Au programme de l’élection présidentielle égyptienne : deux candidats et un vainqueur tout désigné. Face au Nassérien Hamdine Sabahi, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi est sûr de l’emporter les 27 et 28 mai. Un scrutin prolongé d'une journée jusqu'au 29 mai. L’ampleur des chantiers qui attendent le militaire est immense.
Le 6 mai dernier, lorsque Abel Fattah al-Sissi s’est exprimé pour la première fois à la télévision égyptienne dans le cadre de la campagne, il s’est appliqué à souligner sa position d’homme fort de l’Égypte. Une technique payante dans un pays en proie aux troubles politiques depuis la révolution de 2011 et la chute d’Hosni Moubarak. Beaucoup d’Égyptiens voient en la personne du maréchal Sissi la seule capable de contenir les islamistes, stabiliser le pays et mettre fin à la hausse des prix, incessante depuis trois ans - 4,5% en moyenne en 2012, alors que les salaires des ménages diminuaient de plus de 11%, pour beaucoup en raison du recul du tourisme.
Touristes et investisseurs Le soleil, l’eau limpide de la mer Rouge, les pyramides de Gizeh : l’Égypte a pourtant gardé tous ses atours. Mais les touristes ont déserté le pays. Seule la station balnéaire de Sharm el-Cheikh a réussi à retenir quelques amateurs de plongée. Le Caire a été frappé de plein fouet par la fuite des étrangers. Dans un pays où le secteur touristique représente habituellement 10% du PIB et emploie 12% de la population active, les événements des derniers mois ont eu un impact dramatique. En février 2014, un attentat visait un bus de touristes dans le Sinaï, tuant trois Sud-Coréens. Un tel événement n’avait pas eu lieu depuis des années, mais il a participé à renforcer, à l’étranger, l’idée que le pays n’est pas sûr. Or la stabilité est indispensable pour permettre la relance et regagner la confiance des touristes et des investisseurs. Pour Sophie Pommier, maître de conférence à Sciences-Po et directrice du cabinet de conseil Meroe (Middle East Risks and Opportunities Experts), le maréchal al-Sissi va poursuivre sa politique répressive envers les Frères musulmans pour garantir une stabilité durable. « Pourtant, on voit bien que ça ne marche pas. Depuis cet été, la situation sécuritaire se dégrade. Les attentats ont gagné Le Caire […] Mais il y a une propagande folle, les gens ne s’en rendent pas compte, ils sont formatés », ajoute-t-elle. En attendant le retour des investisseurs étrangers, les capitaux des pays du Golfe arabique injectés dans l’économie égyptienne ont permis au pays d’éviter la faillite, mais la diversification des sources de revenus devient urgente.
Une économie à transformer Les capitaux saoudiens et qataris affluent mais ils posent un problème de « type de développement économique ». Sophie Pommier explique que les monarchies du Golfe s’orientent majoritairement vers de grands travaux de construction de malls (centres commerciaux gigantesques ndlr) ou d’hôtels de luxe. « Cela n’est en phase ni avec l’urbanisme, ni avec la sociologie égyptienne, souligne-t-elle. Le niveau de vie des Egyptiens ne correspond pas à ce genre d’infrastructures. » De plus, le pays est asphyxié par un taux de chômage qui dépasse les 13% et touche massivement les jeunes. Pour la consultante, l’économie égyptienne doit se transformer pour renouer avec la croissance : « L’Egypte a une économie de rente répartie sur les hydrocarbures, le tourisme, les devises des expatriés, les aides américaines et les revenus du canal de Suez […] Ce sont des éléments qui apportent des revenus réguliers mais ne créent pas de dynamisme. Au final, cela plombe l’économie du pays. » Pour développer l’emploi il faudrait dynamiser l’économie locale et trouver des niches, sur le modèle du Maroc qui s’est imposé sur le marché des plateformes téléphoniques et de l’avionique. L’Egypte devrait alors revoir son système de formation. La directrice de Méroé raconte que, régulièrement, des sociétés s’installent en Egypte mais ne parviennent pas à trouver la main d’œuvre qualifiée dont elles ont besoin.
Modèle militaire dépassé Toutes ces considérations sont malheureusement « aux antipodes des réflexions des militaires égyptiens ». Le maréchal al-Sissi et son entourage penseraient l’économie selon des schémas hérités des années 1970 et basés sur une politique de grands travaux, des marchés sur lesquels ils réalisent de substantiels profits. Aujourd’hui 40% de la population égyptienne vit sous le seuil de pauvreté. En guise de politique sociale, les militaires mènent des campagnes « de charité », basées sur des distributions de nourriture, d’aides financières, constructions de logements sociaux etc. Pour Sophie Pommier, la solution se trouve, au contraire, dans un « développement inclusif » permettant à chacun de participer à la croissance du pays.
Transition démographique urgente La croissance démographique égyptienne, en revanche, doit être jugulée. Avec ses 86 millions d’habitants, l’Égypte est le pays le plus peuplé du monde arabe. Cette réelle surpopulation inquiète les gouvernements successifs depuis les années 1960 mais aucune campagne de limitation des naissances n’a été assez efficace pour remédier à la situation. Elena Ambrosetti, maître de conférence à l’université Sapienza de Rome et auteure de l’ouvrage Égypte, l’exception démographique (éditions de l’Institut national d’études démographiques), dans un article du site Orient XXI, explique entre autres cette situation par le conservatisme de la société égyptienne: “Les autorités officielles, coptes et musulmanes, ont perdu de leur influence au profit d’une plus stricte interprétation de la religion, qui a conduit à une résurgence du fondamentalisme utilisé par les adversaires du régime de Hosni Moubarak.” Or, les partisans de ce fondamentalisme militent pour une natalité élevée.
Partage des eaux Autre dossier auquel le maréchal Sissi va devoir s’atteler : celui du partage des eaux du Nil. Six pays ont signé en 2010 et 2011 un traité de répartition des eaux du fleuve. L’Égypte, historiquement bénéficiaire d’un droit de véto sur leur utilisation, conteste sa légitimité. Par ailleurs, un contentieux l’oppose à l’Éthiopie depuis que ce pays désertique a commencé, en mai 2012, à dévier les eaux du fleuve pour y construire un gigantesque barrage hydroélectrique. Objectifs : permettre une meilleure irrigation des cultures et fournir aux pays voisins une électricité bon marché.
Diversification des alliances stratégiques Dans les mois qui suivront la victoire annoncée d’Abdel Fattah al-Sissi il faudra encore observer comment l’Égypte gère ses partenariats à l’étranger. Sous perfusion d’aides américaines depuis 1979 (traité de Camp David), les nouvelles autorités resserrent aujourd’hui les liens avec la Russie, et regardent vers les émergents. Le pays est devenu totalement dépendant de l’aide des États du Golfe. Avec les Américains – qui ont temporairement gelé le versement de l’aide pour protester contre les atteintes aux Droits de l’Homme - les relations sont devenues plus difficiles. Mais les deux pays ont besoin l’un de l’autre et les brouilles ne peuvent aller trop loin. L’Égypte se trouve plutôt dans une logique de diversification de ses partenaires, marquée par la montée en puissance des pays du Golfe et de la Russie, le relatif désengagement américain et la très significative perte d’influence de l’Union européenne, affaiblie économiquement et politiquement inaudible.
Eclairage avec le journaliste Mustapha Tossa et notre éditorialiste Slimane Zeghidour