Le Bénin est-il encore un pays démocratique ?

Au cours des années 2000, le Bénin était perçu comme un modèle démocratique en Afrique de l’Ouest francophone. Mais depuis l’élection de Patrice Talon en 2016, la politique béninoise prend un tournant autoritaire. Selon l’analyste politique Gilles Yabi, l’espace d’expression politique s’est rétréci dans le pays ces dernières années. Entretien.
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Patrice Talon
Patrice Talon lors d'une conférence de presse à l'Élysée à Paris le 5 mars 2018.
Etienne Laurent/AP
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"La situation des opposants politiques au régime Talon est de plus en plus alarmante." Dans un courrier adressé à Emmanuel Macron, 75 députés français de gauche alertent le président français sur "les dérives autoritaires" dans ce pays. Dans les années 2000 et 2010, le Bénin avait la réputation d’un modèle démocratique sur le continent africain. Thomas Boni Yayi, président du Bénin de 2006 à 2016 avait contribuer à
largement à véhiculer cette image. 

En 2016 le pays traverse une crise économique et intègre difficilement sa jeunesse. Patrice Talon remporte l’élection présidentielle. Homme d'affaires ayant fait fortune dans les engrais, il fait campagne sur la promesse d’un modèle politique libéral, qui fait rêver les Béninois. Arrivé au pouvoir il durcit le régime politique. Il met en place la Cour de répression des infractions économiques et terroristes (Criet), afin de lutter contre le terrorisme. Mais dans les faits, elle sert à poursuivre les opposants. 

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Poursuivis, en exil, emprisonnés… que deviennent les opposants à Patrice Talon ? 

  • Le 11 décembre 2021, l’ancienne ministre de la Justice Reckya Madougou est condamnée à 20 ans de prison pour "terrorisme" devant un tribunal spécial de Porto-Novo. 
  • Quatre jours plus tôt, le 7 décembre, l’opposant politique Joël Aïvo écope de dix ans de prison dans un procès pour trahison.
  • En mars 2021, le responsable du parti d’opposition les Démocrates Bio Dramane Tidjani est incarcéré pour association de malfaiteurs avec l’un de ses collaborateurs, Mamadou Tidjani.
  • Plus récemment, le 1er juillet 2022, les biens de l’ancien candidat à l’élection présidentielle de 2016 Sébastien Ajavon ont été saisis dans sa résidence de Cotonou. Il vit actuellement en exil en France, sous le statut de réfugié politique. Il est condamné à 5 ans de prison pour fraude à la TVA et 20 ans de prison pour une affaire de trafic de drogue international.

Plusieurs opposants politiques commencent à être inquiétés. Les choses se durcissent au moment de la campagne pour son 2e mandat. Cette situation est préoccupante pour le fondateur du think tank Wathi, Gilles Yabi. Selon cet analyste politique, "l’absence de représentation politique majeure" explique les dysfonctionnements. À cela s’ajoute l’alignement des institutions sur le pouvoir exécutif.

Je crois qu’on est dans un régime encore formellement démocratique. Mais dans son fonctionnement, il y a une très forte concentration du pouvoir dans les mains du président Patrice Talon. Il n’y a quasiment pas de contrepouvoir.
Gilles Yabi, fondateur du think tank Wathi.

TV5MONDE : Comment peut-on qualifier le régime politique au Bénin ? 

Gilles Yabi :
Je crois qu’on est dans un régime encore formellement démocratique. Mais dans son fonctionnement, il y a une très forte concentration du pouvoir dans les mains du président Patrice Talon. Il n’y a quasiment pas de contrepouvoir. C’est une situation qui n’est pas spécifique au Bénin. Au cours des dernières années, il y a eu un rétrécissement important de l’espace d’expression politique et de l’espace civique également. 

TV5MONDE : De nombreux opposants à Patrice Talon sont inquiétés. Par exemple, le 1er juillet, l’ancien candidat à l'élection présidentielle de 2016 Sébastien Ajavon s’est fait saisir ses biens. Est-ce une illustration du durcissement du régime ? 

Gilles Yabi :
Je crois qu’il faut être plus précis dans la description de l’évolution politique sous Patrice Talon. Selon moi, il y plusieurs éléments à prendre en compte. Premièrement, sur le plan électoral, on a connu des tensions et même des violences lors des élections législatives. On a connu quand même une élection qui a abouti à un parlement qui soutient le pouvoir en place à 100%. L’absence de représentation politique de l’opposition traduisait déjà un dysfonctionnement majeur. Les violences meurtrières autour des élections représentaient une situation quasiment sans précédent.

Le deuxième élément est lié au sentiment que toutes les institutions, en particulier les institutions judiciaires, s’alignent sur le pouvoir exécutif. Sous le régime Talon, la Cour de répression des infractions économiques et terroristes a été mise en place. On utilise aussi cette institution pour régler des comptes politiques. Cela ne veut pas dire nécessairement que tous ceux qui sont visés n’ont pas de choses à se reprocher, mais c’est clair qu’il n’y a pas vraiment d’indépendance de la justice par rapport au pouvoir exécutif. C’est un élément préoccupant de l’évolution politique du pays. 

Je crois que cette fragilité des institutions de contre-pouvoir est la menace la plus importante à la poursuite de la démocratie et de l’État de droit au Bénin à moyen-terme.Gilles Yabi, fondateur du think tank Wathi.

C’est dans ce deuxième cadre que s’inscrit la saisie des biens de Sébastien Ajavon. Cela fait suite à tout un processus judiciaire entamé depuis des années, qui a abouti à sa condamnation. Par ailleurs, Joseph Djogbénou démissionne de son poste de président de la Cour constitutionnelle le 12 juillet. Proche de Patrice Talon, il est immédiatement devenu le président de l’un des deux partis qui soutiennent le président. Je crois que ça illustre cette politisation que l’institution qui est la plus importante dans la protection des choix fondamentaux sur le plan politique et institutionnel : la cour constitutionnelle. Je crois que cette fragilité des institutions de contre-pouvoir est la menace la plus importante à la poursuite de la démocratie et de l’état de droit au Bénin à moyen-terme, au-delà du mandat du président actuel.

TV5MONDE : Quel est le type de modèle politique recherché par Patrice Talon ? Le président du Rwanda Paul Kagamé est-il une inspiration de ce modèle ?

Gilles Yabi :
Avec Patrice Talon, je crois qu’on a une gouvernance politique très particulière qui ne ressemble à aucune autre. Bien sûr, on peut aller chercher des inspirations ou des ressemblances avec le Rwanda de Paul Kagame. Mais je crois qu’il ne faut pas nécessairement aller trop loin dans cette comparaison. Les contextes sont très différents. Les passés de ces pays sont très différents. Les profils des personnalités sont très différents aussi. Kagame est un ancien militaire, tandis que Patrice Talon est plutôt un homme d’affaires. 

Les populations attendent aussi que l’économie fonctionne, qu’il y ait des transformations économiques et sociales.Gilles Yabi, fondateur du think tank citoyen Wathi.

Ce qu’il me semble être important de souligner, c’est que Patrice Talon est arrivé au pouvoir dans un contexte de défaillance du fonctionnement démocratique du pays. C’est un pays qui a longtemps été considéré comme un modèle depuis la conférence nationale, avec une constitution très progressiste prévoyant des instances de contre-pouvoir. Malheureusement, on n’a pas consolidé la démocratie et l’État de droit et on n’a pas transformé cette expérience démocratique en une gouvernance elle-même démocratique et efficace. 

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Ce que les populations attendent, ce n’est pas seulement les libertés et l’équilibre des institutions. Les populations attendent aussi que l’économie fonctionne, qu’il y ait des transformations économiques et sociales. Je crois que d’une certaine manière, Patrice Talon a profité des défaillances de ce fonctionnement politique, de l’importance de la corruption dans le fonctionnement de l’État, de pratiques politiques et économiques peu vertueuses dont il a auparavant aussi été acteur. Il est arrivé au pouvoir dans ce contexte et il a pu servir un discours axé sur les réformes, l’amélioration des infrastructures. En contrepartie, il demandait in fine à gouverner seul. C’est un peu comme ça que l’on peut résumer la réalité de la gouvernance de Patrice Talon. 

TV5MONDE : Quelle est la réputation de Patrice Talon auprès de la population béninoise ? 

Gilles Yabi :
C’est toujours difficile à dire, parce qu’il n’y a pas une population béninoise avec un seul point de vue. Il y a des opinions diverses qui existent. Aujourd’hui, il est encore plus difficile de connaître cette opinion et de savoir laquelle pourrait être majoritaire parce qu’il y a beaucoup plus d’autocensure. Les Béninois ne s’expriment plus aussi librement qu’ils le faisaient. Donc il est un peu difficile de savoir ce que les gens pensent vraiment.

Il ne serait pas juste de dire qu’il n’y a pas une certaine partie de la population qui a de l’espoir dans la transformation économique et dans les projets ambitieux lancés par Patrice Talon.Gilles Yabi, fondateur du think tank Wathi.

Je ne sais pas si Patrice Talon est populaire. D’une certaine manière, s’il était convaincu de sa popularité, l'espace politique serait  à priori peut-être beaucoup plus ouvert. Il ne craindrait pas de perdre une élection. Mais en même temps, je crois qu’il ne serait pas juste de dire qu’il n’y a pas une certaine partie de la population qui a de l’espoir dans la transformation économique et dans les projets ambitieux lancés par Patrice Talon. Par exemple, à 35 km de Cotonou, une zone industrielle est en construction. Il y a des promesses d’emploi, de formation et de diversification économique. Il faut le reconnaître, ce sont des choses qui ne sont pas arrivées au Bénin depuis longtemps. 

On a un vrai problème de libertés, de droits. Ce que cela peut signifier pour l’avenir est important.Gilles Yabi, fondateur du think tank Wathi.

TV5MONDE : Quel discours politique Emmanuel Macron peut tenir face à Patrice Talon ? 

Gilles Yabi :
Il se rend au Bénin dans le prolongement de la politique de diplomatie culturelle, avec la volonté d’afficher un renouvellement dans ce domaine-là. Cela s’illustre par le retour des objets pillés lors de la colonisation. La question sécuritaire dans le nord du pays, donc de manière générale dans les États côtiers justifie aussi la visite du président français. Je crois que ce sont ces deux aspects qui seront les plus importants. 

Après, en privé, on s’attend à ce que la situation politique soit évoquée. En particulier par rapport aux personnalités qui ont été condamnées : le professeur Joël Aïvo et l’ancienne garde des Sceaux Reckya Madougou sont les plus connus, mais il y en a d’autres. Je pense que c’est un point sur lequel l’opinion publique béninoise attend quand même un changement. On a un vrai problème de libertés, de droits humains, de crédibilité de la justice. Ce que cela peut signifier pour l’avenir est important. On détruit quasiment la vie de ces personnes lourdement condamnées sur des bases qui ne sont pas du tout convaincantes. Cela veut dire qu’on prend un pari très dangereux sur l’avenir du pays en terme d'orientation politique fondamentale, de choix entre une gouvernance ouverte et inclusive ou une gouvernance solitaire, toujours très risquée.