L'affaire Audin, à l'ombre de la France-Algérie

Les 19 et 20 décembre 2012, les sujets ne manqueront pas entre François Hollande et Abdelaziz Bouteflika, lors de la visite officielle du président français à Alger. Les deux chefs d'Etat reviendront certainement sur la reconnaissance par la France le 17 octobre 2012 de l'un des épisodes les plus sombres de la guerre d'Algérie. Mais une autre affaire devrait être évoquée, celle de la disparition de Maurice Audin. Ce jeune communiste avait été arrêté en pleine bataille d'Alger, le 11 juin 1957, par les parachutistes français. Plus personne ne l'avait jamais revu et l'État français n'a toujours pas reconnu son décès. François Hollande a prévu de se rendre au cours de son séjour algérois sur la place Maurice Audin, et le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian recevra Josette Audin le 1er février 2013. Rencontre avec cette veuve qui se bat depuis 55 ans pour la vérité.
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L'affaire Audin, à l'ombre de la France-Algérie
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« Comme le Président de la République J. C. (ndlr, Jacques Chirac) l’a fait pour condamner la rafle du Vel d’Hiv, j’espère que vous ferez aussi, au nom de la France, non pas des excuses pour des actes qui ne sont pas excusables, mais au moins une condamnation ferme de la torture et des exactions sommaires commises par la France pendant la guerre d’Algérie. Avec mes sentiments respectueux. Josette Audin. » 
Publiées dans le Journal du Dimanche le dimanche 25 novembre 2012, ces lignes sont extraites d’une lettre envoyée le 6 août dernier à l’attention du chef de l’Etat François Hollande, et sont comme une piqûre de mémoire qui fait mal, à quelques semaines seulement de la visite du président français à Alger. 
A 81 ans, l’auteure de cette lettre n’est autre que la veuve de Maurice Audin, jeune assistant communiste à la Faculté des Sciences d’Alger, arrêté à son domicile algérois le 11 juin 1957  par une demi-douzaine d’hommes du 1er régiment de chasseurs parachutistes français. Le crime de Maurice Audin ? Avoir hébergé un des premiers responsables politiques du Parti Communiste Algérien, Paul Caballero, connu pour ces actions indépendantistes.
Selon la thèse officielle, Maurice Audin se serait évadé dix jours plus tard, le 21 juin, lors d’un transfert du centre de triage d’El Biar vers la villa Massilia, siège des parachutistes. Josette Audin, qui n’a plus revu son mari depuis ce jour, ne croit pas en cette version des faits, et dénonce l’assassinat sous la torture de son époux. Elle réclame justice et vérité auprès du chef de l’Etat.
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Comme l'écrit Josette Audin dans sa lettre au président de la République, son mari n'a pas été la seule victime des exécutions sommaires et de la torture. Selon les historiens, près de 3000 personnes (principalement des Algériens) auraient disparu au cours de la bataille d’Alger, de 1957 à 1958. Exécutions, gégène (torture à l'électricité) ou "crevettes Bigeard" (personnes jetées d'un avion ou hélicoptère) se sont poursuivis jusqu'à la fin de la guerre en 1962.
Bien qu’elle fût cachée et aujourd’hui exempte de toute condamnation par l’Etat français, la torture en Algérie a bien été dénoncée durant la guerre. D'abord par ses opposants, les anticolonialistes tels Francis Jeanson ou Henri Curiel qui se battaient aux côtés des indépendantistes du FLN, en "portant leurs valises", par des officiers déserteurs tels Jean-Louis Hurst dit Maurienne, mais aussi par des avocats de la métropole qui défendaient les militants algériens torturés, tels Gisèle Halimi ou Jacques Vergès. Et bien sûr, on peut citer le comité Audin, créé dès la fin de l’année 1957, et constitué entre autres du mathématicien Laurent Schwartz, du biologiste Luc Montagnier, de l’historienne Madeleine Rebérioux, de l’universitaire Michel Crouzet, du documentariste Jacques Panijel, du mathématicien Albert Châtelet, et l’historien Pierre Vidal-Naquet, auteur du livre L’affaire Audin (éditions de Minuit). Enfin, en 1958, également dans la clandestinité est imprimé et publié par les éditions de Minuit, en français et en anglais, un livre qui restera associé à l'utilisation de la torture en Algérie  : La question, de Henri Alleg, communiste lui aussi, arrêté lui aussi au lendemain du "rapt" de Maurice Audin, et torturé lui aussi. Le livre qui dénonce les exactions de l'armée française commence ainsi : « En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends. »
Les deux versions de la mort de Maurice Audin
Dans son livre, l’historien évoque bien la mort sous la torture de Maurice Audin, mais il fait bien plus. Sorti, clandestinement, un an seulement après la disparition du jeune scientifique, l’ouvrage décortique et démonte le « scénario » officiel de l’évasion, dénonçant une mise en scène acceptée aujourd’hui par tous les historiens. Selon la version de Pierre Vidal-Naquet, fondée sur des témoignages de fonctionnaires français en poste à Alger à l’époque, Maurice Audin aurait été étranglé « dans un accès de colère » par un des parachutistes d’El Biar, le lieutenant André Charbonnier, au cours d’un interrogatoire. André Charbonnier a été élévé au rang d'officier de la Légion d’honneur le 28 février 1960. Il est décédé en 1995. 
Cependant, une autre piste mène vers le colonel Yves Godard, dont les archives personnelles ont été publiées en partie dans le livre Le camp de Lodi (éditions Stock), de Nathalie Funès, et dans le Nouvel Observateur du 1er mars 2012. Cet ancien commandant de la zone Alger-Sahel, haut gradé de l’armée à l’époque, désigne Gérard Garcet, sous-lieutenant du commandant Paul Aussaresses, comme « l’agent d’exécution » de Maurice Audin. Le jeune anti-colonialiste aurait été exécuté par erreur, à la place d’Henri Alleg, ancien directeur du journal Alger Républicain, communiste et fervent défenseur de l’Algérie indépendante, détenu au même endroit et à la même période que Maurice Audin. Selon les informations du Nouvel Observateur, Gérard Garcet vit aujourd’hui en Bretagne.
Pour Josette Audin, ces versions doivent être recoupées. Et il reste surtout, selon elle, des archives non exploitées…
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Le piège des archives
Josette Audin demande donc trois choses : la reconnaissance de l’assassinat sous la torture de son mari Maurice Audin, la reconnaissance de la torture en général perpétrée pendant la Guerre d’Algérie, ainsi que la dé-classification de « toutes les archives de toutes les personnalités civiles et militaires françaises en charge du ‘maintien de l’ordre’ en Algérie. » 
Mais la plupart des archives publiques (ministères) auraient déjà été étudiées et selon Sylvie Thénault, historienne, « elles ne nous apprendraient plus rien ». Pour les archives qui pâtissent d’un délai de dé-classification de 100 ans, comme par exemple le dossier d’instruction de Maurice Audin (1960), une simple dérogation autorise leur lecture. Cela a déjà été fait, rien de nouveau donc à attendre de ce côté là. Aux archives publiques s’ajoutent celles appartenant à des particuliers. Et là, la tâche se corse encore un peu plus…
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Quelques militaires font encore barrage Sylvie Thénault en est sûre : malgré les réticences de Josette Audin, une action en justice, peu importe la forme qu'elle prendrait, serait le meilleur moyen de convoquer les personnes responsables pour les obliger à parler. Mais les lois d’amnistie ont successivement interrompu toutes les instructions dans l’affaire Audin, et la rétroactivité de la décision de justice pourrait ne pas s’appliquer. Mais au delà de ces obstacles qui bloquent l’avancée du dossier Audin, Sylvie Thénault énumère trois raisons qui empêchent aujourd’hui la reconnaissance formelle de la torture en Algérie par la présidence de la République, le principal souhait de Josette Audin : la continuité de la Vème République, la résistance des militaires à toute introspection sur la guerre d'Algérie, le retour du discours sur la légitimité de la torture dans certaines situations. Pour changer la donne, Sylvie Thénault espère un renouvellement des générations.
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L’affaire Audin et François Hollande Depuis le 6 août 2012, date de l’envoi de la lettre de Josette Audin, du nouveau s’est produit. La présidence lui a envoyé une réponse moins de trois semaines après. Josette Audin nous en livre le contenu.
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Cette réponse ne convainc pas vraiment. Les archives du ministère de la Défense ne sont que partiellement consultables. Gérard Tronel, trésorier de l’association Maurice Audin (relais du comité qui a cessé toute activité en 1963), a eu accès à une partie de ces dossiers. Il explique, sur la base d’une correspondance avec le ministère, qu’une partie des documents est entreposée dans un bâtiment non sécurisé, que des travaux de sécurisation sont en cours, mais aucune date de fin de travaux n’est précisée. A l’Elysée, la question de la reconnaissance de la mort sous la torture de Maurice Audin et plus généralement de la torture pendant la Guerre d’Algérie par le président Hollande, reste en suspens, malgré un engagement écrit du candidat Hollande lors de sa campagne, par une lettre envoyée à Gérard Tronel datée du 26 mars 2012. « François Hollande prépare son déplacement en Algérie, indique Constance Rivière, conseillère au cabinet du chef de l’Etat. Je ne peux rien vous dire pour l’instant. Plusieurs choses sont envisagées. Mais le sujet de la mémoire sera bien abordé. Et d’ici son déplacement, une (nouvelle) réponse écrite sera donnée à la demande de Josette Audin. » Selon le quotidien Le Monde, François Hollande aurait même prévu de s’arrêter sur la place Maurice Audin d’Alger, les 19 et 20 décembre, au cours de son premier voyage comme président dans ce pays qu'il a souvent parcouru comme citoyen. Benjamin Stora, historien spécialiste de l’Algérie coloniale, qui a rencontré le chef de l’Etat pour parler de sa prochaine visite à Alger, déclare au téléphone : « Je ne peux rien vous dire, je ne sais absolument pas ce que François Hollande compte annoncer à propos de la torture en Algérie. Mais concernant l’affaire Audin, il s’agit d’une évasion, et non de torture, cela n’est pas du tout pareil. » Gérard Tronel, 78 ans, a donc de quoi être pessimiste… « Si Josette et moi n’avons pas de nouvelle réponse avant la fin 2012, c’est reparti pour 50 années supplémentaires de silence. Pour moi, ce silence sera fatalement l’éternité. »

Ceux qui ont condamné la torture

Des opposants à la torture, il y en a eu aussi au cœur même du système de répression en Algérie : Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger en 1957, Robert Delavignette, gouverneur général honoraire de la France d’Outre-Mer, les généraux De la Bollardière et Billotte. Parmi les politiques, les contestataires étaient peu nombreux à s’exprimer. Mais il faut citer quand même les cas de François Mauriac, Jean-Paul Sartre et René Capitant. Certains journalistes se sont aussi engagés comme Pierre-Henri Simon du journal Le Monde ou Claude Bourdet du Nouvel Observateur. Enfin, le milieu catholique de gauche, et en son sein Robert Barrat, a également condamné ces pratiques violentes. Et Le 6 septembre 1960, la diffusion du Manifeste des 121, une « Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie », signé par des intellectuels, universitaires et artistes provoque de fort remous en France. La réaction du pouvoir gaulliste est implacable : les journaux qui impriment le manifeste sont saisis, les fonctionnaires signataires suspendus ou sanctionnés et un silence total est imposé à la radiotélévision publique sur la question. En ce qui concerne Maurice Audin, la mort sous la torture a été évoquée par des politiques français comme l’ancien président du Conseil Pierre Mendès France, l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter, et l’actuel secrétaire général du Parti Communiste Pierre Laurent lors d’une intervention au Sénat en octobre dernier.
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