Point par point, la nouvelle Constitution a été âprement négociée pendant deux ans au fil de débats houleux, puis de trois semaines de séances plénières quasi ininterrompues. Résultat : un vaste compromis tissé pour éviter toute dérive autoritaire après un demi-siècle de dictature, sous Habib Bourguiba, puis sous Zine El Abidine Ben Ali, renversé par la révolution de janvier 2011.
De fait, que la nouvelle Constitution tunisienne révèle de réelles avancées démocratiques par rapport à celle de 1959, mais aussi par rapport aux lois fondamentales des autres pays arabo-musulmans.
Le dos tourné à la charia
"L'Etat est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance et le libre exercice du culte," stipule l'article 6. Moyennant une concession aux islamistes représentés par le parti Ennahda, issu des Frères musulmans - "l'Etat est le protecteur du sacré" - le texte tourne définitivement le dos à la loi islamique - une première dans le monde arabe. La Tunisie est un "Etat civil" comme le précise déjà le préambule de la Constitution.
Citoyens, citoyennes
Au chapitre des droits et libertés, l'article 45 confirme l'égalité entre l'homme et la femme, "égaux devant la loi sans discrimination". C'est la première fois qu'un pays arabe et musulman inscrit dans sa loi fondamentale qu'hommes et femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Bien que limitée à la citoyenneté, cette disposition est une avancée majeure qui aura sans doute un réel impact sur le monde arabe ; elle est considérée comme « une victoire » par l'association tunisienne des femmes démocrates. Le même article dispose que "L'Etat garantit les droits acquis des femmes et travaille à les soutenir et les développer (...), qu'il garantit l'égalité des chances entre les femmes et les hommes (...) et qu'il prend les mesures nécessaires pour éliminer les violences faites aux femmes".
La torture, un "crime imprescriptible"
Les "libertés d'opinion, de pensée, d'expression, d'information et d'édition sont garanties", tout comme le droit syndical et le droit de grève, ou bien encore "l'inviolabilité des logements, la confidentialité des correspondances, des communications et des données personnelles," énonce l'article 30. La torture "morale et physique", qualifiée de "crime imprescriptible", est proscrite. Il est interdit de déchoir de sa nationalité un citoyen, de l'exiler, de l'extrader ou de l'empêcher de retourner dans son pays comme cela a été le cas dans le passé.
Un exécutif bicéphale
Les prérogatives du futur chef de l'Etat font partie d'un des compromis trouvés en juin, un sujet clé après cinq décennies de dictature. Le parti islamiste au pouvoir Ennahda, qui voulait les réduire au maximum, a finalement accepté que le Premier ministre et le président partagent le pouvoir exécutif. Selon les articles 91, 92 et 93 de la nouvelle loi fondamentale, le chef de l'Etat est élu au suffrage universel ; il pourra notamment imposer un vote de confiance au gouvernement, mais devra démissionner si son initiative échoue à deux reprises. Le président dispose aussi d'un droit limité de dissolution du Parlement.
Comme dans tout compromis, la côte est parfois mal taillée et certaines dispositions restent ambiguës. L'article 21, par exemple, qui portent sur le "droit à la vie", mais entérine la peine de mort - le droit à la vie est "sacré", mais il peut lui être porté atteinte "dans les cas extrêmes fixés par la loi". A l'inverse, la sacralité de ce "droit à la vie" pourrait aussi être invoquée contre le droit à l’avortement, reconnu aux Tunisiennes depuis 1973. En réalité, quatre décennies plus tard, il semble désormais d'autant plus "acquis", qu'il est protégé par l’article 45 : "il ne pourra être porté atteinte aux droits acquis des femmes".
L'
article 38 ancre l’identité arabo-musulmane et la promotion de la langue arabe dans l'éducation. Pour la
chercheuse tuniso-allemande Khadija Wöhler-Khalfallah, il "
boudine la sphère du savoir dans un corsage beaucoup trop restreint, en s’obstinant à se focaliser exclusivement sur les connaissances du monde arabo-islamique."
Cette Constitution a été adoptée dans un contexte tendu, juste après la
difficile formation du nouveau gouvernement, dans la nuit du 26 au 27 janvier, nouvel épisode de la crise politique déclenchée en juillet 2013 par l'
assassinat du député d'opposition Mohamed Brahmi et celui d'un autre opposant,
l'avocat et homme politique Chokri Belaïd, six mois plus tôt. Un nouveau gouvernement composé d'hommes et de femmes, hauts fonctionnaires, magistrats ou issus du privé, sans étiquette politique, mais résolument en rupture avec les islamistes d'Ennahda.