Fil d'Ariane
Après l'invalidation par le Conseil constitutionnel d'une liste nationale de candidats de la coalition d'opposition Yewwi Askan Wi, les autorités sénégalaises ont interdit une manifestation prévue ce vendredi 17 juin dans la capitale.
Elles invoquent des "menaces de troubles à l'ordre public" et une propagande "déguisée" dans les 30 jours précédent l'ouverture de la campagne électorale.
Le Conseil constitutionnel a cependant validé huit autres listes nationales dont sept de l'opposition. Parmi celles-ci se trouve celle de la coalition Alternative pour une Assemblée de Rupture, l'AAR Sénégal, autre grande coalition de l'opposition.
TV5MONDE : Les Sénégalais sont attendus aux urnes le 31 juillet prochain pour les élections législatives. Ce scrutin se prépare dans un climat particulièrement tendu. Qu'est-ce qui explique ce clivage politique au Sénégal ?
Alioune Tine : Pour la première fois au Sénégal, nous vivons un lourd contentieux préélectoral, au moment même des depôts de candidatures. En écartant la liste nationale des candidats de la coalition d'opposition Yewwi Askan Wi, au profit de suppléants, le Conseil constitutionnel a échoué dans la mise en place d'élections apaisées et apaisantes.
Si l'opposition n'est pas représentée à l'Assemblée nationale, cela risque d'être une catastrophe. Il faut à tous prix éviter cette absence.
Alioune Tine, expert indépendant à l'ONU et fondateur d'Afrikajom Center
Nous avions l'habitude des crises post-électorales mais là, nous sommes face à une crise préélectorale, c'est extrêmement sérieux. Cela veut dire que le simple fait de déposer une candidature devient une épreuve olympique. On ne doit pas avoir de censure au moment du dépôt des candidatures. Il faut au contraire une administration qui facilite, qui corrige et qui permettent aux gens d'être candidats, que ce soit à la présidence de la République ou à l'Assemblée.
Si l'opposition n'est pas représentée à l'Assemblée nationale, cela risque d'être une catastrophe. Il faut à tous prix éviter cette absence. Nous avons besoin de tous les segments de la société et surtout d'une opposition représentative à l'Assemblée nationale. Sans représentation de l'opposition nous vivons une période de dégénérescence démocratique.
TV5MONDE : Vous parlez d'une "dégénérescence démocratique". L'interdiction d'une manifestation de l'opposition ce vendredi, par le prefet de Dakar, va-t-elle dans ce sens ?
Alioune Tine : Je suis scandalisé par les images que je vois devant la résidence d'Ousmane Sonko. Il n'est pas normal de voir sa résidence bunkérisée de la sorte. N'oublions pas que c'est ce genre de situation qui a donné lieu aux événements de mars dernier 2021. [La mise en cause d'Ousmane Sonko par la justice dans une affaire de viols présumés avait contribué en mars 2021 à plusieurs jours d'émeutes qui avaient au moins fait une douzaine de morts, ndlr].
Lorsqu'il existe des tensions politiques de cette nature, il est nécessaire de trouver des solutions politiques. Aujourd'hui, la solution, la plus pacifique, la plus appropriée, serait que les acteurs politiques se rencontrent autour d'une table et discutent.
Il me semble que si le président de la République, Macky Sall, demande à son gouvernement de s'assoir avec les responsables politiques de l'opposition, je suis certain que l'on aboutira à une solution pacifique qui nous permettra d'aller très rapidement vers des élections sereines.
Il faut également rappeler qu'en période électorale, il est normal d'avoir une sorte d'explosion de toutes les libertés fondamentales, de tous les droits humains. C'est justement le moment où la liberté d'expression explose. Les marches, les manifestations, tout cela fait partie de cette liberté d'expression. Si nous avons aujourd'hui des policiers là où sont censés se trouver des manifestants pacifiques, cela veut dire que notre démocratie est malade.
La peur n'a pas sa place dans la démocratie. La démocratie, au contraire, c'est la réversibilité des régimes politiques par des voix pacifiques, c'est le changement.
Alioune Tine, expert indépendant à l'ONU et fondateur d'Afrikajom Center.
Ce qu'il faudrait au contraire, c'est que les autorités publiques et surtout de l'administration, garantisent les conditions pour que ces manifestations se déroulent de façon pacifique. Les préfets et les gouverneurs doivent faire en sorte que les droits, qui sont des droits constitutionnels soient des droits effectifs. Leur rôle est de faire en sorte qu'une manifestation, quand elle a lieu, soit sécurisée.
TV5MONDE : Vous parliez plus haut des élections locales qui ont eu lieu il y a quelques mois au Sénégal. Celles-ci ont été marquées par une percée de l'opposition, qui a remporté des mairies importantes.
Alioune Tine : Je ne veut pas faire de conjectures mais il faut effectivement reconnaître que lors des élections locales, l'opposition a remporté beaucoup de grandes villes, Dakar, Ziguinchor et d'autres. Toutefois, face à une opposition qui prend de la place, la solution n'est pas de mettre en place appareil répressif, comme c'est le cas actuellement. Je le répète, la solution ce sont les urnes.
La jeunesse est maginalisée un peu partout au Sénégal.
Alioune Tine, expert indépendant à l'ONU pour le Mali et fondateur d'Afrikajom Center.
Les différentes décisions prises, sont peut-être, en effet, une expression de peur mais la peur n'a pas sa place dans la démocratie. La démocratie, au contraire, c'est la réversibilité des régimes politiques par des voix pacifiques, c'est le changement. Macky Sall lui-même est arrivé au pouvoir par un changement démocratique. Il doit donc travailler en ce sens, pour que la démocratie ne soit pas sur la voie de la dégénérescence.
TV5MONDE : la semaine dernière s'est déjà tenue une manifestation à Dakar. Elle était autorisée.
Alioune Tine : Les jeunes sont un enjeu majeur de ces élections. La jeunesse est maginalisée un peu partout au Sénégal. Aujourd'hui la jeunesse à trois voies. La pire, c'est lorsqu'ils s'enrolent avec les djihadistes, n'oublions pas que la jeunesse est particulièrement touchée. L'autre voie, c'est l'immigration, qui est parfois suicidaire d'ailleurs. Enfin, la troisième voie qui s'offre à eux c'est de rester et de résister.
Aujourd'hui, en effet, les jeunes se mobilisent et, il faut le reconnaître, ils adhèrent au discours d'Ousmane Sonko. Cela ne veut pas dire qu'il est en position de force, mais que ce soit au Sénégal ou dans la diaposra, il est souteu par la jeunesse.
C'est la même génération. Et puis, les jeunes s'identifient à Ousmane Sonko. Ils aiment les "guerriers". Je pense aussi qu'il a convaincu avec son programme "Burok", [travail, un programme qu'il a présenté lorsqu'il briguait la mairie de Ziguinchor ndlr]. Cette thématique touche particulièrement les jeunes.
Mais c'est le jeu, l'électorat est là pour écouter, apprécier ou non et choisir. On ne peut pas vérouiller les libertés fondamentales pendant une période électorale.
TV5MONDE : Quelles solutions s'imposent face à la situation politique actuelle ?
Alioune Tine : Ce n'est pas à moi de dire s'il faut ou non décaler les élections. Ce que je peux dire c'est qu'il faut dialoguer. Si, par ce dialogue des solutions sont trouvées pour maintenir, de façon apaisée, les élections le 31 juillet, alors tant mieux. S'il apparait qu'il faut au contraire les décaler, alors cela doit se faire de façon consensuelle.
Si on se tait,[sur la limitation des mandats présidentiels] les Sénégalais peuvent nourrir valablement des inquiétudes.
TV5MONDE : Dans le sillage de cette crise, l'hypothèse d'un troisième mandat chez Macky Sall est parfois pointée du doigt.
Alioune Tine : Je crains que cette logique d'un troisième mandat soit justement à l'origine de toutes les difficultés dans lesquelles nous trouvons actuellement. Si vous êtes dans une logique de troisième mandat, cela veut dire que vous ne voulez pas perdre les élections et que vous ne voulez pas laisser de place à vos concurrents.
Ce n'est d'ailleurs pas pour rien non plus que toutes les personnalités présidentiables se trouvent aujourd'hui devant la justice. Cela est aussi extrêmement inquiétant pour la démocratie sénégalaise.
Si Macky Sall parvient à clarifier cette question, cela permettra d'apaiser le climat politique de façon globale. Cela s'ajoute en plus au fait que le Sénégal n'ait pas eu de position claire quant à la limitation des mandats à la Cédéao.
En 2015 pourtant, le Sénégal était pratiquement le leader de la question de la limitation des mandats pour que ce soit inscrit dans le protocole additionnel. Aujourd'hui si on se tait, les Sénégalais peuvent nourrir valablement des inquiétudes.
Le porte-parole de la présidence plaide pour le respect de l'État de droit et de la loi électorale.
Seydou Guèye, joint par TV5MONDE, ministre et porte-parole de la présidence plaide lui pour le respect de l'État de droit et de la loi. "Le Conseil constitutionnel a invalidé de manière souveraine la liste des titulaires Yewwi Askan Wi pour non respect de la parité. Ce n'est pas le gouvernement qui a décidé de cela. C'est le Conseil constitutionnel. Nous sommes une République, une démocratie avec des règles et un État de droit. On ne peut pas décider des régles en fonction de ces intérêts. Je rappelle que la liste qui soutient le président, Benno Bokk Yaakkar, a également vu sa liste de suppléants invalidée par le conseil constitutionnel pour aussi des questions de parité hommes-femmes. C'est bien la preuve que ce n'est pas le pouvoir qui décide de la validation des listes électorales", avance le ministre et porte-parole de la présidence.
Les Sénégalais élisent leur 150 députés selon un mode qui panache scrutin proportionnel avec des listes nationales pour 53 parlementaires, et scrutin majoritaire dans les départements pour 97 autres. La diaspora élit 15 députés.Pour le scrutin proportionnel, les organisations présentent une liste de titulaires et une liste de suppléants.
L'opposition sera t-elle présente pour ces élections législatives ? "L'opposition sera bien présente aux scrutin départementaux et aussi nationaux. Pour les listes nationales, on trouve 8 listes d'opposition. Dire que l'opposition n'est pas présente est faux. Le Sénégal est une démocratie. Nous ne somme pas rentrés dans un processus de "dégénérescence démocratique". Un code électoral a été mis en place. Il a été le fruit d'un dialogue consensuel qui a duré 16 mois entre le pouvoir, l'opposition et la société civile. On ne peut pas accepter un changement des règles", estime Seydou Guèye ministre et porte-parole de la présidence. L'autre grande coalition de l'opposition, l'AAR, a vu ses listes nationales validées
Les autorités reprochent à la liste d'Ousmane l'inégibilité d'une de ses candidates, figurant par inadvertance à la fois parmi les titulaires et les suppléants. Les juges constitutionnels ont confirmé ces décisions en rejetant les recours introduits contre elles.
En ce qui concerne l'interdiction de manifestation le ministre et porte parole de la présidence Seydou Guèye estime qu'il "fallait protéger les personnes et les biens face au discours séditieux d'Ousmane Sonko".