La jeunesse est majoritaire au sein de la société algérienne et attend un changement qui ne vient pas. Entre lassitude et espoir, l'étonnant réalisme d'une génération dépolitisée qui n'aspire pas à rejoindre un pseudo eldorado européen auquel elle ne croit plus.
« 70% des Algériens ont moins de 30 ans »
Un jeune Algérien s’assoit à côté de moi dans un fourgon de transport public de Tizi-Ouzou. Il jette un œil sur mon journal et lit à haute voix : « Bouteflika déçoit ». Il se lance alors dans une diatribe contre le pouvoir algérien : « Cela fait près de 50 ans qu’ils se moquent du peuple. Que peut-on attendre d’un pays qui réprime violemment ses étudiants parce qu’ils demandent le respect de leurs droits les plus élémentaires ? » Manifestement, le discours d’Abdelaziz Bouteflika du 15 avril où il a promis une réforme de la Constitution a eu l’effet contraire à celui escompté. La rue algérienne est en colère contre ce qui est considéré comme une « insulte au peuple ». L’opacité des promesses présidentielles et surtout leur caractère superflu ont renforcé le sentiment général de la non-volonté des décideurs algériens de changer le régime. La population ironise aussi sur l'état de santé du chef de l'Etat qui peinait à déplacer les feuilles de son discours. Hommes et femmes partagent le même désarroi: « Dans un Etat démocratique, le Conseil Constitutionnel l'aurait destitué ». Pendant ce temps, les manifestations se succèdent à Alger et les grèves corporatistes touchent l’ensemble du territoire national. Mais malgré cela, l’Algérie n’a rien d’un pays en ébullition comme l’ont annoncé les médias nationaux et étrangers. Au contraire, la population est préoccupée par les contraintes du quotidien et par sa sécurité menacée, non plus par le terrorisme islamiste, mais par le grand banditisme et par des jeunes sans entrées d’argent. La pauvreté croissante est en train de dévorer la société civile et le pouvoir ne fait rien pour changer la situation. Parfois, il l’encourage même en offrant au vu et au su de tous une impunité parfaite aux criminels et aux trafiquants. La corruption n’épargne aucune catégorie professionnelle. Le constat qui revient dans toutes les bouches est édifiant : « Pour les voleurs, l’Algérie est l’endroit idéal pour faire fortune. Mais les personnes honnêtes et créatives n’ont aucune chance de réussir. »
« Chômeur de luxe » En 1992, l’état d’urgence est décrété pour lutter contre les violences terroristes. La quasi-disparition de celles-ci au début des années 2000 n’a pas permis sa levée avant le 24 février de cette année. Depuis cette date, rien n'a changé sur le terrain. Les rues sont parsemées de barrages policiers et militaires qui, pourtant, ne participent aucunement à la neutralisation des terroristes qui se fait généralement sur renseignements et filatures. « Ces barrages servent à stresser la population », nous dit un observateur de la vie politique rencontré à Alger. De fait, l’Etat n’a aucune autre forme d’existence que cette présence policière qui provoque des embouteillages monstres et qui prouvent qu'il fait du peuple ce qui lui plaît. Les jeunes de moins de trente ans représentent 70 % de la population algérienne. Ils sont les premiers à souffrir de cette situation et de l’incurie des responsables politiques. Certains défenseurs des droits humains les surnomment : « Les enfants de l’état d’urgence ». Une appellation que tout le monde n'accepte pas toujours. Une chose est sûre : cette jeunesse, qui se sent étouffée, a un grand besoin de liberté. C’est le cas d’Ali T. Agé de 26 ans, il ne se souvient pas des tueries des années 90 et, pour lui, « l’état d’urgence est fini car les tribunaux militaires n’existent plus depuis longtemps. » Sur sa profession, il se dit « chômeur de luxe ». « J’active comme commerçant dans le marché de l’informel. Je vends de tout, je gagne bien ma vie mais je ne peux pas dire que je suis un commerçant car je ne suis pas déclaré. » Ali n’a pas été choqué par les propos du ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, qui a stigmatisé le jeune Algérien présenté comme « râleur » et « sur-politisé ». Comme toute sa génération, Ali a le sens de l’autocritique qui frôle parfois l'auto-flagellation : « Fainéants, nous le sommes un peu, indique-t-il impassible. Les jeunes Algériens n’ont pas la culture de l’entrepreneuriat. Ils attendent que l’Etat leur offre quelque chose. » Il reconnaît toutefois qu’il est difficile d’entreprendre dans ce pays : « Les problèmes bureaucratiques et administratifs dépassent même l’administration qui ne peut plus les endiguer. » Notre interlocuteur ne travaille pas au noir de gaieté de cœur. Il sait qu’un jour il devra régulariser sa situation pour avoir une sécurité sociale et cotiser pour sa retraite. D’ailleurs, il pense que la lutte annoncée par le pouvoir contre le marché de l’informel, qui représente officiellement 40 % de l’économie algérienne, est « une bonne chose. » Mais il compte poursuivre son activité actuelle : « Pourquoi travailler légalement si un autre travaille au noir et qu’il vend moins cher que moi ? La concurrence est déloyale. De toute façon, les plus grands marchands clandestins sont protégés par le système. L’Etat n’ira jamais jusqu’à l’éradication complète de l’informel. »
L’opposition, une facette du régime Chômeur de luxe mais pas engagé. « Je n’ai jamais eu d’activité dans un parti politique, ni aucune association, avoue Ali. Cela ne m’intéresse pas. Je n’ai même pas ma carte d’électeur. » Manifestement, les jeunes Algériens ne croient plus en la classe politique. Ils se méfient même de l’opposition dont les élus locaux n’ont pas convaincu la population. Les plus engagés parmi les jeunes, ce sont les étudiants comme Massinissa. A 29 ans, il effectue un stage pratique pour devenir avocat. Il partage le même avis qu’Ali concernant la classe politique jugée incapable de mettre un terme au « mal-vivre » de la population : « Les partis de l’opposition sont des réformistes. Ils ne contestent pas l’ordre établi. Le parti qu’il nous faut n’existe pas encore. » Massinissa a déjà adhéré au Parti Socialiste des Travailleurs (PST), un parti politique non reconnu et qui demande des livres pour ses militants à la Lutte Ouvrière (LO) française. « La vie d’un jeune militant, dit-il, est très difficile. Il y a trop d’obstacles et nous n’avons pas les moyens financiers pour agir réellement. » Le même militant se sent bien sûr interpellé par les nombreuses grèves et défilés organisés par les travailleurs du secteur public. Il commente : « Il y a des luttes quotidiennement. Cela me redonne espoir. Ces mouvements expriment un malaise général et pourraient faire évoluer les choses car le système ne changera pas de lui-même. Ce sont les prolétaires qui le feront le jour où ils se soulèveront à cause de la situation sociale qui ne leur laisse pas d’autre choix. » La désillusion est totale ; le débat avec le régime impossible. Aussi la violence et les « émeutes » sont-elles devenues le seul recours des jeunes Algériens pour se faire entendre des autorités et pour exprimer leurs doléances. Les routes sont souvent bloquées par la population pour dénoncer des coupures d’eau ou de gaz ou les retards dans la livraison des nouveaux logements... A chaque fois les autorités locales accourent et accèdent sans conditions aux demandes des manifestants. Pour Massinissa, cela prouve que « la "Révolution de Gandhi" est impossible de nos jours. Le système en place se protège et ne s’exprime que par la force. Nous devons employer la force à notre tour pour l’amener à céder sur certaines choses. » Participe-t-il à ces « émeutes » ? Compte-t-il prendre part à une révolution nationale si celle-ci était réprimée dans le sang ? « Pour peu qu’il y ait un mouvement général qui porte un projet crédible et un idéal, je serai prêt à tout sacrifier. Mais pour m’engager derrière un des partis déjà reconnus, c’est niet ! » L’Etat algérien aborde les jeunes Algériens comme des enfants. Pour mettre un terme à la colère des étudiants qui dénonçaient le décret présidentiel du 13 décembre 2010 qui établissait une nouvelle correspondance entre les diplômes du nouveau système LMD et le système classique, M. Rachid Harroubia, le ministre de l’Enseignement supérieur, a annoncé la création d’une alternative qui consiste en un « diplôme du cultivé » (sic) ! Outre les difficultés produites par les responsables politiques, les jeunes souffrent aussi de stigmatisation au sein de la société. Aux diplômés qui recherchent un emploi, les entreprises proposent des stages. Leur âge n’inspire pas confiance et la piteuse formation qu’ils reçoivent dans les universités n’arrangent pas leur cas. Entre chômage et emplois précaires souvent non déclarés, les jeunes Algériens ont l'impression de végéter plutôt que de vivre et ne pensent plus qu'à fuir le pays. Même s'ils savent que ce qui les attend de l'autre côté de la Méditerranée n'est pas forcément enviable. En effet, et contrairement aux clichés véhiculés par certains médias et par les politiques, l’idée que se font les jeunes Algériens de l’Europe, particulièrement de la France, n'est pas celle d'un « Eldorado ». Pour eux, l’Occident est très loin de la démocratie qu’il s’attribue dans les discours.
Emigrer pour vivre libre La montée de l’extrême droite, l’islamophobie galopante et la xénophobie régnante en Europe choquent énormément Mourad, « étudiant, stagiaire dans le bâtiment et ferrailleur ». En cas de révolte populaire en Algérie, il ne craint nullement le retour des islamistes et remarque : « Que ce soit ici ou en Europe, on réduit l’islam aux mots "hallal" ou "haram" et à la question du voile. En Algérie comme en France, on marginalise les musulmans qui affichent leur appartenance religieuse. Un homme barbu ou une femme voilée a autant de mal à trouver un travail chez nous que chez vous. » Cette prise de conscience, pour ne pas dire démythification, de la vie politique française sert à relativiser les difficultés de la jeunesse algérienne qui sait désormais qu’un capitalisme sauvage a gagné l’Europe. Si on y travaille plus, on y passe sa vie à régler des factures. Cette nouvelle perception des choses donne à Massinissa une raison pour relativiser les difficultés de son pays : « Le système éducatif algérien reproduit le discours officiel. Mais cela est normal. C’est la fonction même de l’école. Vous ne me ferez pas croire qu’en France c’est différent. » Ali est certain que les jeunes en France ne sont pas mieux traités qu’en Algérie : « Les émigrés nous racontent tout quand ils rentrent. » En revanche, il comprend et explique la soif de sa génération d’émigrer : « Ici, nous n’avons rien pour nous changer les idées. Je voudrais bien aller au cinéma, au théâtre, assister à des concerts ou fréquenter des bibliothèques. Nous n’avons rien de tout ça. C’est cette liberté que nous cherchons en Europe. » De nombreux jeunes, qui n’ont pour loisir que les jeux de cartes dans les cafés, ont aussi évoqué le métissage culturel. L'un d'entre eux explique que « rencontrer d'autres peuples vous permet de marcher sur terre, de ne pas croire que vous avez tout le temps raison. » Par leurs frustrations et par leurs rêves, les jeunes de moins de 30 ans en Algérie sont certes « les enfants de l'état d'urgence » et de ses contradictions qu'ils reproduisent. Ils se situent entre la nécessité d'un changement du régime ou des mentalités populaires et la méfiance à l'égard des partis politiques qui se présentent comme une alternative au pouvoir. C'est une classe d'âge consciente de l'enjeu que sa force représente et de l'héritage démocratique qu'elle est appelée à défendre même si elle est sacrifiée par ses aînées qui ne lui font pas confiance et qui refusent de voir en elle une relève. C'est aussi une génération sans leaders, sans symboles, qui essaie d'exister pour elle-même faute de pouvoir vivre avec les autres.
La Une de l'hebdomadaire Jeune Afrique du premier mai 2011
" Trois ans avant la fin de son ultime mandat, et alors que son état de santé suscite l'inquiétude, le président pourra-t-il tenir sa promesse d'ouverture démocratique ? "