Fil d'Ariane
La Namibie et l’Afrique du Sud, championne du monde en titre, sont les seules nations africaines présentes à la Coupe du monde de rugby en France. Malgré un développement récent en Afrique, le rugby reste surtout implanté en Afrique australe sur le continent. Comment expliquer un tel engouement pour ce sport depuis le XIXème siècle. Retour sur une page méconnue de l’histoire sportive du continent.
Les Springboks, l'équipe nationale sud-africaine de rugby à XV, pose pour les photographes à Johannesburg, en Afrique du Sud, le mardi 8 août 2023.
Depuis plusieurs décennies, le rugby est à une partie de l’Afrique australe ce que le football est pour le centre ou l'ouest du continent : un sport-roi. Et si l’Afrique du Sud et ses Springboks (surnom de l’équipe nationale de rugby à XV sud-africaine, qui désigne une gazelle dont le nom en afrikaans est springbokke) figurent dans l’élite mondiale du rugby, la Namibie et le Zimbabwe par exemple, sont aussi des pays à forte tradition rugbystique.
C’est au 19ème siècle, après l’annexion officielle par le Royaume-Uni, que le rugby arrive en Afrique du Sud grâce aux Britanniques. Aujourd’hui, ce sport fait entièrement partie du patrimoine historique et culturel du pays.
« En Afrique du Sud, le rugby occupe une place essentielle et relève de dimensions culturelles, sociale et politique qui dépassent largement les cadres du sport, du loisir ou du grand spectacle. », écrit le chercheur en sciences sociales Julien Migozzi dans un article intitulé « Le rugby en Afrique du Sud face au défi de transformation : jeu de pouvoir, outil de développement et force symbolique ».
Dès son implantation au port de la colonie du Cap dans les années 1860, le rugby est mis sur un piédestal par les élites blanches, en particulier par la communauté afrikaner, descendants de Néerlandais, Français, Allemands ou encore de Scandinaves, parlant l’afrikaans, langue qui découle du néerlandais du 17ème siècle mâtiné d’un peu d’allemand, de portugais et de mots d’origine locale.
Tout au long de la seconde moitié du 19ème siècle, le goût pour le rugby se diffuse au sein de toutes les communautés locales (Blancs, Coloured et Noirs), grâce aux militaires, aux marins, aux missionnaires et à tous les autres immigrés britanniques [Coloured est un terme anglais qui désignait les populations mélangées qui n’étaient ni noires ni blanches, NDLR].
La période de l’apartheid (1948-1990) et la systématisation des politiques de ségrégation ont en effet entériné la séparation des communautés raciales en termes de pratiques culturelles et sportives.
Julien Migozzi, chercheur en sciences sociales
Cependant, la pratique du rugby se fragmente, car la population blanche fait de ce sport un moyen d’affirmer sa supériorité raciale. Face à la domination britannique, les Afrikaners en font leur principal exutoire. Une situation qui s’exacerbe avec la mise en place de l’apartheid en 1948.
« En faisant de ce sport le symbole de leur domination, en le vivant et le pratiquant comme un témoignage de la prétendue supériorité de la « race blanche », les Afrikaners, à qui l’accès au pouvoir était interdit par les lois de l’apartheid (1948), les politiques raciales et racistes du développement séparé, firent du sport, et surtout du rugby, leur joyau. », précise Julien Migozzi à cet égard.
En plus d’être source de passion et de fierté, le rugby se retrouve au cœur des politiques de discrimination et de ségrégation. Les établissements scolaires et universitaires en sont l’une des principales vitrines.
L’essentiel de l’élite politique, économique et sportive du pays est alors issu des établissements les plus prestigieux, souvent réservés aux Blancs et aux garçons. Par conséquent, les Springboks, l’équipe nationale sud-africaine de rugby à XV, s’est construite dès l’origine par et pour la minorité blanche.
« La période de l’apartheid (1948-1990) et la systématisation des politiques de ségrégation ont en effet entériné la séparation des communautés raciales en termes de pratiques culturelles et sportives : en conséquence, celles-ci se sont chargées de fortes connotations politiques, tant sur le plan de la politique interne que sur le plan de la politique internationale, en particulier lors des mouvements de boycott sportif visant à alerter le monde sur la situation en Afrique du Sud. », souligne à cet égard Julien Migozzi.
Le boycott du rugby sud-africain se termine avec la fin de l’apartheid en 1991. Trois ans plus tard, l’élection de feu Nelson Mandela ouvre une période au cours de laquelle les politiques de réconciliation s’appliquent notamment aux sports.
Sur cette photo d'archive du 24 juin 1995, le capitaine des Springboks sud-africains Francois Pienaar, à droite, reçoit la Coupe du monde des mains du président Nelson Mandela après avoir battu la Nouvelle-Zélande 15-12 en finale à Ellis Park, à Johannesberg, en Afrique du Sud.
Dans ce contexte, la victoire des Springboks, à domicile, lors de la coupe du monde 1995, devient le symbole de la fin de l’apartheid, malgré la présence d’un seul joueur noir dans l’équipe, Chester Williams – décédé en 2019, à 49 ans.
L’image de Nelson Mandela remettant le trophée à François Pienaar, emblématique capitaine blanc des Springboks, incarne alors la volonté de créer une nation « arc-en-ciel ». Malgré une politique de quotas raciaux mise en place en 1999 et abandonnée en 2003, les joueurs blancs restent majoritaires au sein de l’équipe nationale.
Alors que la population noire et métisse représente près de 80% des 59,3 millions d’habitants du pays, ils ne sont que 14 sur les 33 joueurs sud-africains qui sont du voyage en France cette année pour la coupe du monde. Et les stéréotypes imprègnent toujours le monde du rugby où le joueur noir est d’abord perçu comme rapide et instinctif.
« Sa place serait donc dans les lignes arrières, à l’aile ; au contraire, les postes nécessitant de grandes forces physiques ou du sang-froid et un esprit d’organisation, seraient dévolus aux joueurs blancs, comme les joueurs de la charnière chargée de l’animation du jeu, ou les avants. », écrit Julien Migozzi.
Joueur de rugby professionnel évoluant au sein de l’USA Limoges, en Nationale 2, en France, le Franco-marocain Soheyl Jaoudat, qui a participé à la Coupe d’Afrique de rugby à XV avec le Maroc en 2016 et 2017, abonde dans le même sens.
« Quand on joue contre certaines équipes d’Afrique australe, on se rend compte qu’aux postes stratégiques comme demi d’ouverture ou demi de mêlée ce sont en général des joueurs blancs. », nous a confié Soheyl Jaoudat.
Le capitaine sud-africain Siya Kolisi salue les fans à la fin du match entre l'Afrique du Sud et l'Argentine, au stade Kings Park de Durban, en Afrique du Sud, le 24 septembre 2022.
Aujourd’hui encore, le rugby professionnel sud-africain reste marqué par les inégalités sociales et raciales qui structurent le système scolaire. Néanmoins, de réelles avancées existent, telles que les bourses d’études qu’offrent certains établissements prestigieux aux joueurs de couleur à fort potentiel.
Un homme incarne cette voie depuis 2018, l’actuel capitaine des Springboks, Siyamthanda Kolisi, premier joueur noir à se voir confier un tel honneur. Né en 1991 dans le township de Zwide, près de Port Elisabeth, Siya Kolisi est un ancien élève du prestigieux Grey Heigh School.
Le niveau de développement du rugby en Afrique du Sud a très tôt généré une sphère d’influence en Afrique australe qui s’étend à de nombreux pays tels que le Lesotho, le Swaziland, le Botswana, le Zimbabwe et la Namibie.
D’ailleurs, le rugby aurait été introduit par les migrants sud-africains dans le Sud-Ouest africain, l’actuelle Namibie, en 1916, en pleine Première guerre mondiale. Un an plus tôt, les forces de l’Union sud-africaine, alors colonie britannique, avaient annexé ce territoire qui était une colonie allemande.
L'équipe nationale de rugby à XV de Namibie et son staff, à Windhoek, la capitale namibienne, le jeudi 30 août 2007, quelques jours seulement avant sa participation à la coupe du monde qui s'est déroulée cette année-là en France, au pays de Galles et en Ecosse.
« En 1920, un mandat sur le Sud-Ouest africain fut accordé à l’Afrique du Sud. Après la deuxième guerre mondiale l’Afrique du Sud considéra ce territoire comme la cinquième province du pays, supprimant toute allusion au mandat auquel l’ONU mit un terme théorique en 1956. », écrit le géographe Yves Boulvert dans son article intitulé « La Namibie, pays méconnu, après sept ans d’indépendance ».
Durant toute la période de domination sud-africaine, le rugby namibien est marqué par l’apartheid et le développement distinct des communautés raciales du pays. Comme en Afrique du Sud, il est surtout populaire chez les Afrikaans et les Namibiens blancs anglophones.
Jusqu’à l’indépendance du pays en 1990, les joueurs namibiens pouvaient également jouer pour l’Afrique du Sud. Mais dans ce pays plus vaste que la France et la Belgique réunies, pour un peu plus de deux millions et demi d’habitants, le rugby souffre encore d’une absence d’infrastructures.
Une supportrice namibienne brandit une banderole, tandis que les joueurs saluent la foule après leur défaite 81-7 contre le Pays de Galles, lors de leur match de Coupe du monde de rugby au stade Taranaki de New Plymouth, en Nouvelle-Zélande, le lundi 26 septembre 2011.
Depuis 1999, l’équipe nationale namibienne, les Welwitschias (Du nom d’une plante des déserts côtiers namibiens), se sont malgré tout qualifiés à sept reprises pour une phase finale de la coupe du monde.
Avec à leur tête Allister Coetzee, l’ancien sélectionneur des Springboks de 2016 à 2018, les Welwitschias sont cette année dans la même poule que la France, l’Italie, l’Uruguay et la Nouvelle-Zélande.
Au Zimbabwe aussi, que l’on appelait alors la Rhodésie du sud, l’introduction du rugby correspond à l’arrivée sur place des pionniers blancs en provenance du Cap, en Afrique du Sud, au cours des années 1890.
Durant toute la période où le pays est sous contrôle ou sous influence britannique, soit globalement entre 1901 et 1978, la pratique du rugby y est dominée par la minorité blanche, comme chez le grand voisin sud-africain.
Une sélection de joueurs originaires de Rhodésie du nord, l’actuelle Zambie, et de Rhodésie du sud, parvient à battre les All Blacks de Nouvelle-Zélande en 1949, sous la bannière de la Rhodésie.
D’ailleurs, après l’indépendance de la Zambie, en 1964, la Rhodésie du sud devient formellement la Rhodésie. Cette dernière accède ensuite à l’indépendance en 1980 et prend alors le nom de Zimbabwe.
Le joueur zimbabwéen Richard Tsimba (maillot rayé), est attaqué par son adversaire français Philippe Sella, lors du match de la Coupe du monde de rugby entre la France et le Zimbabwe (battu 70-12), à l'Eden Park, à Auckland, en Nouvelle-Zélande, le 2 juin 1987.
La même année, la Rhodésie Rugby Football Union est rebaptisée Zimbabwe Rugby Union, ce qui marque la fin de la domination de la minorité blanche. Dans la foulée, l’équipe nationale zimbabwéenne, surnommée les Sables, quitte le giron du rugby sud-africain. Dès lors, les joueurs de la nouvelle équipe sont noirs et blancs.
En 1987, le Zimbabwe est invité à participer à la coupe du monde de rugby en lieu et place de l’Afrique du Sud, victime du boycott en vigueur contre le régime d’apartheid. L’année suivante, le Zimbabwe devient l’un des membres fondateurs de Rugby Afrique, aux côtés de la Côte d’Ivoire, du Maroc et de la Tunisie.
Après la Coupe du monde 1991, à laquelle participent les Sables, de nombreux joueurs de la « génération dorée » du Zimbabwe prennent leur retraite. Mais surtout, la crise économique dans laquelle le pays s’enfonce au cours des années 1990 et 2000, pousse les joueurs de rugby noirs et blancs à fuir le pays.
Le rugby zimbabwéen reprend du poil de la bête en 2010, après la victoire des Sables à la coupe d’Afrique. Une première pour ce grand pays de rugby. Et même si la crise économique et l’absence d’infrastructures continuent de pousser les joueurs de rugby à l’exil, le pays semble avoir mis un terme au déclin amorcé jusque-là.