Fil d'Ariane
« L’UPC (Union des Populations pour le Cameroun, ndlr) a demandé à intervenir sur trois questions : la réunification immédiate du Cameroun, la constitution d’un conseil de gouvernement et d’une assemblée avec des pouvoirs législatifs, et enfin, la fixation d’un délai pour l’octroi de l’indépendance au peuple camerounais. Telles sont, M. le président, les questions sur lesquelles le peuple de mon pays m’a mandaté pour venir ici. »
C’est par ces mots de feu le résistant et indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobe, prononcés en 1952, aux Nations Unies, que son compatriote, l’artiste Blick Bassy, débute tous ses derniers concerts. Il veut ainsi rendre hommage à cette grande figure de la lutte anticoloniale, assassinée par l’armée française le 13 septembre 1958, après des mois de lutte et de traque acharnées.
Après la publication en mars dernier de cet album intitulé sobrement « 1958 », Blick Bassy a entamé une tournée entièrement dédiée à cette page encore peu connue de l’histoire de son Cameroun natal. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui ignorent que la France a mené une guerre féroce aux indépendantistes camerounais.
Ancien greffier et militant syndicaliste, Ruben Um Nyobe et ses camarades fondent l’UPC, l’Union des populations du Cameroun, le 10 avril 1948, à Douala, au Cameroun. Ouvertement indépendantiste, l’UPC rallie très vite les foules et suscite un immense espoir de libération du joug colonial. Alors que la France vient de perdre l’Indochine, et que l’Algérie est à feu et à sang, les autorités coloniales décident d’interdire l’UPC le 13 juin 1955.
Cette criminalisation pousse ses militants à prendre le maquis, avec à leur tête Ruben Um Nyobe. Afin de restaurer son autorité, tout en éliminant tout risque d’ouvrir un autre front en Afrique, la France entame alors une guerre faite de massacres, d’exactions, de tortures... Après l’arrestation et l’exécution sans jugement de son chef, Ruben Um Nyobe, les militants de l’UPC continuent d’être traqués, exilés, tués sans ménagement, y compris après l’indépendance du Cameroun, le 1er janvier 1960.
Durant les trois décennies qui suivent, l’histoire de l’UPC devient taboue. Il est même dangereux de prononcer ces trois lettres, sous peine d’emprisonnement dans les geôles du régime dictatorial du président Ahmadou Ahidjo – à la tête du pays de 1960 à 1982. Dans les familles concernées de près ou de loin par cette tragédie à huis clos, on se tait, ou alors on chuchote, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes.
C’est ainsi que le jeune Blick Bassy, tout juste sorti de l’adolescence, apprend cette histoire, par feue sa mère, Nyaga Thérèse. A l’époque, il ne s’y attarde pas vraiment. Pourtant, il s’agit là d’un témoignage direct. Née en 1954, la mère de Blick Bassy n’est encore qu’un bébé lorsqu’elle passe un an et demi dans la forêt, aux côtés de ses frères et soeurs, dormant d’un lieu à un autre.
Compagnon de route de Ruben Um Nyobe, le père de la jeune Thérèse Nyaga a pris le maquis, accompagné par sa famille. Dans la région où elle vit alors, la cause des maquisards est portée par tous les villageois. A l’intérieur des frontières camerounaises, le mouvement upéciste sera malgré tout réduit au silence.
Haut gradé des forces de police sous la colonisation, le père de Blick Bassy, a activement participé à cette éradication. Ce qui ne l'a pas empêché d'épouser la très jeune Thérèse Nyaga, dont il connaissait le passé.
Né en 1974 à Yaoundé, la capitale politique du Cameroun, au sein de cette famille plutôt bourgeoise, Blick Bassy grandit sans une réelle conscience de la portée de l’expérience vécue dans le maquis par sa mère, trop tôt disparue, en 1994. En revanche, il se passionne pour le chant, grâce à cette dernière, qui obligeait tous les enfants de la maison à participer à la chorale de l’église locale. Elève brillant, Blick Bassy a pourtant beaucoup de mal avec les règles et les codes sociaux.
Animé d’une très forte envie de faire les choses comme il le souhaite, il arbore une coiffure singulière et un uniforme qu’il s’est lui-même chargé d’adapter à ce qui apparaît alors comme des excentricités. Après l’obtention de son baccalauréat, et alors qu’il dispose de trois bourses d’études vers les Etats-Unis, le Canada et l’Angleterre, Blick Bassy décide de rester au Cameroun, pour y faire de la musique. Dépité, son père pense qu’on lui a jeté un mauvais sort. Il envoie chercher un prêtre exorciste, afin de ramener son fils à de meilleures intentions. En vain.
Quelques mois plus tard, en 1996, en compagnie de sept autres passionnés de musique, le jeune Blick Bassy cofonde le groupe « Macase ». Un nom qui traduit leur volonté de former une famille. Tels des musiciens professionnels, ils répètent du lundi au samedi, de dix à dix-neuf heures. Très vite, ils composent des chansons en bassa, eton et ewondo, trois des très nombreuses langues parlées au Cameroun. Et parfois, l’on retrouve les trois langues dans une même chanson, une nouveauté qui contribue à leur succès et à leur singularité.
A cette notoriété naissante, s’ajoute le soutien inattendu d’André Giacomoni, alors patron du PMUC ; il leur offre le matériel nécessaire pour faire de la musique dans des conditions décentes. En 1999, paraît le premier album du groupe, intitulé « Etam ». Deux ans plus tard, ils obtiennent le prix Découverte RFI. Une consécration qui leur permet de se produire un peu partout à travers le monde. Cette récompense change aussi le regard porté jusque-là par le père de Blick sur ses activités musicales. Au fil des ans, le succès du groupe ne se dément pas ; ils décrochent notamment le prix du meilleur groupe africain aux Kora, ou encore le prix CICIBA en 2003.
Au milieu des années 2000, une décennie après les débuts du groupe, Blick Bassy a soif de conquérir le monde et se sent à l’étroit au Cameroun. Il s’installe finalement en France en septembre 2005, afin d’y poursuivre une carrière solo. Commence alors une incroyable aventure humaine et artistique. Soucieux d’exercer pleinement son métier d’artiste musicien, Blick Bassy fait tout ce qu’il peut pour obtenir ses papiers d’identité.
Un véritable parcours du combattant qui l’obligera d’ailleurs à retourner momentanément au Cameroun, et qu’il va clore de fort belle manière, en obtenant sa carte de résident en France. Parallèlement à tout ceci, il se produit dans différents clubs, dont le célèbre «Le Baiser Salé », situé rue des Lombards, à Paris. Et pour espérer convaincre des maisons de disques, il étudie minutieusement le travail de leurs artistes, en essayant de déterminer les raisons pour lesquelles ils avaient été choisis.
« Très vite, se souvient-il, je me suis dit : tu es dans un environnement que tu ne connais pas, il te faut tout mettre en oeuvre pour t’en sortir. C’est un environnement où les gens ne comprennent pas ce que tu chantes ; quel va être le point d’accroche par rapport à un chanteur français ? Comment tu crées ce point d’accroche, pour toucher le plus grand nombre ? »
Fort de tous ces constats, Blick Bassy décide d’inviter systématiquement à ses concerts, les maisons de disques qu’il avait répertoriées et ciblées. C’est ainsi qu’il est repéré par les néerlandais de World Connection, avec qui il publie, en 2009, son premier album solo intitulé « Léman ». Un album qu’il enregistre dans les studios de Salif Keïta, à Bamako, au Mali.
Après une tournée qui comptera plus d’une centaine de dates à travers toute l’Europe, la carrière de Blick Bassy est définitivement lancée. Deux autres albums vont suivre : Hongo Calling en 2011, en hommage aux rythmes traditionnels bassa qui ont bercé son enfance, et Akö, cinq ans plus tard, dont le titre Kiki a été choisi par la marque Apple pour la campagne de lancement d’un de ses Iphones.
Et depuis la parution de ce troisième disque, salué par la critique, Blick Bassy collabore avec le label No Format. Mais toujours en 2016, c’est le talent littéraire de Blick Bassy qui s’est dévoilé, grâce à la parution, chez Gallimard, de son premier roman intitulé « Le Moabi Cinéma ». Dans ce magnifique livre autobiographique, comme dans ses albums du reste, Blick Bassy nous invite à partager les enseignements qu’il tire de ses expériences de vie.
Ainsi, il est convaincu aujourd’hui que le langage qui permet de toucher n’importe quel humain sur terre c’est l’émotion, l’énergie, la vibration qu’il y a en nous. « Nous sommes animés d’abord par une vibration, précise-t-il, une énergie. Nous avons donc une opportunité incroyable, c’est de pouvoir se connecter avec les Autres. » A force de travailler à mieux se connaître, à découvrir qui il est réellement, à explorer ce qu’il appelle son petit chemin de liberté, il s’émancipe chaque jour davantage de ce que la société tend à nous imposer.
Il ne s’étonne donc plus de s’entendre parfois dire qu’il y a une cohérence entre sa musique, son look et sa personnalité. Vivre en harmonie avec soi, être sincère et le traduire dans sa musique : telles sont aujourd’hui ses préoccupations, et sans doute le gage de son succès. D’ailleurs, en s’intéressant à l’histoire de l’UPC, l’Union des Populations du Cameroun, dans son dernier album, Blick Bassy ne rend pas seulement hommage à Ruben Um Nyobe et tous ses camarades, il constate également le chaos qui règne dans de nombreux pays africains, notamment au Cameroun.
Pourquoi est-ce qu’on en est toujours là, s’interroge-t-il ? Une conviction l’habite : « En Afrique, la solution à nos problèmes, elle est dans la reconnexion avec ce que nous sommes profondément. Notre problème n’est pas économique, il est culturel. Et tant que celui-ci n’est pas réglé, l’argent n’y pourra rien.» En exhumant la mémoire du grand résistant anticolonialiste Ruben Um Nyobe dans cet album intitulé «1958», année de son assassinat, Blick Bassy ne nous tend pas seulement un miroir, il nous convie aussi à un voyage intérieur, afin de mieux construire les ponts entre passé et présent.