Fil d'Ariane
Chantre de l'indépendance polonaise et "roi de Madagascar" la figure romanesque du comte Maurice Beniowski fascine toujours autant plus de deux siècles après sa mort. Ils sont nombreux à se rendre dans un petit village du nord-est de la Grande Ile et tenter de retrouver sa tombe. Reportage d'Antoine Flandrin.
Vue du Cap Est depuis le phare d’Ambodirafia.
Ambodirafia, un village côtier isolé, au nord-est de Madagascar. En cette chaude après-midi, des enfants arborant des maillots du PSG jouent au football dans la rue principale en terre rouge incrustée de coquillages blancs, tandis que résonne le rythme effréné du salegy, une musique typique de la région. Rien n’indique que c’est ici que le comte Maurice Beniowski, aventurier polono-hongrois proclamé roi de Madagascar, a établi, il y a près de 250 ans, « Mauritania », complexe miltaro-commercial constitué d’une forteresse et d’un entrepôt de marchandises.
La légende dit qu’il a été tué par les troupes françaises avant la colonisation et enterré par ses fidèles, en mai 1786, dans son fort, au sommet de la colline des manguiers, à la sortie du village. À la force des mollets, l’on gravit cette butte dominant la forêt tropicale, d’où l’on peut observer Angontsy, magnifique baie de l’océan Indien où les villageois pêchent langoustes et calamars près des épaves. Là-haut, nulle trace d’une forteresse militaire ; nulle trace de tombeau.
Seule une stèle érigée en l’honneur de cet aventurier se dresse au-dessus d’un trou de dix mètres de profondeur où les hommes ont creusé inlassablement. Que cherchent-ils ? Les uns pensent qu’ici reposent les ossements du comte ; les autres sont convaincus qu’il y a enfoui un trésor.
Frédéric Paulin, guide malgache âgé de 51 ans, accompagne chaque année en haut de cette colline, admirateurs et mémorialistes de l’aventurier. « Des Slovaques, des Hongrois et des Polonais. Certains viennent juste pour lui rendre hommage. D'autres sont déterminés à retrouver ses reliques », précise le guide. Il n’est pas près d’oublier cette fouille frénétique conduite par le Slovaque Vladimir Dudlak, qui se présente comme le descendant de la huitième génération de Maurice Beniowski. « Pendant une semaine, son équipe a ratissé le secteur avec des détecteurs de métaux. Ils ont cherché son collier de l’ordre du Saint-Esprit et son sabre, deux reliques, qui, pensait-il, le mettraient sur la piste des ossements, mais ils n’ont rien trouvé », raconte-t-il.
Le phare d’Ambodirafia, construit en 1905, rénové en 2006.
Ces dernières années, les recherches se sont également concentrées autour du phare construit sur la colline voisine par les Français pendant la colonisation, en 1905. Son gardien, Luciano, confie sans peine que cette quête le dépasse. « Il y en a qui racontent que Beniowski a été enterré avec un trésor de pirates aux côtés de la reine Ranavolona, qui a vécu un siècle après lui. C'est n'importe quoi ! ».
Si tous les villageois ont entendu parler de Maurice Beniowski, cette agitation autour de sa tombe les laisse de marbre, d'autant plus que cet héritage est au coeur d’une compétition mémorielle qui leur échappe : combattant de la cause polonaise, né dans le royaume de Hongrie, dans une région située aujourd'hui enSlovaquie, Benioswski fait figure de héros national dans trois pays d'Europe de l’Est depuis la chute du Mur de Berlin.
L’historien Arnaud Léonard à côté de la stèle dédiée à Maurice Beniowski, au sommet de la colline des manguiers à Ambodirafia.
Le médecin hongrois Zsolt Cseke est le premier à retrouver la colline des manguiers. Il y érige une colonne commémorative aux couleurs de la Hongrie (rouge, blanc, vert) en 1995. Mais, la stèle n’est pas du goût de Vladimir Pekarcik qui, en janvier 2010, fixe dessus une plaque en slovaque. Deux mois plus tard, Cseke revient sur place pour détacher l’écriteau. Peine perdue : en mai 2010, c’est au tour du Polonais Jerzy Romejko d’apposer sur le monument une plaque en six langues. Lors de son passage en août 2022, Albert Zieba, président de l’association Polka, récupère la plaque polonaise, afin de s’assurer qu’elle ne soit pas volée. « Venir à Ambodirafia est pour chacun de ces groupes mémoriels l’occasion de ramener un peu plus Beniowski à soi. Pour eux, marcher sur ses traces, c’est aussi s’approprier un morceau de son aventure », décrypte l’historien Arnaud Léonard, spécialiste de Madagascar.
Pour rallier Ambodirafia, il faut trois jours depuis l’Europe : au moins onze heures d’avion, quinze heures de taxi-brousse, quatre heures de moto-taxi, et pour finir, traverser deux estuaires en bac. Un périple que l’écrivain français Jean-Christophe Rufin, auteur d’un roman sur Beniowski (Le Tour du monde du roi de Zibeline, Gallimard, 2017), a entrepris en 4X4, en 2017. Accompagné par Jean-Hervé Fraslin, représentant des Français à Madagascar, et Bernd Zschocke, un chirurgien allemand fin connaisseur de la région, l’académicien tenait à voir l’endroit où la mémoire de cet aventurier demeure la plus vive et la plus disputée. « Son aventure, quoique connue dans le détail, réserve encore des zones d’ombre. Il est resté énigmatique dans sa personnalité même. Au fond, il nous a livré une enveloppe, mais libre à chacun d’y glisser ce qu’il veut », affirme l’écrivain, pour qui Beniowski fut un humaniste et un champion de la liberté.
Pour les villageois, les retombées sont toutefois maigres. Rita, gérante de la Résidence du Cap, a beau avoir rénové ses bungalows sous les cocotiers au bord de la plage, les visiteurs se font rares. « Les expéditions durent une semaine. Il y a en une ou deux par an. C'est bien peu pour trois petits hôtels qui ne se font pas de cadeaux », explique l’hôtelière, qui se plaint de voir la pancarte de son établissement disparaître à chaque fois qu’elle la remet à l’entrée du village.
Ambodirafia, la rue principale bordée de gargottes est incrustée de coquillages blancs.
Régulièrement impactés par les cyclones, les quelques centaines d’habitants d’Ambodirafia vivent principalement de la vanille, qui traverse une grave crise alors que le pays est de loin le premier producteur mondial : le kilo, qui se vendait à 235 euros sur le marché international au début de l’année, se négocie aujourd’hui autour de 30 euros à Antahala, à 50 km. Aucun axe routier ne relie Ambodirafia à cette ville de 35 000 habitants. Le trajet à moto sur des pistes défoncées peut prendre jusqu’à cinq heures. Une situation dramatique qui explique pourquoi les villageois se sont joints à la chasse au trésor. « Quand ils ont vu les Européens monter à la colline avec les détecteurs de métaux, ils se sont dits qu’il y avait de l’or. Ils ont alors creusé sans relâche », relate Frédéric Paulin.
Après des années de fouilles infructueuses, ils ont fini par se lasser. Le site est toutefois surveillé de près et des dizaines de branches pointues ont été placées au fond du trou afin de dissuader les intrus de reprendre les recherches. Désormais, les villageois pensent que le trésor de Beniowski se trouve à Nosy Angonsty, petite île corallienne au large de la baie d’Angontsy. Le mystère autour de son tombeau n’est pas près d’être levé.
Reportage réalisé à Ambodirafia avec l’historien Arnaud Léonard, spécialiste de Madagascar. Professeur agrégé d’histoire, formateur dans les lycées français de la zone Asie-Pacifique, il est l’auteur de travaux historiques et de découvertes archéologiques sur Maurice Beniowski. Il a également été consultant historique pour le documentaire Notre Maurice Beniowski, diffusé sur la première chaîne polonaise TVP1, le 8 novembre (sous-titré en français).
Le comte Maurice Beniowski, de la Hongrie à Madagascar, un itinéraire hors du commun
Né en 1741 à Vrbové au nord du royaume de Hongrie (aujourd’hui en Slovaquie), le comte Maurice Beniowski est élevé par un précepteur français qui l’initie aux idées des Lumières. Chantre de l’indépendance polonaise, il participe à la guerre contre la Russie en 1768. Fait prisonnier par le Tsar, il est déporté aux confins de la Sibérie orientale, d’où il parvient à s’évader avec 95 hommes. Après avoir dérobé un navire, Beniowski et son équipage mettent le cap sur le Japon, puis sur Macao, avant de s’embarquer pour Madagascar en 1773.
Le comte Maurice Beniowski sur gravue contemporaine de sa vie.
La Grande Île est alors divisée en une multitude de royaumes. Les compagnies de commerce hollandaises, anglaises et françaises, profitent de cette division pour y développer la traite des esclaves. Le pays étant riche en zébus, en riz et en bois, Beniowski entrevoit les profits que cette terre peu explorée pourrait lui rapporter.
Il met alors les voiles vers la France où il convainc la cour de Louis XV de stimuler les échanges commerciaux avec cette île. Nommé représentant du roi, il repart à Madagascar avec 250 volontaires. S’il fait parler la poudre pour soumettre les chefs locaux et stimuler le commerce sur la côte orientale, il se détourne ensuite de sa mission initiale pour se concentrer sur l’édification d’une cité idéale à Valambahoaka, dans le nord-est de la Grande Île. « Avec ses hommes, Beniowski y construit un fort, fonde un hôpital, renonce à la traite et projette un embryon d’Etat indépendant », précise l’historien Arnaud Léonard, spécialiste de Madagascar.
Alors que les chefs tribaux de la région le proclament Ampansakabé, autrement dit roi de Madagascar, les autorités françaises s’inquiètent de ses visées
personnelles. Dépêché sur place pour enquêter sur la fameuse cité, l’inspecteur Jean-François de La Pérouse (1741-1788) remet au ministre de la Marine un rapport accablant qui contraint Beniowski à regagner Versailles pour convaincre Louis XVI de soutenir son entreprise. Tombé en disgrâce, le comte polono-hongrois est éloigné de la cour.
Pendant neuf ans, il fait le tour des cours européennes, mais aucun prince ne se rallie à son projet malgache. Las, il gagne Baltimore aux Etats-Unis en 1784 où il trouve enfin les fonds pour monter une seconde expédition. C’est ainsi que Beniowski revient sur la pointe des pieds à Madagascar. Considéré comme un hors-la-loi, il renonce à regagner sa cité idéale, préférant s’établir, en février 1786, à Ambodirafia, connu pour être le cap est de Madagascar.
Dès 1776, Beniowski y a fait aménager « Mauritania », un complexe miltaro-commercial constitué d’un entrepôt de marchandises en bord de rade et d’une forteresse au sommet de la colline des manguiers. Craignant qu’il restaure son pouvoir dans la région, les autorités françaises de l’île Bourbon (Réunion) et de l’île de France (Maurice) confient au capitaine Larcher et à ses 200 hommes la mission de le capturer mort ou vif.
Posté dans son fort en haut de la colline des manguiers, le comte les attend canon à la main. Cerné, il refuse de se rendre. Une balle française lui transperce la poitrine. Il meurt le 18 mai 1786, à l’âge de 39 ans