Fil d'Ariane
C'est la fin de la guerre chaude. La violence n'est plus journalière, hormis quelques escarmouches ici et là.
Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye contemporaine
Cela fait donc plus de 16 mois que le niveau de violence est beaucoup plus bas qu'avant juin 2020. Beaucoup moins de civils sont tués, moins de groupes armés s'affrontent. C'est la fin de la guerre chaude. La violence n'est plus journalière, hormis quelques escarmouches ici et là. C'est une forme de calme, pour ne pas employer le mot paix, sur laquelle il ne faut pas cracher.
C'est facile avec les dix ans d'anniversaire de la mort de Khadafi de peindre un tableau noir de la situation, mais ce ne serait pas exact. Il faut refléter et reconnaître que quelque chose à changé en juin 2020. Est-ce que ça vient résoudre les problèmes de corruption ? Est-ce que ça vient résoudre le problème des milices, celui de la division de l'armée ou celui de l'immigration ? Non. Mais c'est tout de même un grand pas en avant. En effet, pendant 14 mois, notamment durant l'attaque contre Tripoli entre avril 2019 et juin 2020, entre 10 et 15 Libyens mourraient chaque jour.
TV5MONDE : Est-ce que cette période de calme est liée avec les négociations entamées en 2020 avec l'ONU ?
Jalel Harchaoui : Très peu. Je ne suis pas quelqu'un qui impute ce calme au talent extraordinaire des diplomates internationaux. Il y a un phénomène qui tient beaucoup plus de la realpolitik. Deux puissances eurasiennes, la Russie et la Turquie, ont décidé à ce moment-là, après avoir pris soin, via l'installation de troupes étrangères et d'équipements étrangers, de produire un équilibre des forces. Par dessus-cela, la Russie et la Turquie ont décidé pour des raisons tout à fait égoïstes que le scénario d'une guerre qui se poursuit n'était pas dans leur intérêt.
TV5MONDE : Comment la présence des Émirats arabes unis a évolué en Lybie ?
Jalel Harchaoui : Pour les Émirats arabes unis, il y a deux choses. Premièrement, c'était un État extrêmement virulent sur le plan militaire. Ainsi, les Émirats ont effectué 1 000 frappes aériennes entre avril 2019 et décembre 2019. C'est réellement une intervention militaire qui a été menée par Abu Dhabi sur le sol libyen. Ce n'était pas à travers Haftar, c'est vraiment une intervention qui a bénéficié de la bienveillance et du silence diplomatique de la France notamment et pas simplement de Washington.
Les Émirats restent du côté du maréchal Haftar mais ils ont complètement changé de modalités.
Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye
Mais dès lors que la Turquie a décidé de lancer sa propre intervention militaire, plus massive, en décembre 2019, les Émiratis, qui n'ont pas autant d'expérience militaire que la Turquie. En effet, les Émirats ne sont ni une puissance de l'OTAN ni un grand bloc démographique. Etu ils ont dû retirer leurs hommes. Ils ont dû retirer leurs drones, qu'ils ont installé du côté de l'autre côté de la frontière avec l'Égypte. Ce retrait-là fait que on ne peut plus parler d'ingérence militaire de la part des Émiratis. Cependant, ils restent actifs dans la coordination de certaines opérations politiques : pour modeler certaines alliances, souffler des idées, recueillir et abriter certains acteurs...
Les Émirats restent du côté du maréchal Haftar mais ils ont complètement changé de stratégie. Le maréchal Haftar privilégiait lui une stratégie guerrière. Mais cette stratégie n'est plus à l'ordre du jour. Les Émiratis privilégient les coups de pokers politiques et les manigances dans les coulisses. Les Émirats restent actifs, mais ce ne sont plus des drones qui tuent des gens et qui détruisent des infrastructures. On n'est plus du tout en 2019.
La présence de Daech présence n'est pas très importante en taille. On peut l'estimer à 200 militants actifs.
Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye
TV5MONDE : Comment la présence de groupes djihadistes a évolué en Libye ?
Jalel Harchaoui : On trouve toujours une présence de Daech dans le pays. C'est le cas dans le sud-ouest de la Libye. Cette présence n'est pas très importante en taille. On peut l'estimer à 200 militants actifs. Donc Daech n'a pas disparu du pays. Il y a sûrement quelques autres centaines de cellules dormantes. Ce sont des acteurs qui ne se sont jamais révélés comme étant des militants actifs de Daech. Ils pourraient opérer une résurgence dans d'autres circonstances dans l'avenir proche.
Dans quelques semaines en décembre, on fêtera les cinq ans d'anniversaire de la défaite de Daech à Syrte. À l'époque, ils comptaient plusieurs milliers de militants, contre quelques centaines aujourd'hui. Ils pourraient grossir en fonction du Sahel ou de l'atmosphère en Libye.
TV5MONDE : Comment peut-on qualifier la situation politique actuelle en Libye ?
Jalel Harchaoui : Le Premier ministre Abdul Hamid Dbeibah incarne ainsi un style de gouvernance. Il était censé partir de son propre chef en décembre 2021 mais il semble n'avoir aucune intention de partir. C'est quelqu'un qui n'est pas du tout obsédé par les factions, par les rancunes. Il n'est pas du tout sensible aux diverses loyautés idéologiques des uns et des autres. Ce n'est pas quelqu'un qui procède par logique de vengeance ou de copinage strictement politique. Au contraire, il est obsédé par des considérations pragmatiques, cyniques, machiavéliques mais dont le thème commun est d'arrêter la guerre et maximiser les activités économiques.
Plus l'activité économique est importante, plus le pouvoir gagne en popularité et plus il augmente ses capacités de se maintenir en place. Et surtout quand il y a des contrats qui se signent, on peut toujours imaginer les commissions que ça peut engendrer dans les coulisses. Mais c'est quelque chose de nouveau. D'un point de vue occidental, on a toujours tendance à sous-estimer que ce type de gouvernance-là, on peut s'en moquer. Mais pour une population éreintée ou désabusée, ce type de pragmatisme suscite sympathie et popularité. Et peut-être que ça va tenir. Si c'est tenable sur le plan économique, peut-être que cela va durer plus longtemps que prévu. A fortiori, les acteurs auxquels on s'est habitués comme le maréchal Haftar vont s'effriter petit à petit.
La Libye, une mine d'or noir
Deuxième plus grande réserve pétrolière d'Afrique après le Nigeria, la Libye détient 3% des réserves mondiales de pétrole. Ce secteur contribue aux deux tiers du PIB national. Par ailleurs, le coût de production pétrolier est très faible dans ce pays, ce qui le rend attractif. En août 2020, la Turquie est entrée en discussion avec les autorités libyennes pour procéder à des recherches gazières et pétrolières dans le pays.
En 2019, la Turquie et le gouvernement de Tripoli, reconnu par l'ONU, ont signé un accord de délimitation maritime, contesté par la plupart des pays riverains. En avril 2021, l'actuel Premier ministre libyen Abdel Hamid Dbeibah avait reçu le président turc Recep Tayyip Erdogan et avait convenu de maintenir cet accord sur les hydrocarbures.