Fil d'Ariane
« Il n’y a presque que des toubabs ici ! » Aida, Dakaroise, ne mâche pas ses mots. Venue avec ses amies visionner Yao au centre cinématographique Ousmane Sembène à Dakar, la jeune Sénégalaise pénètre dans la salle où les spectateurs sont en majorité des européens.
À la séance de 17h se retrouvent surtout des expatriés et des représentants de la classe aisée de Dakar. En témoigne les 4×4 américains garés devant le complexe cinématographique, qui compte trois salles, et qui est pourtant l’un des plus grands cinémas de Dakar.
Aida vient voir un film sur grand écran « une fois tous les deux mois environ, j’ai cette chance.” Ici, les cinémas se comptent sur les doigts d’une main, « Les autres régions du pays n’ont pas de salles », confie-t-elle.
Sorti il y a un peu plus d’une semaine, Yao avait tout ici pour faire événement. Ce film franco-sénégalais, avec l’acteur vedette Omar Sy, est un road movie où le personnage principal retrouve ses racines sénégalaises. Pourtant le film n’est presque plus distribué à Dakar. L’autre « grand » cinéma de la ville, Canal Olympia, ne le diffuse déjà plus. Seule une trentaine de tickets ont été vendus aujourd’hui pour la séance au cinéma Ousmane Sembène.
Le cinéma sénégalais peut pourtant se targuer d’être présent dans bon nombre de festivals internationaux. En 2017, le film Félicité du réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis avait remporté le Grand Prix du Jury à la Berlinale 2017, l’Étalon d’or de Yennenga, le grand prix du Fespaco (Festival panafricain du cinéma et de l’audiovisuel de Ouagadougou). De plus, la notoriété de l’acteur Omar Sy, d’origine sénégalaise, est bénéfique pour le pays. “C’est une bonne chose qu’il joue dans un film se déroulant au Sénégal. Mais on dirait qu’il cherche à se faire pardonner auprès de nous.”, déplore Lamine, qui a néanmoins apprécié: “il me fait toujours autant rire.”
Reste qu’avec un prix moyen de 2.000 francs CFA (soit 3 euros) la place de cinéma, l’industrie cinématographique a du mal à séduire un large public au Sénégal.
Ismael Thiam, réalisateur, a plusieurs productions de courts-métrages à son actif, “Bien sûr qu’il y a de grands films sénégalais, ceux d’Ousmane Sembène et de Djibril Diop Mambéty, et bien sûr qu’Omar Sy est un plus pour notre cinéma. Mais pour moi c’est avant tout de la débrouillardise.”
Acteur à l’âge de 13 ans, stagiaire régie, assistant de production, producteur, réalisateur, etc... le cinéaste a multiplié les casquettes pour avancer dans le métier et a tout appris en autodidacte. “J’allais à l’Institut français de Dakar, au centre culturel régional Blaise Senghor… Je lisais et visionnais beaucoup de films. Il n’y avait pas de véritable formation à l’époque. Aujourd’hui les formations aux métiers de l’audiovisuel sont bien plus nombreuses à Dakar.”
Ismael insiste sur la nécessité de se professionnaliser: “aujourd’hui les jeunes Dakarois croient pouvoir tout faire grâce à leurs téléphones portables. Mais il y a des règles à respecter, des techniques à apprendre dans l’audiovisuel. Il y a quinze ans, c’était l’école de la rue pour le cinéma sénégalais. Maintenant c’est différent.”
Si les infrastructures existent désormais, les moyens matériels manquent encore. “Filmer dans des studios de cinéma coûte cher ici et demande une grande préparation. On a des artistes et des techniciens compétents, mais nous manquons d’argent”, explique Ismael. En 2017, la subvention annuelle accordée par le président Macky Sall au cinéma sénégalais est passée de un à deux milliards de francs CFA (3 millions d’euros). “C’est bien mais insuffisant. Il nous faudrait dix milliards de francs CFA (15 millions d’euros) par an pour nous permettre de booster notre industrie cinématographique.”
Les équipements pour filmer posent également problème : peu nombreux et souvent désuets par rapport aux normes internationales, les productions sénégalaises sont donc obligées de faire appel à de la location de caméras, de trépieds ou d’autres accessoires neufs en Europe.
Autre revendication que porte le réalisateur, l’accès au septième art pour toute la population sénégalaise. “Dans les autres régions du pays il n’y a que des cinémas ambulants. Il faudrait de véritables salles.” Malgré ces difficultés matérielles, le réalisateur reste admiratif devant le cinéma sénégalais. “On n’a rien à envier à Hollywood ou à Bollywood. Ce que les grosses industries cinématographiques étrangères font, l’Afrique peut le faire.”
>> Cet article est publié en partenariat avec l'école de journalisme du Celsa - Paris Sorbonne et son projet "Carnets du Sénégal".