Fil d'Ariane
Jalel Harchaoui : Le plus important est de rappeler que l’opération massive lancée arbitrairement par Haftar le 4 avril dernier était censée marquer une victoire symbolique en pénétrant en un ou deux jours dans le centre de Tripoli. Aujourd’hui, plus de six semaines après, nous en sommes à une quinzaine de morts par jour, nous assistons à une détérioration irréversible à plusieurs égards avec une possibilité de contagion au niveau de la Tunisie ou encore une perturbation des flux migratoires… La situation est grave et est la conséquence d’une décision trop optimiste. Il n’y a rien à défendre dans cette réalité militaire.
Cette décision n’a été prise que par Haftar, c’est à dire qu’elle n’a pas été prise avec les nombreux Etats qui le soutiennent depuis cinq ans. L’Egypte, la France, l’Arabie saoudite, la Russie ou la Jordanie bien-sûr mais surtout les Emirats arabes unis. Aujourd’hui, ces Etats ne peuvent pas s’en distancier, ils ne peuvent pas dire “on a parié sur le mauvais cheval”.
Mais il y a une réalité plus importante que cette réalité militaire et sécuritaire, c’est la réalité symbolique : la politique, l’idéologie, ce fait de refuser d’admettre que l’on a tort. La France ne reconnaîtra pas cet échec et le maréchal Haftar le sait.
► (Re)voir : En Libye, le spectre d'une longue guerre civile.
Haftar a-t-il été surpris par certaines résistances ?
Les Etats qui le soutiennent ne souhaitaient pas forcément qu’il attaque une zone de deux millions et demi d’habitants. N’oublions pas qu’il a eu besoin de quatre ans pour vaincre Benghazi, une ville de 800.000 habitants qui est aujourd’hui détruite.
Lui-même sait qu’il n’aura pas une victoire militaire propre et rapide dans la Tripolitaine !
A l’époque, ses soutiens l’encouragent plutôt à renouer avec les très puissants réseaux kadhafistes, à leur faire des cadeaux, mais lui a perdu patience. Les gens avec qui il discutait ont préféré oublier tous les échanges des mois précédents. De nombreux acteurs avec qui il était en contact ont abandonné toute idée d’arrangement en le voyant foncer de la sorte.
Parmi ces acteurs, il y a même un groupe de Zintan dans le nord-ouest avec qui la France avait un partenariat. Des agents français ont dû quitter la Libye car cet acteur de Zintan s’est retrouvé contre Haftar !
Idem avec les deux plus puissantes milices anti-islamistes de Tripoli avec qui la France ou les Emirats étaient en contacts périodiques. Ces milices ont résisté à Haftar le 4 avril. Cette approche calme, cynique et diplomatique est tombée à l’eau.
La France le soutient toujours autant qu’avant le 4 avril. Haftar est reçu par une France qui ne change rien à son raisonnement par rapport au dossier libyen.
Ce soutien officieux de la France au maréchal Haftar qui se bat contre un pouvoir, celui de Fayez el-Sarraj, soutenu, officiellement cette fois, par Paris et la "communauté internationale" mérite quelques explications...
Une grande partie de la lecture française du dossier libyen se fait à travers les Emirats arabes unis. On se retrouve avec une influence provenant d’un Etat à 4000 kilomètres. En clair, la sécurité libyenne, les Emirats arabes unis s’en fichent. Eux regardent le risque politique et idéologique. Pour eux, le faits qu’un parti comme les Frères musulmans puisse réussir serait une catastrophe. Mais les problèmes de crise migratoire, de prolifération d’armes ou d’expansion des groupes djihadistes, cela ne les concerne pas, ils sont trop loin.
Le Maréchal Haftar est soutenu par des Etats qui pensent que l’option militaire est une option viable, qu’"on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs". Des Etats qui pensent que tout cela ne durera pas très longtemps et qu’on arrivera à bon port, qu’une forme de paix va émerger.
Pour Paris, la Libye est un pays troublé, une peuplade trouble comme d’autres nations africaines telles le Tchad ou l’Egypte. Pour la France, ces peuplades ne sont pas prêtes pour une forme de pluralisme politique, de démocratie libérale. Ces pays-là ont besoin d’une poigne de fer, d’un interlocuteur unique qui concentre le maximum de pouvoirs.
Quand il y a des élections, il faut qu’elles soient comme celles de mars 2018 en Egypte avec un candidat face à un autre qui serait d’accord avec lui. En 2018, Al-Sissi gagne avec 97% et on le félicite car on considère que c’est une forme de démocratie tout à fait valide et adéquate pour une peuplade troublée et infantile. Cette idéologie est très ancrée dans les couloirs du pouvoir à Paris. Beaucoup de gens y croient sincèrement.
Dès début 2015, il y a sur le terrain des agents de la DGSE en train d’appuyer et de fournir conseils et aides au maréchal Haftar.
D’autant que le maréchal Haftar met en avant un argument de lutte contre l’islamisme qui trouve un certain écho en France…
C’est vrai. Et cela s’explique par des raisons anciennes. La seule partie de la Libye qui ait été colonisée par la France, c’est le sud-ouest, c’est le Fezzan, une région grande comme trois fois la Syrie dont la France a été la “gardienne” pendant quelques années après la Seconde Guerre mondiale.
Lors du lancement de l’opération Barkhane en 2014 au Mali, Jean-Yves le Drian alors ministre de la Défense, préconise rapidement d’intervenir également en Libye, sous prétexte - et sans doute à juste titre - que le Fezzan que la France connaît bien est un point de repli pour certains acteurs djihadistes. Dès lors, on se demande qui, en Libye, peut être l’interlocuteur anti-islamistes et celui qui émerge est le maréchal Haftar. Dès début 2015, il y a donc sur le terrain des agents de la DGSE en train d’appuyer et de fournir conseils et aides au maréchal Haftar. C’est une vieille relation !
La France, en abordant les choses sous ce prisme-là, finit par voir la société libyenne à travers la lecture qu’on lui fournit. A savoir, tous ceux qui ne sont pas d’accord avec le maréchal Haftar sont des islamistes. Et ceux qui se disent modérés sont des menteurs. C’est une vision binaire qui résume mal un pays très compliqué. Cette lecture est également propagée par des centres très puissants comme les Emirats, l’Arabie saoudite ou l’Egypte.
Le paradoxe tragique, c’est qu’au nom de cette idéologie, on crée un niveau de violence dans la zone la plus peuplée de Libye et l’on favorise le retour de Daech ou d’al Qaida.
Dans ce dossier libyen, un homme en France joue un rôle central, c'est Jean-Yves Le Drian, le chef de la Diplomatie...
Il a apporté cette idée qu’une relation personnalisée avec Haftar allait résoudre un dossier qui entachait le curriculum vitæ de la France.
Quand il arrive en 2012, il est très occupé par le Mali mais très vite il va se demander pourquoi la France ne peut plus prononcer le mot Libye.
Sa réponse va consister à s'appuyer sur un homme malade de 76 ans, le maréchal Haftar.
Le Drian a personnalisé les relations de la France avec le Tchad, avec l’Egypte, avec le Niger ou le Congo Brazzaville. C’est une vieille façon très opaque de gérer les relations, avec cette croyance qu’un homme tyrannique est une bonne chose pour une nation troublée. Le Drian n’a rien inventé mais il l’incarne aujourd’hui.