"Le sentiment anti-français", retour sur une expression contestée sur le continent africain

De Dakar à Bangui, en passant par Ouagadougou et Niamey, le rejet de la politique française en Afrique est sans cesse croissant. Depuis, pour qualifier cette réalité que beaucoup reconnaissent comme étant complexe, une expression a fait flores : « le sentiment anti-français ». Rejetée par de larges franges de la population sur le continent, l’usage de cette facilité langagière tend à se pérenniser, notamment en France. Analyse.
 
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Manif Mali
Rassemblement parrainé par le gouvernement à Bamako, la capitale du Mali, le 14 janvier 2021, pour protester contre les nouvelles sanctions économiques régionales et la pression croissante de l'ancien colonisateur français.
© AP Photo/Harandane Dicko, File
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À quelques jours d’une tournée en Afrique centrale qui va le mener du 1er au 05 mars prochain au Gabon, en Angola, au Congo et en République Démocratique du Congo (RDC), le président de la République française, Emmanuel Macron, a appelé, depuis l’Elysée, à bâtir un « nouveau partenariat » entre la France et l’Afrique.

Une expression aux origines incertaines

Le chef de l’Etat français a réaffirmé sa volonté de rupture, notamment avec la Françafrique, tel qu’annoncé dans son discours de novembre 2017 à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso, devant des centaines d’étudiants. C’est dire si, justement, la nouvelle donne issue du conflit russo-ukrainien, ainsi que la question du développement sur le continent, en particulier au sein de la jeunesse, de ce qu’on appelle en France « le sentiment anti-français » est prise très au sérieux par les autorités françaises. Mais qu’est-ce que le sentiment anti-français ? D’où vient cette expression ? Comment est-t-elle perçue sur le continent ? Et quelles réalités recouvre-t-elle ?

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Alors qu’elle est abondamment employée, notamment par des journalistes et des médias francophones, il est aujourd’hui difficile de dater et déterminer l’origine exacte de l’expression « sentiment anti-français ». Une chose semble certaine cependant, son emploi est relativement récent. Et cet usage s’est nettement accru ces derniers mois, avec les tensions diplomatiques et politiques entre la France et quelques-unes de ses anciennes colonies d’Afrique. Et comme le souligne l’écrivain et sociologue sénégalais El Hadj Souleymane Gassama, dit Elgas, auteur d’un ouvrage qui vient de paraître chez Riveneuve éditions, intitulé « Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial » : « C’est une terminologie désormais admise qui agrège un élément conjoncturel et un autre structurel : respectivement la situation politique, militaire au Sahel et l’historique défiance contre les survivances coloniales. Les interventions militaires et surtout leurs échecs balisant le terrain à des manifestations hostiles, qui tout de même s’attaquent à des symboles plus qu’à des personnes. C’est la limite naturelle de cette expression qui est devenue une facilité langagière. »  

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Une facilité langagière qui, vue d’Afrique, n’est pas seulement fautive aux yeux de larges franges de la population ; elle accrédite aussi l’idée qu’il s’agit d’abord de sentiments, voire d’une réaction purement émotionnelle. Beaucoup y voient d’ailleurs un vestige de la "bibliothèque coloniale, constitué notamment de l’image dégradante du Nègre irrationnel et émotif, que l’on retrouve également dans la fameuse citation de feu le poète-président Léopold Sédar Senghor : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène. » La "bibliotheque coloniale" expression utilisée par l'écrivain américano-congolais par le philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbé regroupait les images et les écrits coloniaux des Européens sur les Africains.

Le professeur Zakaria Ousman Ramadan, directeur du Centre tchadien d’études stratégiques et de recherches prospectives s’insurge contre cette expression, le sentiment anti-français, qui, selon lui, « est une formule toute faite dont personne ne revendique aujourd’hui la paternité intellectuelle. C’est purement et simplement une formule sortie de nulle part, et qui, grâce aux médias, s’est propagée comme un feu de brousse et risque de marquer les esprits pour longtemps. »

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Il en est de même pour le politologue béninois et fondateur du groupe de réflexion Wathi, Gilles Yabi : « Je ne connais pas l’origine de cette expression de « sentiment anti-français ». On la retrouve effectivement sous la plume de nombreux journalistes depuis quelques mois, peut-être davantage. Et je crois que c’est un tout petit peu agaçant pour les analystes africains interrogés sur son existence. Nous n’arrêtons pas d’expliquer qu’il s’agit d’abord de contestations de la politique étrangère française sur le continent, et plus particulièrement dans les pays où la France a une influence politique et une présence militaire importante depuis des décennies ; ou plus récemment dans le cadre d’interventions militaires, comme c’est le cas au Mali. »

Un usage qui se pérennise

Des lecteurs africains dénoncent régulièrement l'usage de cette expression. À la lecture de l’un des  articles de la rédaction de TV5 portant sur les conséquences pour l’Afrique de la guerre russo-ukrainienne, de nombreux internautes dont la chanteuse, comédienne et illustratrice camerounaise Joëlle Esso (désormais installée au Bénin, où elle travaille notamment pour les éditions Dagan, dirigées par Dieudonné Gnammankou), nous ont reproché l’usage de cette facilité langagière à laquelle ils préfèrent le rejet de la politique française en Afrique. « Je crois qu’il y a deux éléments importants, précise à cet égard le politologue béninois Gilles Yabi, d’abord circonscrire l’Afrique dont on parle. Il s’agit essentiellement de l’Afrique francophone, de l’Afrique qui a des liens historiques avec la France. Et deuxièmement, il s’agit moins d’un sentiment anti-français que d’un rejet d’une politique française perçue comme n’allant pas dans l’intérêt de la stabilité, de la sécurité et du développement d’un certain nombre de pays africains. »

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L'usage de cette expression ne touche par que des journalistes. On peut la rétrouver également  dans les milieux universitaires. Dans un ouvrage collectif intitulé « La France, une puissance contrariée », paru en 2021 aux éditions La Découverte, Fanny Pigeaud relevait déjà le constat fait par les médias et les officiels français, concernant la dégradation au cours des années 2010 de la réputation de la France en Afrique francophone. Sa contribution porte sur "le sentiment anti-français".

Dans les plus hautes sphères de l’État français, on parle d’un « sentiment antifrançais » pour décrire cette situation et l’on s’en inquiète. Après un séjour de travail au Cameroun, un député, Philippe Baumel, rapportait en 2015, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, avoir été « très frappé par le sentiment antifrançais, qui deviendra très inconfortable s’il perdure et il va perdurer ».

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À l’époque, nous rappelle Fanny Pigeaud, « dans les plus hautes sphères de l’Etat français, on parle d’un sentiment anti-français ». D’autant plus que quelques mois auparavant, souligne l'auteure, « fin 2020, un sondage réalisé par l’Ichikowitz Family Foundation, un organisme sud-africain, auprès de jeunes de plusieurs pays, indiquait que 71 % des Gabonais, 68 % des Sénégalais, 60 % des Maliens et 58 % des Togolais avaient une mauvaise opinion de la France. » En décembre 2021, une autre enquête réalisée au Togo par Afrobaromètre, un réseau de recherche panafricain spécialisé dans les sondages d’opinion, montre que les citoyens ont une image négative de l’influence française, contrairement à celle des USA, de la Chine, de la Russie ou encore du Nigeria. Ainsi, pour 59% des Togolais, la France est considérée comme ayant une influence « très négative » ou « quelque peu négative ». Une image de la France très dégradée qui est particulièrement prononcée chez les hommes (67%), les résidents des milieux urbains (72%) et les plus instruits (82%).

Il faudrait bannir l’expression « sentiment anti-français »

Dans une analyse de l’Institut Montaigne parue en janvier 2023, l’auteur, Jonathan Guiffard, expert en relations internationales et questions stratégiques, a lui aussi recours à l’expression "sentiment anti-français". Intitulée « Le sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, reflet de la confrontation autoritaire contre l’Occident collectif », cette analyse commence par répondre à la question de savoir pourquoi l’on en parle tant. Les premiers éléments de réponse sont les suivants : « Les attaques contre l’ambassade de France à Ouagadougou et l’Institut français de Bobo Dioulasso, le 1er octobre 2022, les manifestations régulières au Mali, au Burkina Faso ou au Niger contre la présence française, le pillage des magasins français à Dakar, en mars 2021, ou les nombreuses invectives contre les responsables politiques français seraient l’illustration d’un sentiment anti-français bien encré en Afrique de l’Ouest, resenti par la majorité de la population qui rejetterait la présence française sous toutes ses formes (militaire, en premier lieu, mais aussi diplomatique et économique). » 

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Selon  le professeur Zakaria Ousman Ramadan, directeur du Centre tchadien d’études stratégiques et de recherches prospectives, il faudrait bannir l’expression « sentiment anti-français » des analyses comme celles citées ci-dessus. Selon lui, il n’y a pas de sentiment anti-français en Afrique. « Les Français font partie des nôtres, souligne-t-il, ce sont nos amis, nos collègues de travail, d’école… Nous avons des liens matrimoniaux, et donc des binationaux. Bref, les Français vivent en bonne intelligence dans les différents pays africains. Vouloir à tout prix coller cette expression sur le dos des Africains relève de la cécité intellectuelle. »

Dans le même ordre d’idée, le politologue béninois Gilles Yabi ne dit pas autre chose : « On n'observe pas d’animosité à l’égard des citoyens français, simplement parce qu’ils sont citoyens français. […] Et ça montre bien que ce qui est en cause, c’est la réalité des interventions militaires ou de la présence militaire permanente dans un certain nombre de pays du continent ; et le sentiment que cette présence militaire et l’influence politique, même dans les pays où il n’y a pas de présence militaire, se situe dans la droite ligne de la colonisation et d'une décolonisation qui n'a pas mis fin à la volonté de domination ou de contrôle.»