer "une véritable insécurité juridique".
Dans le cas du Bénin, la Cour Africaine demande la suspension des élections communales prévues le 17 mai 2020 à la suite de la plainte de l’opposant Sébastien Ajavon sur l’impossibilité de son parti de présenter des candidats.
Pour le Rwanda, c’est le processus de révision de la Constitution qui a permis au président Kagamé de briguer un 3e mandat qui a été contesté devant la Cour Africaine.
La Tanzanie, où se trouve le siège de la Cour Africaine, est l’Etat le plus visé par les décisions de la Cour Africaine. Les autorités du pays dénoncent un « tsunami judiciaire ».
Ces différentes motivations montrent que ces Etats retirent leur déclaration de compétence de la Cour Africaine par défiance et en guise de représailles.
La Cour Africaine risque-t-elle de perdre de sa crédibilité ?
C’est déjà le cas. Des Etats lui reprochent de sortir de son domaine de compétence. Malgré le délai d’un an avant l’entrée en vigueur du retrait, il sera très difficile pour la Cour Africaine de faire respecter ses décisions par le Bénin et la Côte d’Ivoire qui pourraient suivre l’exemple du Rwanda. Même si cela est regrettable et ne grandit pas notre système, ces retraits remettent en cause la capacité de la Cour Africaine dont la crédibilité est engagée.
Faut-il réformer la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ?
Oui, car il y a une crise. Il faut analyser à froid pour repenser le système africain des droits humains qui contient des incongruités.
Par exemple, la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement africains qui est censée veiller à l’application des décisions de la Cour Africaine comprend tous les pays membres de l’Union africaine, y compris ceux qui ne la reconnaissent pas. La prise de sanctions est dévolue aux Etats qui sont pourtant les auteurs de violations.
Tout Etat membre de l’Union africaine devrait reconnaître la Cour Africaine et le Protocole de Ouagadougou l’instituant.
Puisque l’individu est au centre des droits humains, il faut faciliter la saisine de la Cour africaine et retirer sa clause facultative. Pour moi, un débat sur le rôle de la Cour Africaine doit intervenir assez rapidement entre la Cour, l’Union africaine, les Etats et les sociétés civiles africaines.