Les propos du président Paul Kagame sur les frontières entre la RDC et le Rwanda sont-ils fondés historiquement ?

Le 15 avril dernier à Cotonou, au Bénin, à l’occasion de sa visite dans ce pays, le président rwandais Paul Kagame a remis en cause la légitimité  des frontières entre le Rwanda et la RDC héritées de la période coloniale. Selon le chef de l’État rwandais, une partie du Rwanda avait été donnée à l’actuelle RDC. Les propos de Paul Kagame sont-ils fondés historiquement ? Bob Kabamba, professeur congolais de sciences politiques à l’Université de Liège et Jean-Pierre Karegeye, enseignant rwandais en littérature francophone, philosophie et théologie africaine au Dickinson College et à Harvard, répondent à nos questions.  
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Rwanda frontière
Les forces de sécurité rwandaises regardent depuis leur guérite, alors que des soldats congolais patrouillent à pied, de leur côté du poste frontière de Petite Barrière, avec le Rwanda, à Goma, dans l'est du Congo, le vendredi 17 juin 2022.
© AP Photo/Moses Sawasawa
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« En ce qui concerne le M23 et les personnes liées au M23, les Congolais qui ont des origines rwandaises, il faut savoir que les frontières qui ont été tracées lors de la période coloniale ont découpé nos pays en morceaux. Une grande partie du Rwanda a été laissée en dehors, dans l’est du Congo, dans le sud-ouest de l’Ouganda. Les gens dans ces régions, dans des pays autres que l’Ouganda, ont des origines rwandaises, mais ne sont pas Rwandais. Ils sont citoyens de ces pays qui ont absorbé ces parties du Rwanda à l’époque coloniale. C’est un fait, un fait de l’histoire. », a déclaré le président rwandais Paul Kagame, lors d’une conférence de presse avec son homologue béninois Patrice Talon, le 15 avril dernier, à Cotonou, au Bénin.

Remise en question des frontières héritées de la colonisation

Ces propos du président Paul Kagame, perçu notamment à Kinshasa comme une remise en cause des frontières héritées de la période coloniale, ont suscité de très vives réactions de la part des autorités congolaises. Au cours d’une conférence de presse organisée le 17 avril, à Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu et ville frontalière du Rwanda, Patrick Muyaya Katembwe, ministre congolais de la Communication et porte-parole du gouvernement a déclaré : « Le président Kagame a transgressé l’histoire. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que c’est lui qui est à la base et la cause de tous les problèmes que nous avons à l’est (de la RDC) depuis plus de vingt ans .»

(Re)voir : "RDC/Rwanda : la polémique de Paul Kagame sur les frontières congolaises"

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Un épisode de plus dans les tensions  entre le Rwanda et la RDC. Ces derniers mois en effet, la résurgence dans le Nord-Kivu d’un ancien groupe armé, le M23, a provoqué une nouvelle crise entre les deux pays. Défait il y a une dizaine d’années environ, le M23 a repris les armes ces derniers mois dans le Nord-Kivu, région frontalière avec le Rwanda et très riche en minerais. Depuis, Kinshasa accuse le Rwanda de soutien au M23. Ce que nie Kigali. Et c’est d’ailleurs en parlant du M23 que Paul Kagame a fait cette déclaration concernant les frontières héritées de la période coloniale. 

TV5MONDE : Au cours d’une conférence de presse organisée au palais présidentiel du Bénin, à l’occasion de sa visite dans ce pays, le président rwandais Paul Kagame a déclaré notamment qu’« une partie du Rwanda a été donnée au Congo et à l’Ouganda. »  Quel regard portez-vous sur les réactions très vigoureuses des autorités congolaises par rapport aux affirmations du président Kagame ?

Jean-Pierre Karegeye : Disons d’abord que le Président Kagame, dans l’imaginaire collectif congolais, est le symbole du mal absolu. Et cela est entretenu essentiellement par des hommes politiques congolais, qui fuient leurs responsabilités en la transférant sur le Rwanda et Kagame. C’est dans ce sens que j’interprète les réactions à fleur de peau chaque fois qu’on évoque le Rwanda, ou lorsque Kagame s’exprime. 

(Re)voir : "RDC - Rwanda : nouvelle crispation diplomatique"

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Le Président rwandais s’appuyait sur un fait historique, en nous faisant visiter l’origine des choses marquée par l’exclusion des rwandophones congolais en différentes périodes. Ils sont Congolais simplement parce qu’ils se sont retrouvés de l’autre côté de la frontière [après le partage de l’Afrique entre les puissances coloniales, à l’issue de la conférence de Berlin (novembre 1884-février 1885), NDLR]. Où est le scandale ? Le partage de l’Afrique pendant la période coloniale est une vérité de La Palice. Kagame a rappelé que le M23 n’est pas la cause de la crise congolaise, il en est l’émanation. 

M23
Des rebelles du M23 se tiennent debouts avec leurs armes lors d'une cérémonie marquant le retrait de ses positions dans la ville de Kibumba, dans l'est de la République démocratique du Congo, le 23 décembre 2022.
© AP Photo/Moses Sawasawa

Le M23 procède d’une crise, d’un conflit identitaire, d’une exclusion systémique des citoyens socialement disqualifiés, pour reprendre l’expression du philosophe et sociologue allemand Georg Simmel. Ces citoyens qui ont le statut de subalternes dans leur pays, sans justifier les moyens utilisés, se défendent, car l’État congolais ne veut pas les protéger. En somme, le Président Kagame s’appuie sur l’histoire pour alerter sur l’exclusion des rwandophones d’une part, et d’autre part, pour affirmer les affinités culturelles transfrontalières.

Bob Kabamba : C'est une déclaration qui a plutôt des connotations politiques, et qui n'a aucune base historique. Lorsque l'on regarde effectivement l'histoire de la région, surtout par rapport aux frontières, c'est une question qui avait déjà été bien étudiée. Vous devez d'abord comprendre la dynamique de l'occupation des territoires sur le continent africain. Lorsque l'on parle de la colonisation, il faut bien se mettre en tête qu’on a colonisé d'abord sur le papier, et ensuite seulement, il a été décidé que telle partie appartient à tel pays colonisateur. Et c’est après cette répartition que la puissance coloniale concernée commence l’occupation effective de l’espace qui lui a été donné, ou qu’il s’est attribué lors des différentes négociations [Il s'agit ici du processus initié par la conférence de Berlin (1884-1885), NDLR].

Entre ce qui est écrit sur le papier et la réalité sur le terrain, il y a bien entendu toute une série de choses qu’il faut prendre en considération. C’est ce qui va amener certaines frontières à évoluer dans le temps. C’est ainsi que lorsqu’on parle de l’espace Congo de manière générale, dans un premier temps l’on a fait le territoire Congo sur un papier. Et ce n’est qu’après que sur la base de ce document, Stanley a voulu occuper cet espace [Henry Morton Stanley, journaliste et explorateur britannique, NDLR]. Et au fur et à mesure ce cette occupation, ils se sont rendus compte qu’il y avait plus de difficultés à se conformer sur le terrain, à ce qui était indiqué sur le papier. C’est ainsi qu’on va rentrer dans une nouvelle phase de négociation entre les puissances coloniales de l’époque, afin de se mettre d’accord sur les frontières de leurs différents territoires. 

Contexte et repères historiques

Lorsqu’on remonte un peu le temps, l’on s’aperçoit que la question des frontières entre la RDC et le Rwanda était déjà source d’un différend entre la Belgique, puissance colonisatrice du Congo, et l’Allemagne qui contrôlait le Rwanda, alors partie de l’Afrique orientale allemande. Cette dernière s’étendait sur les territoires actuels du Burundi, du Rwanda et d’une partie de la Tanzanie. Au cours de la conférence de Berlin, qui s’est tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, les puissances coloniales européennes se partagent l’Afrique avec des frontières qui répondent à leurs intérêts et leurs niveaux de puissance. Quelques mois plus tard, le 1er août 1885, le Roi Léopold II fait établir une carte qui précise les frontières de l’Etat Indépendant du Congo (EIC), et qu’il présente aux 14 puissances signataires de l’Acte général de Berlin. 

Ces frontières sont immédiatement contestées par l’Angleterre et l’Allemagne, deux des puissances signataires présentes en Ouganda pour la première, et en Tanzanie, au Rwanda et au Burundi pour la seconde. « Après de laborieuses discussions, précise l’historien congolais Isidore Ndaywel, la Belgique signe deux conventions, l’une avec l’Angleterre le 14 mai 1910, et l’autre avec l’Allemagne quelques semaines plus tard, le 11 août 1910. Dans cette dernière convention par exemple, il est dit que le tracé des frontières avec le Burundi et la Tanzanie passe au milieu du lac Tanganyika. Et pour ce qui concerne le Rwanda, la frontière part de la rivière Rusizi (c’est la rivière par laquelle le lac Kivu se jete dans le lac Tanganyika) et aboutit au nord en un point situé à égale distance des villes de Goma et Gisenyi. La convention précisait cependant que d’après les délégués allemands, le Mwami (le roi) du Rwanda ne souhaitait pas que ses sujets soient séparés par des frontières arbitraires. » 

Une autre disposition de la convention stipule que les sujets du Mwami qui habitent dans un rayon de 10km à l’ouest de la nouvelle frontière, côté Congo, auront un délai de six mois pour déménager avec leurs biens meubles et leurs troupeaux, sur le territoire allemand. Autrement dit, ils devaient quitter les limites de l’État Indépendant du Congo nouvellement constitué, pour se fixer sur le territoire rwandais de l’Afrique orientale allemande. L’ancien royaume du Kongo a également été divisé entre l’Angola, le Congo Brazzaville et la RDC. Les exemples de ce type sont légion sur le continent. Et pour limiter les conflits frontaliers après les indépendances, l’OUA, l’Organisation de l’Unité Africaine, préconise le principe de l’intangibilité des frontières dans sa charte constitutive, adoptée le 25 mai 1963. 

L’intangibilité des frontières héritées de la colonisation a été reprise dans la charte portant création en 2002 de l’UA, l’Union Africaine. C’est en regard de ce principe que les propos du président Kagame ont suscité la colère du professeur Isidore Ndaywel : « C’est une manière de détruire le peu de fraternité qu’on essaie de tisser péniblement entre Rwandais et Congolais. C’est aussi une déclaration qui remet en cause les efforts de construction du panafricanisme. C’est un coup de pied dans ces efforts. C’est une façon de maintenir l’Afrique dans des conflits internes. On ouvre ainsi une boîte de pandore. Il s’agit ici de ne plus prendre en considération les accords pré-éxistants, ne plus considérer les décisions qui ont été prises sur le plan africain, notamment lors du 2e sommet de l’OUA, au Caire, en juillet 1964, concernant le fameux principe de l’intangibilité des frontières. Désormais, il faudrait revenir totalement sur ce principe. Ce qui est quand même, de la part d’un ancien président de l’Union africaine, c’est quand même plus qu’étonnant. Et le fait que les autres présidents africains ne trouvent rien à dire, c’est également étonnant. »
 

TV5MONDE : À l’issue de la conférence de Berlin (1884-1885), le roi Léopold II fait établir une carte qui précise les frontières de l’EIC, l’Etat Indépendant du Congo (carte établie dès le 1er août 1885). Quatre ans plus tard, en 1889, cette carte est contestée par l’Allemagne, mais aussi la Grande-Bretagne, concernant la partie du territoire déjà revendiquée par l’Allemagne et l’EIC, du côté de l’Ouganda. Afin de mettre un terme au conflit, la Belgique signe deux conventions : l’une avec l’Angleterre le 14/05/1910, et l’autre avec l’Allemagne le 11/08/1910. Que prévoyaient ces conventions en termes de frontières ? Et celles-ci sont-elles toujours valables aujourd’hui ? 

Bob Kabamba : Lorsque le roi Léopold II a fait sa carte, il a envoyé toute une série d’explorateurs sur le terrain, pour essayer de connaître ce grand pays qu’est le Congo, et il va se rendre compte que la partie sud, notamment le Katanga, est très riche en matières premières, en particulier le cuivre. Et si vous regardez bien la carte du Congo, vous allez vous rendre compte qu'il y a une partie du pays qui pénètre véritablement en Zambie. Léopold II savait qu’il y avait un gisement de cuivre pas seulement au Congo, mais aussi de l’autre côté de la frontière, en Zambie, alors sous domination britannique. Et ce territoire, ce morceau-là, quand vous le voyez sur la carte, il y a une espèce de petite queue qui va en territoire zambien. 

Carte RDC
Les frontières entre la RDC et quelques-uns de ses voisins immédiats, dont le Rwanda. 
 
© Infographie TV5MONDE

Et donc Léopold II et ses géologues vont revendiquer ce territoire, au même titre que les Britanniques. Ces derniers réclamaient par ailleurs aux Belges une partie du territoire qu’ils possédaient plus au nord, dans ce qui est aujourd’hui l’Ouganda. Il y a donc eu un échange de territoires dans lequel la Belgique a récupéré cette « petite queue » qui se trouve en Zambie, et elle a perdu le territoire ougandais. Tout ceci va être défini de façon très claire dans cette convention de 1910. Il en a été de même entre la Belgique et l’Allemagne. Il s’agissait de l’Afrique orientale allemande qui comprenait alors le Burundi, le Rwanda et une partie de l’actuelle Tanzanie. Les choses ont d’ailleurs été plus faciles ici, grâce notamment au lac Tanganyika qui est une frontière naturelle. Lorsque vous regardez sur la carte de manière précise, vous allez vous rendre compte que vous avez au milieu du lac, une espèce de ligne droite qui fait office de frontière. 

Pour ce qui concerne le Burundi, on va avoir une petite difficulté. Dans la convention de 1910, il est précisé que le lac Tanganyika et la rivière Rusizi constituent la frontière entre l’EIC et le Burundi. Je précise que la rivière Rusizi quitte le lac Kivu, pour se jeter dans le lac Tanganyika. Mais au niveau de son embouchure, il y a un delta, dont la branche principale sert en principe de frontière entre le Congo et le Burundi. Aujourd’hui encore, la difficulté consiste à déterminer cette branche principale. Entre les deux pays, la zone de Katumba est ainsi source de conflit frontalier. Ce conflit est resté latent jusqu’à la découverte de pétrole dans la région. Les autorités burundaises avaient même reçu le soutient de feu le colonel Kadhafi, qui voulait punir le président congolais d’alors, Mobutu Sese Seko, accusé d’être proche d’Israël. D’ailleurs les autorités burundaises vont investir cette zone en construisant des routes, en l’électrifiant…   

Carte zones
Limites frontalières entre la RDC et la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda et l'Ouganda. 
© Infographie TV5MONDE

Lorsqu’on remonte plus au nord, il y a la frontière entre le Rwanda et le Congo qui passe notamment par la rivière Rusizi et le lac Kivu. Et c’est avec le lac Kivu que les difficultés commencent, car il y a plusieurs îles sur ce lac, et il n’est pas facile de déterminer à quel pays elles appartiennent. Les difficultés sont encore plus importantes lorsqu’il n’y a plus de frontière naturelle. C’est la raison pour laquelle à partir de Goma, jusqu’à la frontière avec l’Ouganda, il y a une ligne qui est tracée un peu de manière hasardeuse. Mieux, cette ligne n’a pas tenu compte des dynamiques locales, du peuplement de la zone frontalière, comme un peu partout en Afrique.  

Jean-Pierre Karegeye : La conférence de Berlin marque le partage de l’Afrique, basé essentiellement sur la redistribution des ressources. Les quatorze pays présents, surtout la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne et le Portugal, étaient intéressés par le Congo du roi Léopold II. Cette conférence est donc importante pour comprendre la dynamique de certains conflits, et la naissance des Etats modernes en Afrique. Le roi Yuhi IV Musinga par exemple, qui a régné au Rwanda entre 1896 et 1931, est né à Sake, une région actuellement située dans le Nord-Kivu. La toponymie de plusieurs lieux dans le nord Kivu est en kinyarwanda.

Fayulu
Sur cette photo d'archive du 10 décembre 2019, le candidat de l'opposition Martin Fayulu s'adresse à la presse, à son siège, à Kinshasa, en RDC, lors de l'élection présidentielle.
© AP Photo/Jerome Delay

Les nationalistes congolais comme Martin Fayulu [certains nationalistes congolais considèrent que les populations rwandophones ne peuvent pas être congolaises, NDLR], auront besoin d’un interprète rwandophone ou rwandais pour leur expliquer le sens des mots comme Nyiragongo, Karisimbi, Bunagana, Kishishe, Sake, Bwisha, Rucyuru, Nyamitaba, etc. Outre la preuve linguistique, la généalogie montre des liens familiaux entre les habitants rwandophones du Nord-Kivu et ceux du Rwanda. Sur le plan administratif, le roi du Rwanda nommait les chefs pour administrer la région rwandophone du Nord-Kivu. 

Le royaume du Rwanda existe depuis le XIIIe siècle, et il s’est élargi au fil du temps. L’Etat Indépendant du Congo est une invention du roi Léopold II. Ce dernier céda sa propriété personnelle à la Belgique en 1908. Ce « bien » de Léopold II est une agglomération de plusieurs royaumes démembrés tels que l’empire Lunda, situé entre la RDC, la Zambie et l’Angola. Le royaume du Congo traverse l’Angola, la république du Congo, la République démocratique du Congo et le Gabon. Le Rwanda n’a pas échappé à ce partage. La conférence de Bruxelles de 1910 avait délimité les frontières entre le Congo-Belge, l’Ouganda et le Rwanda-Urundi. C’est à cette occasion que le Bufumbira devint territoire ougandais, le Bwishya,Gishari et bien d’autres régions furent céder à la République démocratique du Congo. Les documents administratifs existent. 
 

Si vous regardez les rapports de la Banque centrale rwandaise, qui explique tout ce que le pays exporte, vous allez vous rendre compte qu’il y a une quantité importante de minerais, qui ne vient pas seulement du Rwanda, mais aussi du Kivu en RDC.

Bob Kabamba, politologue congolais

Toujours dans le cadre de la conférence de Berlin, les populations d’origine burundaise vivant dans la plaine de la Rusizi, au Sud-Kivu, se sont retrouvées du côté du Congo. Elles ont même un chef coutumier, Le Mwami Richard Nijimbere Kinyoni III. Les Congolais kirundiphones ont gardé des liens avec leurs frères et sœurs qui sont restés au Burundi, surtout dans la province de Chibitoke. Cependant les mouvements migratoires s’étaient intensifiés de part et d’autre de neuf frontières du Congo. Les habitants ont aussi continué à circuler pour plusieurs raisons, du côté burundais et rwandais.  La réalité d’un Tchokwe, d’un Alur, d’un Lunda, d’un Bemba [ce sont quelques-uns des nombreux groupes de populations qui peuplent la RDC, NDLR], est la même que celle d’un rwandophone ou un kirundiphone.

TV5MONDE : En 1996, sous le régime de feu le président congolais Laurent Désiré Kabila, le président rwandais d’alors, pasteur Bizimungu, réclamait une redéfinition des frontières suite à l’expulsion de la RDC de populations rwandophones installées là depuis plusieurs générations. Il parlait même d’un Berlin 2, autrement dit une nouvelle conférence de Berlin. De quoi s’agissait-il exactement ?

Bob Kabamba : Comme je vous l’ai dit, les groupes de populations qui vivaient dans ces zones frontalières étaient autonomes, bien que parlant kinyarwanda. Mais je dois préciser qu’il y a dans ces régions des populations qui ne sont pas rwandophones. Pour revenir aux revendications du pasteur Bizimungu, il me semble qu’elles ne sont pas fondées historiquement. Cette zone est très riche en minerais, et tous ceux qui veulent la contrôler souhaitent simplement avoir accès aux ressources naturelles. Ils mettent en avant l’argument nationaliste, alors que l’intérêt ici ce sont les ressources du sous-sol. 

La notion d’intangibilité́ des frontières héritées de la colonisation, doit être liée aux droits des communautés propriétaires de leurs terres à vivre tranquillement et en toute sécurité́ dans leur pays en tant que citoyens.

Jean-Pierre Karegeye, enseignant rwandais au Dickinson College et à Harvard

Si vous regardez les rapports de la Banque centrale rwandaise, qui explique tout ce que le pays exporte, vous allez vous rendre compte qu’il y a une quantité importante de minerais qui ne vient pas seulement du Rwanda, mais aussi du Kivu, en RDC. Pour pérenniser son économie et son statut de meilleur élève des institutions internationales en termes de gouvernance, il est impératif pour le Rwanda de continuer à avoir accès à ces ressources. Et la revendication territoriale cache une volonté politique de contrôle des ressources. 

Jean-Pierre Karegeye : L’ancien président Tanzanien, Julius Nyerere, avait aussi utilisé le même argument de Berlin pour dénoncer la persécution des rwandophones congolais. Il voulait que le Congo s’inspire de la gestion des Masaïs vivant entre la Tanzanie et le Kenya. Un exemple qui me vient en tête est celui de deux frères, Arthur Moody Awori et Aggrey Siryoyi Awori. Le premier était vice-président du Kenya pendant cinq ans, et le second avait servi comme ministre de l’Information et de la technologie en Ouganda. En RDC, un rwandophone doit nier ou haïr ses origines, sa langue, sa culture, ses attaches avec le Rwanda pour être Congolais. 

La notion d’intangibilité́ des frontières héritées de la colonisation, doit être liée aux droits des communautés propriétaires de leurs terres à vivre tranquillement et en toute sécurité́ dans leur pays en tant que citoyens. Le débat sur les propos du Président Kagame n’a de sens que pour ceux qui utilisent la haine comme instrument politique pour garder le pouvoir ou se faire élire.
 

Kagame
Le président rwandais Paul Kagame, à gauche, et son épouse Jeannette Kagame, à droite, assistent à une cérémonie de dépôt de gerbes au Mémorial du génocide de Kigali à Kigali, Rwanda, le vendredi 7 avril 2023.
© AP Photo/Muhizi Olivier

Quant aux propos du pasteur Bizimungu, tenus en septembre 1996, il faut les contextualiser. À l’époque, il y avait une campagne contre les rwandophones, rythmée par des arrestations massives, la torture, la déportation, et les massacres de plusieurs Congolais rwandophones dans le Nord-Kivu et le Sud-Kivu. Le Vice-Gouverneur du Sud-Kivu de l’époque, Lwabanji Lwaboshi Ngabo, avait donné une semaine à la population Banyamulenge pour retourner au Rwanda.

C’est donc en visitant un camp des réfugiés de Banyamulenge, à Cyangugu, que Bizimungu fera sa déclaration en rapport avec la conférence de Berlin.  Pas seulement par rapport aux Banyamulenges, mais de façon générale en référence à la persécution des rwandophones. Son intervention consistait à dire : si vous chassez les populations rwandophones, chassez-les avec leur terre.