La revue Afrique contemporaine accusée de censure : la fronde des chercheurs

La revue Afrique contemporaine a-t-elle censuré un dossier trop critique sur le Mali ? Oui, répondent les chercheurs qui ont signé les textes incriminés. La direction s'en défend mais la question de l'indépendance de cette publication éditée par l'Agence française de développement est posée.
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La revue Afrique contemporaine est née en 1962. Depuis 2003, elle dépend de l'Agence française de développement (AFD)
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"L'indépendance des chercheurs n'est pas négociable". Ils sont plus d'une centaine à signer la tribune parue mercredi 27 mars dans le quotidien français Le Monde. Anthropologues, politologues ou géographes, tous réagissent à ce qu'ils qualifient de "tribulations de la revue Afrique contemporaine" et défendent "la liberté d'expression académique sur des sujets sensibles".

Point de départ de la polémique : la décision de la revue Afrique contemporaine de suspendre la publication d'un dossier sur le Mali. Ce dossier est le fruit d'un long travail mené depuis septembre 2016. Au sommaire, une série d'articles, d'analyses, d'enquêtes, signés par des acteurs ou des chercheurs, parfaits connaisseurs des déchirements et des violences qui empoisonnent le Mali. Le dossier est dirigé par l'universitaire canadien Bruno Charbonneau, lui-même auteur d'un article intitulé "Faire la paix au Mali : les limites de l'acharnement contre-terroriste" (publié ce mercredi sur le site du Monde Afrique). Dans l'introduction, Bruno Charbonneau présente ainsi la tonalité du dossier : les conclusions sont "peu optimistes sur l’avenir à court et moyen termes du Mali, pour ne pas dire pessimistes", même si, écrit-il "le moment de basculement, ou point de non-retour, n’a pas encore été atteint".

Des perspectives sombres pour un pays où la France est engagée depuis six ans à travers les opérations Serval puis Barkhane : pour l'Agence française de développement, qui publie la revue, c'en est trop. Pas question de publier le dossier en l'état. Cités par Le Monde, des agents de l'AFD évoquent "des papiers pas vraiment bons", voire des passages "diffamatoires". Le directeur de la rédaction de la revue, Thomas Melonio explique avoir demandé de nouveaux articles pour "aboutir au dossier le plus exhaustif et équilibré possible" et rejette l'idée de censure.

Déplaire aux politiques

Car cette accusation de censure est bien au centre de la polémique qui secoue la revue Afrique contemporaine aujourd'hui. Le mot est prononcé le 22 mars dans une série de tweets signés Bruno Charbonneau.

Derrière cette supposée censure se pose la question du statut d'Afrique contemporaine. La revue, fondée en 1962, est éditée depuis 16 ans par l'Agence française de développement, le bras armé de l'aide française au développement. Au fil des ans, malgré des moyens limités, Afrique contemporaine est devenue une publication scientifique sérieuse et respectée, dont les articles font l'objet d'une validation rigoureuse. Le dossier consacré au Mali n'a pas dérogé à la règle, comme le rappelait le lundi 25 mars le chercheur Marc Antoine Pérouse de Montclos
Ce spécialiste reconnu du Nigeria, rédacteur en chef de la revue en a claqué la porte : "Nous, scientifiques, disait-il le 25 mars sur RFI, on arrive parfois à des conclusions, des analyses qui déplaisent aux politiques. Si on doit à chaque fois plaire aux politiques, on n'est plus dans le cas d’une revue scientifique".

Des soldats de la force Barkhane au Mali
Des soldats français de la force Barkhane au Mali.
© TV5MONDE / Julien Muntzer

Sourds à la critique

Censure, pressions... Dans leur tribune évoquée plus haut, les chercheurs interrogent "la capacité des décideurs politiques à entendre une analyse critique sur les engagements militaires de la France et de la communauté internationale". 
A leurs yeux, deux personnalités incarnent ces politiques sourds à la critique. Thomas Melonio, tout d'abord. Aujourd'hui directeur de la rédaction, cet économiste de l'AFD était de 2012 à 2017 l'un des responsables Afrique à l'Elysée, l'un de ceux qui murmuraient à l'oreille du président François Hollande sur les sujets africains, notamment lors de l'intervention française au Mali en 2013. A l'élection d'Emmanuel Macron, Thomas Melonio retourne à l'AFD, à la tête du département "Innovation, recherche et savoirs". C'est à ce titre qu'il prend la fonction de directeur de la rédaction d'Afrique contemporaine. Rémy Rioux est, pour sa part, le grand patron de l'AFD. Le très influent Directeur général de l'agence, est un proche du chef de l'Etat qui a mis l'Agence française de développement au centre de sa politique africaine.

Dans ce contexte, des chercheurs légitimement attachés à leur indépendance peuvent-ils espérer publier librement dans Afrique contemporaine ? Pour Bruno Charbonneau, la réponse est définitivement non. "La revue Afrique contemporaine est morte", selon lui. Marc-Antoine Pérouse de Montclos a lui aussi tourné la page et propose aujourd'hui de lancer une "nouvelle revue de sciences sociales pour l'Afrique" : "un tel projet coûterait plusieurs centaines de milliers d'euros par an", écrit-il avant de conclure : "N'y a-t-il personne en France pour l'accompagner ?"