Fil d'Ariane
La nouvelle est tombée. Le gouvernement du Premier ministre Tunisien Hichem Mechichi va envoyer une délégation en fin de semaine à Washington pour discuter avec le Fonds monétaire international d'une nouvelle aide financière.
En avril 2020 le FMI avait déjà débloqué 745 millions d'euros pour aider le pays, en contrepartie de mesures destinées à rétablir la stabilité politique et économique. Mais l'incapacité du pays à former un gouvernement solide bloque la mise en place des réformes voulues par le FMI. Le pays connaît une grave récession : son PIB a reculé de 6,1% en 2020. Son taux de chômage dépasse les 17%.
Jamil Sayah est professeur de droit public à l'université Grenoble Alpes. Il a publié trois livres sur la révolution tunisienne publiés chez l'Harmattan. Entretien.
TV5Monde : La Tunisie traverse une sévère crise économique sociale et politique, est-ce la pandémie qui l'a frappé plus durement que d'autres pays ?
Jamil Sayah : Non, cela fait depuis 2011 que le pays est en proie à une crise institutionnelle grave. Tellement grave qu’elle a abouti à une crise générale : économique, sociale et aujourd’hui sanitaire.
Jusqu'à la première vague du Covid, la Tunisie avait encore un gouvernement et a pu se maintenir à flots. Mais depuis la chute de celui-ci à l'été 2020, la situation politique a pris le dessus sur tout le reste. Les dirigeants du pays ne parviennent pas à installer un gouvernement stable. Et le pays est donc dirigé par trois têtes qui refusent de collaborer : le président de la République (ndrl : Kaïs Saïed) d’un côté, et le premier ministre (ndlr : Hichem Mechichi) et le président de l’assemblée (ndlr : Rached Ghannouchi), à majorité islamiste , de l’autre (ndlr: Ennahda est le parti islamiste, majoritaire à l'Assemblée, le président de la République n'en fait pas partie).
Tous sont obnubilés par leurs propres intérêts, oubliant que le pays vit une crise sanitaire grave. Le président est totalement hors sol. Pas une fois il ne s’est adressé aux Tunisiens sur la pandémie, lorsqu’il prend la parole c’est pour parler de guerre ou de complots. C’est une gouvernance complètement déconnectée du pays.
De plus le président de la République a refusé de valider le dernier remaniement ministériel. Les ministères sont donc dirigés par les ministres de l'ancien gouvernement, légalement suspendus, mais maintenus à leur poste pour gérer administrativement le pays. Inutile de préciser qu'ils n'ont aucune vision ni projet politique de long terme.
TV5 Monde : La gouvernance du pays est véritablement bloquée, mais qui gère la crise sanitaire ?
Jamil Sayah : Les Tunisiens, sans boussole politique, s’autogèrent et affrontent la pandémie seuls. Il n’y a pas de programme de vaccination, pas de prévention, les tests et les masques sont payants. On aurait pu croire que la Tunisie, un grand pays de confection, mettrait en place une stratégie pour amener les confectionneurs à fabriquer des masques, mais tout ce qui a été mis en place pendant la première vague pour encourager la production a été abandonné par la suite. De même, faute de moyens, la Tunisie est restée totalement dépendante du système Covax (ndlr : initative ayant pour but d'assurer un accès équitable à la vaccination contre le Covid-19), de l’OMS, et de la générosité de certains autres pays pour se procurer des vaccins.
Les Tunisiens, sans boussole politique, s’autogèrent et affrontent la pandémie seuls.
Jamil Sayah, spécialite de la Tunisie contemporaine
Sur la situation économique plus spécifiquement, cela fait depuis la révolution de 2011 que le tourisme et la confection, deux piliers de l’économie tunisienne sont en crise. Ils avaient commencé à remonter tout doucement mais le Covid a tout plombé. Le tourisme endetté à 60%. Car beaucoup d’hôteliers ont construit leurs hôtels grâce à des prêts garantis par l’état, lui-même en faillite. Et comme ces deux secteurs emploient énormément, le chômage a grandement augmenté (ndlr : le tourisme emploie directement ou indirectement 400 000 personnes, la population tunisienne représente 11,6 millions de personnes). Il n’y a que l’agriculture qui fonctionne encore bien, et heureusement pour les Tunisiens, sur leurs marchés, on trouve de tout !
TV5 Monde : Une aide financière du FMI pourrait-elle améliorer cette situation ?
Jamil Sayah : L’état Tunisien est en faillite (ndrl : sa dette publique représente 87,2% de son PIB) . Même les banques tunisiennes ne veulent pas prêter à l’État car il n’est plus en mesure de rembourser. Idem pour les entreprises publiques et les compagnies de transports. Le prêt du FMI ne va donc pas servir à financer des gros travaux ou à se donner un peu d’air pour régler la crise sanitaire. Ce prêt viendra juste renflouer les caisses de l’État. Aujourd’hui la Tunisie emprunte pour manger, pas pour des projets.
Aujourd’hui la Tunisie emprunte pour manger, pas pour des projets.
Jamil Sayah, spécialiste de la Tunisie contemporaine
Encore faut-il que des fonds soient débloqués. Le FMI se méfie de la Tunisie, il lui reproche d’avoir falsifié ses chiffres, et détourné l’argent du prêt qui leur avait été accordé pour entretenir le quotidien du gouvernement et non pour des investissements. Je pense qu’à la fin de cette semaine le FMI ne dira ni oui ni non pour un prêt. Il exposera simplement ses conditions : de vrais chiffres et un engagement politique global c’est-à-dire du président de la République, de son gouvernement, des acteurs sociaux et des représentant de la société civile.
TV5 Monde : Outre le prêt du FMI, la Tunisie peut-elle compter sur le soutien d’autres pays ?
La Tunisie ne peut être aidée financièrement que si elle a des cautions, le soutien de la France ou de l’Europe par exemple. Mais aujourd’hui ses deux partenaires traditionnels regardent ailleurs, vers le Liban. La situation de ce pays est comparable à celle de la Tunisie, à la différence que personne ne veut voir chuter le Liban, sa situation géographique est trop stratégique. Celle de la Tunisie l’est moins, donc les états s’en détournent.
Voir : La Tunisie fait face à une crise économique, sociale, institutionnelle et politique
Et quand bien même les États venaient à soutenir la Tunisie, la solution pour sortir de cette crise grave ne peux venir que des Tunisiens eux-mêmes. Il faut un dialogue national, pour mettre tout à plat. Il faut un vrai projet politique. Et il faut organiser des élections anticipées pour permettre au pays de retrouver des dirigeants compétents et conscients de la crise dans laquelle est plongée le pays.