Fil d'Ariane
« Trente-cinq civils, dont 31 femmes, et sept militaires (quatre soldats et trois gendarmes) tués dans cette attaque armée non revendiquée » (24 décembre) « Trente-sept morts dans l'attaque du convoi d'une société minière canadienne » (6 novembre)...
Les dépêches du Burkina Faso se suivent désormais presque quotidiennement dans la même tonalité, en une litanie sans fin. Sombre spirale pour une petite nation traditionnellement pacifique, qui hier encore regardait avec une certaine compassion la violence affecter ses voisins.
Depuis début 2015, les attaques djihadistes, de plus en plus fréquentes et meurtrières, en particulier dans le Nord et l’Est, ont fait plus de sept-cents morts selon le décompte de l'AFP. Conséquences indirectes : 560 000 déplacés internes et réfugiés, selon l’ONU, dont 300 000 au cours des trois derniers mois. 16 000 autres dans les pays voisins, selon la même source. Plus de 600 000 personnes menacées par l'insécurité alimentaire et 130 000 enfants de malnutrition aiguë sévère cette année. La situation réduit l'accès au soins.
« Les civils que nous avons rencontrés ont enduré des événements effroyables et traumatisants, rapporte le porte-parole du HCR (Haut-commissariat aux réfugiés des Nations-Unies), Andrew Mbogori. Les besoins humanitaires augmentent rapidement à mesure que les conflits et l’insécurité continuent de dévaster des centaines de milliers de vies. Les communautés d’accueil sont déjà appauvries et vivent elles-mêmes dans une situation précaire. »
Autre victime, qui est aussi une cible stratégique : l’éducation. Plus de deux mille écoles fermées, privant ainsi de tout enseignement plus de 330 000 enfants. « Des écoles ont été brûlées et du matériel scolaire détruit. Certains instituteurs ont été menacés, d’autres kidnappés et tués. Dans certaines localités, aucune école ne fonctionne », relève un rapport de l’OCHA (Bureau des affaires humanitaires de l’ONU).
Pour autant qu’on puisse toujours les identifier, les assaillants sont multiples, et n’obéissent pas nécessairement à une stratégie claire de conquête d’un territoire. Certains opéraient déjà au Mali avant l’intervention française de 2013, dans les rangs d’Al Qaïda, Ansardine ou du Mujao et se sont réorientés vers un Burkina Faso moins militarisé et plus vulnérable.
L’attaque la plus spectaculaire, perpétrée en mars 2018 dans le centre de Ouagadougou (seize morts au moins, 80 blessés) a été revendiquée par le GSIM (Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans) du chef touareg Iyag Ag Ghali, traqué sans succès depuis sept ans pas la France. Le GSIM, qui détient entre autres l’otage Sophie Pétronin, a clairement manifesté son ambition internationale. Une autre organisation opère plus à l’Est : l'État islamique au Grand Sahara (EIGS). L’une et l’autre exercent une sorte de tutelle sur différents groupes locaux.
En 2016 s’est créé le premier groupe terroriste burkinabé, Ansaroul Islam, dirigé par un prêcheur peul autoproclamé « commandeur des croyants », Ibrahim Malam Dicko. Vraisemblablement mort l’année suivante après une opération militaire française, ce dernier est remplacé par son frère Jafar. Créditée de deux-cents combattants, leur milice a semé la terreur dans le nord-ouest du pays, ciblant en particulier les écoles et leurs professeurs. Mais bien d’autres bandes ont prospéré depuis, à la faveur de la détérioration ambiante et de l’affaiblissement du pouvoir central.
Car il serait simpliste de voir dans le développement des violences au Burkina Faso la seule exportation du conflit malien et de ses classiques belligérants islamistes. « Depuis un certain temps, leur stratégie d’occupation du territoire ainsi que leur mode de recrutement ont changé, devenant de plus en plus local, principalement dans leurs bastions. Pour augmenter le nombre de leurs adeptes, ils ont su exploiter les désordres locaux, et sont passés maîtres dans l’art d’alimenter les tensions sociales, et d’attiser les conflits communautaires » analyse dans « The conversation » Mahamoudou Savadogo, chercheur de l’université Gaston Berger (Saint-Louis du Sénégal).
Quoique hétérogène, cette myriade de bandes armées, selon le spécialiste, se répartissent désormais les zones, forment un continuum propice à une sorte d’économie grise fluide et visent, non sans succès, à la déstabilisation d’un État faible et vite dépassé.
Comme au Mali, des groupes d’autodéfense fleurissent un peu partout, armant des cultivateurs d’ethnies sédentaires contre des Peuls accusés d’être du côté des « terroristes ». Comme au Mali des expéditions punitives tournent au massacre. L’un d’eux, perpétré les 1er et 2 janvier 2019 par une milice de mossis (une des ethnies dominantes du Burkina Faso) tue près de cinquante personnes selon les autorités, jusqu'à 210 selon le Collectif contre l'impunité et la stigmatisation des communautés.
Et comme au Mali, l’armée ne tarde pas à son tour à tomber dans le piège de la répression aveugle et sanglante. De nombreuses exactions lui sont imputées : depuis 2017, Human Rights Watch a recensé « près de deux-cents cas d’exécutions sommaires présumées d’hommes non armés », accusés d’avoir soutenu ou hébergé des terroristes, lors d’opérations des forces de défense burkinabées. « Nous sommes devenus les otages des deux camps, explique un notable peul à l’envoyée de HRW, Corinne Dufka. Le jour, nous avons peur de l'armée et la nuit, nous avons peur des djihadistes. »
Et cette répression, selon un processus éprouvé, nourrit en volontaires les rangs djihadistes. « L'État et l'armée, dans la lutte contre les groupes extrémistes, ont utilisé des méthodes et adopté des attitudes qui ont fini par faire basculer ceux qui étaient encore résilients. Les tensions communautaires et les exactions commises par les forces de défense et de sécurité drainent de nouveaux adeptes vers les groupes djihadistes », confirme Mahamoudou Savadogo.
Cette armée elle-même, il est vrai, paye son tribut au conflit : plus de deux-cents tués depuis 2016. Le 19 août dernier, elle a perdu une trentaine d’hommes dans l’attaque d’une de ses casernes à Koutougou, près de la frontière malienne : « une tache noire dans la vie de notre armée car c’est la première fois que nous avons [un tel] nombre de victimes », écrit le président burkinabé Roch Marc Christian Kaboré. Une attaque à l’arme lourde qui souligne la faiblesse des forces de sécurité.
Le 26 octobre, plusieurs milliers de personnes ont manifesté à Ouagadougou pour les soutenir. Slogans enflammés. « Ensemble, luttons contre les forces du mal », « Boutons les terroristes hors du Burkina », « Unis dans la diversité contre toute adversité », ou encore « Un peuple, une armée, une victoire certaine ». En marge du rassemblement, trois pick-up et une soixantaine de petites motos ont été remis aux forces de l'ordre.
À l'occasion d'un sommet dédié au terrorisme, un rapport de la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) résumait en septembre dernier sans complaisance l’état des lieux : « Faible implication des leaders communautaires, religieux, des femmes et des jeunes ; sous-équipement des forces de défense et de sécurité ; impact des changements climatiques et prolifération des armes légères ; faible coordination pour lutter contre l’insécurité ; faiblesse des moyens de financement disponibles ».
Ce n’est pas un mystère : la dégradation accélérée de la situation dans un pays longtemps épargné préoccupe la France, qui le qualifie de "verrou". À deux reprises au mois de septembre, la force Barkhane positionnée au Mali est intervenue dans la ville de Djibo (nord du Burkina Faso), à la demande du pouvoir burkinabé, pour venir en aide aux forces locales dépassées.
Cela n’est pas toujours bien passé auprès de la population dont une partie est prête à voir en toute chose la main de la Françafrique. Elle soupçonne Paris de vouloir installer une base militaire dans le nord. Des syndicats se sont indignés. Le 12 octobre une manifestation a réuni quelques centaines de personnes à Ouagadougou aux cris de « Armée française, hors du Burkina et d’Afrique ! ». Celle-ci entretient deux-cents hommes des Forces spéciales à Kamboinsé (banlieue de Ouagadougou).
Héritage venu des heures mémorables de Thomas Sankara voire plus ancien encore, le Burkina Faso – ex- « Haute Volta » devenue avec lui « le pays des hommes intègres » - a toujours, sans détestation particulière, cultivé une méfiance envers l’ancienne puissance coloniale. Quoique protégé d’elle et d’une certaine façon sa créature, Blaise Compaoré lui-même maintenait à son endroit une distance apparente.
Alors même qu’elle dispose de la seule force militaire susceptible de l’aider, l’appeler à la rescousse n’est pas sans risque politique pour le jeune et fragile pouvoir burkinabé.