Cambridge Analytica, l'entreprise américaine spécialisée en influence électorale qui se vante d'avoir fait élire Donald Trump, a été payée par le président Kenyatta pour lui faire gagner l'élection de 2017. Ce scrutin a-t-il été "manipulé" et avec quelles méthodes ?
L'entreprise d'influence électorale numérique Cambridge Analytica fait encore parler d'elle. Après avoir influencé le vote Brexit ainsi que celui de l'élection américaine (lire notre article : "
Victoire du Brexit et de Trump : la démocratie sous influence des Big data ?"), la firme a été payée 6 millions de dollars (selon l'ONG privacy international) par le président sortant Kennyata, pour lui faire gagner l'élection du 8 août 2017. Ce qui a été réussi dans l'absolu,
mais reste à réitérer, puisque la Cour suprême vient d'invalider cette élection en raison de nombreuses irrégularités. Une nouvelle élection aura lieu sous deux mois.
Steve Bannon, ex chef de campagne et ex-conseiller spécial de Donald Trump est toujours vice-président de Cambridge Analytica (CA), cette entreprise qui donne à "ingurgiter" des milliards de données personnelles des électeurs à des intelligences artificielles et ainsi caculer comment faire basculer leur vote. Les technologies américaines d'influence et de propagande sont-elles en action — et avec quelles capacités — dans l'un des pays africains le plus connecté d'Afrique, le Kenya ?
Le Kenya de Raila Odinga en 2020 : trailer de série américaine apocalyptique
Cambridge Analytica était déjà aux manœuvres lors de l'élection de 2013 remportée par le président Uhuru Kenyatta… et perdue par son opposant Raila Odinga. Le phénomène des "fake news", s'il est présent au Kenya depuis longtemps, a pris des proportions inédites cette année, dans la même mesure qu'aux Etats-Unis en 2016. Un flot de publications mensongères ou tronquées a été déversé sur les réseaux sociaux kényans, le plus souvent habillées de manière très professionnelles et conçues d'une manière parfaitement journalistique, en apparence. Cette méthode a été dénoncée lors de la campagne élecorale américaine par le camp démocrate, avec une publication pointée du doigt en particulier : Breitbart News, le site que dirigeait Steve Bannon, le vice président de Cambridge Analytica et chef de campagne de Donald Trump.
Au Kenya, une vidéo a eu une influence importante au cours de la campagne électorale entre Uhuru Kenyatta et Raila Odinga : "Raila's Kenya 2020" (Le Kenya de Raila en 2020). Ce petit film de 1'28 minutes est un monument de propagande excessivement efficace et perturbant. Le principe est celui d'une bande annonce de série américaine de type apocalyptique, en noir et blanc, avec musique inquiétante, et vision future d'un pays en ruine, isolé, rempli de mendiants et de groupes violents, sans eau potable, avec un président dictateur à vie — Raila, l'opposant de Kenyatta — qui aurait aboli la constitution et dissous le Parlement. Tout ça en 3 ans, puisque le principe de ce clip est de montrer le futur, comme s'il était réel. Cette vidéo a été massivement visionnée par les Kenyans — souvent sur leurs téléphones mobiles — et a frappé les esprits :
La chaîne Al Jazeera a contacté l'entreprise américaine Cambridge Analytica (CA) pour savoir si elle était à l'origine de cette vidéo, celle-ci a refusé de préciser les services qu'elle a prodigué au candidat Kenyatta.
Pas de législation sur les données personnelles
Le Kenya ne comporte pas de législation sur la protection des données personnelles. Une entreprise comme Cambridge Analytica, spécialisée dans le traitement des très grandes quantités de données personnelles — les Big data ou mégadonnées — peut donc aspirer autant d'informations qu'elle le souhaite sur les citoyens kenyans, du moment qu'elles existent au format numérique. Facebook, Twitter, métadonnées de connexion, statistiques gouvernementales, commentaires sur site, données de géolocalisation, recherches sur les moteurs : la liste des informations personnelles d'internautes qu'une entreprise comme CA peut aspirer est immense. Certaines données sont parfois acquises de manière illégale, comme
l'affaire des données de 198 millions d'Américains stockées sur le "Cloud" Amazon l'a démontrée. Quels types, quelle quantité de données CA a-t-elle utilisées pour influencer la campagne en faveur du candidat-président kényan ?
Les enquêtes menées sur les techniques et technologies utilisées par CA (et d'autres entreprises équivalentes) à des fins d'influence électorales laissent penser qu'une campagne ciblée sur les réseaux sociaux kenyans a eu lieu durant des mois, basée à la fois sur le relais de sites "d'informations fabriquées" — assimilables à des fake news — couplée à de l'optimisation de partages de contenus par "profilage intelligent", le tout appuyé par des campagnes d'influence personnalisée.
En résumé : des logiciels d'intelligence artificielle ont analysé les opinions, réactions, échanges, achats, relations, votes, recherches, de millions de Kenyans en âge de participer à l'élection afin de générer des tendances, actions à mener, via des rapports, cartes et autres statistiques pour affiner les interactions les plus intéressantes devant inciter chaque internaute à voter plutôt Kennyatta qu'Odinga. Ou
à minima à ne pas voter Odinga. Le ciblage a pu se faire par des mails personnalisés, des coups de téléphone adaptés au profil de chaque électeur potentiel. Le tout a été "dynamisé" par une campagne de dénigrement très élaborée du candidat Odinga, comme lors de la campagne de Donald Trump contre Hillary Clinton. Le film de propagande et d'anticipation "Raila's Kenya 2020" en est une démonstration évidente.
Tricherie informatique… en plus ?
La question de la fiabilité des scrutins a déjà été mise en cause au Kenya en 2013 lorsque le système informatique de décomptage était tombé en panne en plein dépouillement : la Commission électorale avait dû recompter les voix manuellement. Odinga avait contesté la validité de l'élection en justice, une contestation rejetée par la Cour suprême à l'époque. Les résultats de l'élection du 8 août ont encore une fois été contestés par Raila Odinga, déclaré perdant. Celui-ci affirmait que la base de données aurait été piratée grâce aux accès du directeur du pôle technique de la
Commission électorale indépendante, Chris Msando, assassiné peu de temps auparavant. La Commission n'a pas reconnu le piratage, mais les irrégularités de transmissions des procès-verbaux des bureaux de vote ont semé le doute. Des lignes mobiles spécialisées et sécurisées sont utilisées pour ces transmissions, et comme elles sont très lentes dans un quart des bureaux de vote du Kenya, pour gagner du temps, ce sont des photos de procès-verbaux qui ont été mises en ligne !
Le vote électronique au Kenya est basé depuis 2013 sur des tablettes tactiles de reconnaissance biométrique (photo du visage et empreintes digitales) vendues par une entreprise française, Safran. La sécurisation des liaisons, des serveurs, bases de données aurait été assurées par trois entreprises américaines : IBM, Oracle et Dell selon la Commission électorale qui n'a pas voulu spécifier leurs différentes attibutions techniques. Malgré ces gages de compétences technologiques, les problèmes ont été trop nombreux pour permettre la validation du scrutin. Il semble par exemple, selon la presse kényane, qu'un million de personnes décédées n'aient pas été retirées des registres électoraux, tandis qu'une augmentation de 36%, du corps électoral a eu lieu entre 2013 et 2017, soit… 5 millions de personnes.
La fraude informatique n'a pas pu être établie, Cambridge Analytica n'a jamais été mise en cause à ce niveau là de l'élection, mais de nombreuses questions restent en suspens. Comment une entreprise spécialisée dans l'influence numérique, les opération de "persuasion de masse", dont Steve Bannon est l'un des dirigeants, qui a déjà participé à deux campagnes victorieuses (Brexit, Trump) dont celle du président américain — qui est le pire exemple connu d'influence et de manipulation par Internet, peut-elle ne pas être soupçonnée de "manipuler" le résultat final de l'élection kenyane ? Que ce soit "seulement" par des procédés d'influences optimisés par des intelligences artificielles, des montages informationnels de type "fake news" et même sans pirater directement le résultat des urnes, une réalité très désagréable voit le jour : les démocraties connectées semblent "manipulées", leurs populations de moins en moins autonomes dans leurs choix électoraux.
Propagande et influence numérique sont désormais un enjeu central dans les démocraties. Le sujet devrait être abordé et une régulation appliquée — ce que des spécialistes de plus en plus inquiet et nombreux tentent de faire comprendre — sans quoi il est probable que ce soit un simulacre de démocratie qui finisse par tout recouvrir. Ce que l'élection kényane vient en partie de démontrer ?